mercredi 28 août 2024

Hélène LANSCOTTE « Ma femme, cette animale »

 


Si l’action se déroule en vase clos, elle évolue rapidement. La femme du narrateur se rapproche de plus en plus de la nature. La première conversion pourrait bien être cette admiration qu’elle a soudain pour un lièvre. Très vite, elle commence à se prendre pour un animal, devient animale pour ainsi dire.

 

L’homme de son côté confectionne des appeaux pour entendre sa femme crier par leur biais, elle qui éprouve une empathie débordante pour la nature, allant jusqu’à demander à être enfermée dans un chenil au fond du jardin avant de rêver que les animaux échangent leurs vies, la vache se mettant par exemple à voler. Elle se met tellement à se muer en animale que même son odeur corporelle évolue en ce sens, elle change de monde, de repères, de valeurs.

 

Dans ce curieux texte d’aspect fantastique et presque gothique, Hélène Lanscotte va jusqu’au bout de la pensée du retour à la nature, là où une femme se transforme en animale, sous le regard bienveillant et même encourageant du mari. C’est le règne de l’anthropocène qui prend fin, une égalité de tous temps utopique qui prend enfin forme, jusqu’à une totale métamorphose, prenant pourtant racine dans un monde ancien : « Et il me revient en mémoire ce souci des premiers voyageurs du chemin de fer, de savoir si les yeux supporteraient un défilement de visions plus rapide que celui de la vitesse des chevaux ».

 

Ce récit poétique et profondément onirique nous entraîne dans un univers inconnu, et pourtant si proche de nous puisque évoluant à nos côtés. Deux mondes s’enlacent et se confondent, « Son ombre n’est pas son ombre mais celle d’un sanglier ». Très beau texte sorti en 2024 chez Cheyne, plus précisément dans la prestigieuse collection Grands fonds, il est moderne, actuel et permet de se poser des questions uniquement délicatement suggérées entre les lignes.

https://www.cheyne-editeur.com/

(Warren Bismuth)

 

dimanche 25 août 2024

Takiji KOBAYASHI « Le bateau-usine »

 


« Je ne suis pas un héros » : tel est le thème du mois pour le challenge « Les classiques c’est fantastique » organisé par les blogs Au milieu des livres et Mes pages versicolores. Je pourrais en faire l’écho par cette chanson de Jean-Patrick Capdevielle « C’est dur d’être un héros » (chacun ses références !), enregistrée tout comme celle de Daniel Balavoine en 1980. Mais je m’égare déjà. J’avais entrepris la lecture de Takiji Kobayashi dans le cadre du challenge annuel du blog Book’ing sur le thème « Lire sur les mondes ouvriers & le monde du travail » dont voici le lien :

https://bookin-ingannmic.blogspot.com/2024/01/2024-lire-sur-le-monde-ouvrier-les.html

mais en cours de lecture, il m’a paru évident que ce roman pouvait aussi s’ancrer pleinement dans le défi « Je ne suis pas un héros ». Explications.

Tout au long de ce périple maritimo-littéraire, nous suivons le bateau-usine japonais Hakkô-maru, navire de 3000 tonnes abritant des pêcheurs et des marins, dont le but est la pêche industrielle au crabe à grande échelle. Les bateaux-usines japonais sont des épaves rachetées pour un prix dérisoire afin de faire fonctionner tout un petit village en pleine mer, ici au nord du Japon, tout près de la Russie. Le travail y est particulièrement dur et physique mais bien payé. Pourtant les patrons se servent grassement au passage, engrangeant de nombreux dividendes. Ces bateaux ne sont soumis à aucune loi de sécurité, ni maritime ni industrielle, aussi les abus sont nombreux et le personnel à bord n’est pas en confiance, d’autant que l’hygiène est déplorable.

Le Hakkô-maru essuie une violente tempête, magnifiquement décrite. Il est contrôlé par un intendant tyrannique, Asakawa. Il est d’ailleurs intéressant pour la suite de noter que seul ce membre d’équipage possède un patronyme. Les ouvriers ont l’habitude de discuter entre eux dans le dortoir, appelé ici « merdier » tellement il est sale. Le bateau-usine s’arrête à la limite des eaux territoriales russes près de l’île de Sakhaline appelées en japonais Karafuto, dans la péninsule du Kamchatka. Or la Russie est l’ennemie jurée du Japon, politiquement s’entend.

Suite à la tempête, une chaloupe remplie d’ouvriers du Hakkô-maru est portée disparue. Elle finit par réapparaître, mais les naufragés ont été recueillis entre temps par des travailleurs russes, qui leur ont appris le communisme, la lutte des classes (la toute nouvelle U.R.S.S. est alors bolchevik), et leur ont servi une copieuse propagande rouge. Ces marins, ces pêcheurs distillent alors ces idées au sein du navire. Le personnel écoute attentivement, fasciné.

Sur le Hakkô-maru, les conditions de travail sont épouvantables, la maltraitance quotidienne de la part des dirigeants, les passages à tabac sont nombreux, la malnutrition règne, entraînant des maladies comme le béribéri. L’auteur décrit certaines scènes avec force violence. Aucun de « ses » prolétaires n’y est nommé. Et c’est bien là toute l’intelligence du récit : ce n’est pas un homme mais une union qui va désormais combattre le patronat dans ce huis clos maritime. C’est ce que Évelyne Lesigne-Audoly nomme dans sa superbe postface (elle est également la traductrice du roman) « Le héros collectif », anonyme et solidaire. Les prolétaires s’organisent comme dans un syndicat, la révolte gronde. Une grève est déclenchée, sans hiérarchie, par ces hommes peu instruits, peu éduqués, qui improvisent une lutte des classes.

« Sur ce bateau, il y a beaucoup moins de blessures et de maladies dues au travail proprement dit que de complications liées à des coups ou à des mauvais traitements’. Il avait même ajouté qu’il faudrait qu’il note scrupuleusement tout cela sur son registre pour en conserver la preuve ». Kobayashi en profite pour amplifier son discours sur les conditions dramatiques et indignes du prolétariat japonais dans sa globalité. Son style, parfois poétique, se fait sec et rêche lors des échanges entre membres d’équipage, une langue populaire qui retranscrit parfaitement la classe sociale d’appartenance.

Roman dur, âpre, « Le bateau-usine » est un texte typiquement prolétarien, d’un peuple trahi qui décide soudain de se révolter. Car c’est un livre sur la révolte, sur le refus d’obéir aveuglément, sur le besoin d’une lutte sociale organisée dans l’ombre, sans héroïsme. Malgré sa brièveté, il met l’accent sur les différentes étapes du combat, de la soumission à la rébellion.

Ce roman japonais fut écrit en 1929 puis tomba dans l’oubli. Cependant, dans des conditions très spécifiques contées dans la postface, il revient sur le devant de la scène de manière spectaculaire en 2008, devient texte universel et quasi intemporel pour la défense des travailleurs. Mieux : il est traduit un peu partout et s’étend comme une traînée de poudre. C’est ainsi qu’il est pour la première fois traduit en français en 2010, plus de 80 ans après sa parution originale. C’est ici une traduction de 2015 qui est présentée.

Quant à l’auteur Takiji Kobayashi, quelques mots importants. Il fut lui-même un défenseur acharné de la cause prolétarienne, s’inscrivit dans une tradition littéraire elle aussi prolétarienne, fut proche des milieux marxistes et communistes, ce qui était plutôt mal vu dans un pays ayant pour ennemi la Russie bolchevik. Peu après la rédaction de ce roman (il en écrivit d’autres, la plupart inédits en France), il est emprisonné à deux reprises en 1930, la première fois pour financement du parti communiste, la seconde ayant un lien direct avec « Le bateau-usine » puisque c’est un court extrait de ce roman qui est incriminé par les autorités, qui arrêtent son auteur. Kobayashi vit ensuite dans la clandestinité avant d’être à nouveau arrêté en 1933, arrestation fatale puisqu’il décède des suites de tortures. De ce point de vue, Kobayashi peut être vu comme un auteur qui a vécu pleinement les convictions qu’il distillait dans son œuvre, jusqu’à en perdre la vie.

Dernière information, pas la moindre : les éléments décrits dans ce livre ne sont pas le fruit du hasard, L’auteur s’est richement documenté à partir de faits réels, des véritables conditions de travail des marins et pêcheurs à bord de ces bateaux-usines. Il n’invente pas, il restitue.

« C’est pas dans leur intérêt de nous tuer. Leur but, leur vrai but, c’est de nous faire turbiner, de nous pomper la sueur, de nous pressurer, mais alors jusqu’à la moelle, pour obtenir des profits faramineux ». Kobayashi n’a sans doute pas voulu assez « turbiner » pour le pouvoir, lui obéir, lui être docile. Il le paiera de sa vie.

« Le bateau-usine » fut retraduit et publié en 2015 aux éditions Allia, s’ensuivront de nombreuses rééditions chez le même éditeur. Il a également été adapté en bande dessinée.

https://www.editions-allia.com/

 (Warren Bismuth)






mercredi 21 août 2024

James WELCH « C’est un beau jour pour mourir »

 


Un documentaire nécessaire, terrifiant autant que passionnant. Les années 1865 à 1890 aux Etats-Unis (même si le présent livre remonte même jusqu’à certains épisodes dès 1775) du côté de l’ouest et surtout du Montana. Le génocide du Peuple Autochtone, peut-être là plus qu’ailleurs, est en marche.

James Welch (1940-2003), écrivain amérindien, par ailleurs auteur de quelques romans, s’est documenté afin de récolter suffisamment d’informations de premier plan pour proposer une histoire parallèle des Etats-Unis, l’une de celles que l’on tait habituellement. L’Histoire de ce pays ayant été écrite par les Blancs, le but de James Welch est de rétablir un certain équilibre, d’en finir avec l’héroïsme blanc pour bien mettre en exergue le massacre du peuple amérindien dans sa quasi totalité.

James Welch est né dans le Montana (un Etat, je le rappelle, grand comme 2/3 de la France), c’est là qu’il choisit de puiser ses documents, de faire revivre une Histoire méconnue. Il prend les premiers exemples de massacres dès 1775, ceux-ci s’intensifiant considérablement dans la seconde moitié du XIXe siècle, pour atteindre une sinistre apogée vers les années 1870. Les méthodes changent, deviennent de plus en plus radicales. Ainsi on inocule la variole dans des villages autochtones par des couvertures préalablement infectées. Beaucoup de villages pourtant pacifiques sont décimés par l’armée et les épidémies provoquées sciemment.

L’auteur se focalise un instant sur les Pikunis, appartenant à la tribu des Blackfeets, en vient à rechercher sur le terrain le massacre de la Marias (1870), inconnu ou oublié chez nous. Les massacres sont en outre presque toujours provoqués selon les mêmes arguments : « L’origine en est évidente : les Indiens habitaient des territoires que les Blancs convoitaient. La plupart des conflits de ce type se produisent lorsqu’une culture particulière désire obtenir quelque chose d’une autre. Et l’on est toujours stupéfait quand on constate que la culture qui veut s’imposer a le sentiment d’avoir un droit divin (qu’on lui donne le nom de ‘destinée manifeste’ ou tout autre) de prendre à l’autre ce qu’elle convoite, c’est-à-dire, ici, la terre ». Puis l’auteur fait revivre la bataille de la Rosebud, celle de la Washita, autant de combats déclenchés par les Blancs envers le Peuple natif au XIXe siècle.

James Welch s’attarde avec raison sur les figures tutélaires de cette véritable guerre, dressant des portraits soigneux : George Armstrong Custer (tué lors de la bataille de Little Bighorn en 1876, une défaite cuisante pour les Blancs, qui entraînera de longues et violentes représailles), Sitting Bull (dont l’auteur évoque avec respect les conditions de l’avènement) ou encore Crazy Horse.

La Résistance Indienne aura-t-elle été vaine ? Non, car dans les années 1970, cent ans après certains massacres, le peuple indien se lève à nouveau, prêt à faire valoir ses droits (un traité de 1868, jamais appliqué) sur des terres qui leur ont été volées. Le grand intérêt de ce livre réside dans le champ d’action de James Welch : il déborde du génocide indien pour montrer comment il fut traité de manière post-mortem : dans les westerns hollywoodiens ou pour les touristes dans des reconstitutions de bataille sur les terrains même de la lutte, à Little Bighorn notamment, où la vaillance des Autochtones est presque éludée. Cette bataille, Little Bighorn, Welch la décrit dans ses moindres détails, il la met en valeur car pour le Peuple indien elle est une victoire précieuse.

James Welch tient aussi à démontrer le rapport d’une grande force que son peuple avait avec la nature. Exemple saisissant : « Les Indiens chassaient le bison, ou pte pour reprendre le mot que les Lakotas utilisaient, et le considéraient comme leur soutien vital. Ils tuaient le bison dont ils honoraient l’esprit par des offrandes afin qu’il se montre encore généreux à leur égard la fois suivante. On ne laissait rien perdre : les sabots et le phallus fournissaient de la colle, la queue des chasse-mouches ou des ornements, les cornes des cuillères, des tasses, ou des cornes à poudre, la peau tannée des vêtements et des toiles de tipis ; avec le cuir on faisait des carquois et des cordes d’arc, ou on en recouvrait une selle ; les poils du menton servaient à fabriquer des longes, des licous, des brides, ou à rembourrer une selle ; des intestins on faisait de la saucisse, et du scrotum un hochet ; on gardait le crâne pour les cérémonies religieuses, ainsi que la langue, qui était un mets délicat fort apprécié ; un fœtus de bison faisait un excellent sac pour transporter du pemmican, des baies et du tabac ; on récupérait les os comme patins de luge, ou pour y tailler des dés, voire même un pinceau ; la bouse était un excellent combustible, et bien sûr, la viande de bison restait la nourriture de base ». C’est pourquoi les Blancs vont décimer les bisons, pour affamer les Indiens.

L’auteur revient sur les croyances, les coutumes des Peuples Indiens, sur les guerres entre tribus, car il serait faux de prétendre que les Indiens étaient tous des êtres pacifiques, non belliqueux. D’ailleurs, dans ce documentaire, Welch ne peint pas les Indiens tout d’une couleur, il s’efforce de bien montrer les nuances, il ne veut pas une caricature qui tendrait à la perfection de ses ancêtres.

Puis retour au XVIIIe siècle avec des massacres d’envergure qui se poursuivront jusqu’à la fin du XIXe siècle (achèvement à Wounded Knee), au terme de plus de 100 ans d’un génocide orchestré. Et comme si les Amérindiens n’avaient pas encore assez souffert, on enverra ensuite leurs enfants dans des pensionnats religieux pour les occidentaliser, tuer ce qu’ils ont d’indien en eux, les convertir par la force et l’humiliation, ces événements sortent d’ailleurs aujourd’hui de terre et il n’est plus rare qu’ils soient longuement évoquées, dans des livres par exemple. J’en ai déjà parlé ici et là.

Ce documentaire ambitieux, d’une grande valeur, se clôt par l’assassinat de Sitting Bull et le massacre de Wounded Knee pour lequel il ne consacre que quelques lignes, car le discours est ailleurs, plus ample en tout cas, et Wounded Knee n’en est que le dernier épisode tragique. Ce livre est une mine d’informations, une « contre-histoire » en quelque sorte. James Welch était de plus pour le moins doué pour manier le stylo, il en résulte un document d’une grande puissance tant sur le fond que sur la forme. Il parut tout d’abord en 1999 dans la prestigieuse collection Terre Indienne de chez Albin Michel, réédité en poche, même collection en 2022. Lisez-le, il est une expérience unique afin de mieux comprendre l’Histoire. James Welch a très peu produit, il est resté un écrivain rare et discret, raison de plus pour partager son œuvre et ce livre en particulier, l’un des sommets sur le génocide Indien.

(Warren Bismuth)

dimanche 18 août 2024

Hannah KHALIL « 76* ans de fragments »

 


Cet astérisque dans le titre n’est pas une faute de frappe. Dès l’entame l’autrice explique cette curiosité : « L’astérisque du titre de la pièce fait référence au nombre d’années depuis la création de l’Etat d’Israël en 1948. Le texte est publié en 2024, d’où la référence aux soixante-seize ans, mais il est demandé d’actualiser ce nombre en conséquence à chaque utilisation de la pièce ».

Des fragments donc. Nombreux, des dizaines d’intervenants palestiniens prenant la parole tour à tour pour raconter l’occupation de leur pays depuis 1948. Un quotidien fait de checkpoints, de contrôles, de présence de l’armée israélienne, une vie au rythme des couvre-feux. Au fil de la lecture, on réalise la récurrence de l’apparition de certains personnages, que nous suivons sur des bribes de leurs existences. Différentes vies, développées dans cette pièce, s’entrecroisent tandis que les autorités israéliennes renvoient à une bureaucratie toute kafkaïenne.

Les civils achètent des oignons à prix exorbitants, qui servent à se protéger des gaz lacrymogènes de l’armée alors que la jeunesse veut quitter le pays, dans un décalage profond : « Il est dix heures vingt pour moi, on s’était dit… ah mais oui – le décalage horaire… tu as deux heures de moins que moi. Tu le crois, ça, que la Palestine soit en avance sur l’Occident ? ».

Des instantanés, intimes, des face-à-face avec l’ennemi, la musique de Oum Khaltoum en fond, la persistance d’un soldat sympathique (pas pour tout le monde). C’est près de 70 ans de l’occupation d’Israël en Palestine ici dépeints (68 ans très exactement, la pièce ayant été conçue à Londres en 2016 avec comme titre « Scenes from 68* years »). L’autrice irlando-palestinienne Hannah Khalil met en œuvre son talent pour raconter de manière originale une partie de ses propres racines.

Nadja Nakhlé-Cerruti est à la (très récente) préface, Ronan Mancec à la traduction à partir du texte anglais original. Pour mieux comprendre la population palestinienne, l’histoire contemporaine singulière et terrible de ce pays, un livre dérangeant et fort instructif nous est livré, il vient juste de sortir aux éditions L’espace d’un Instant, il est à se procurer sans hésiter.

https://parlatges.org/boutique/

(Warren Bismuth)

mercredi 14 août 2024

Panaït ISTRATI & Romain ROLLAND « Correspondance 1919-1935 »

 


La correspondance entre Panaït Istrati et Romain Rolland s’étend sur seize ans, et le recueil ne contient pas moins de 640 pages grand format, autant dire que l’entreprise est colossale. Elle débute par une lettre autobiographique que rédige Istrati le 20 août 1919 à Genève à Roman Rolland, celui qu’il considère comme le plus grand écrivain vivant, lettre que ne reçut jamais son destinataire.

La deuxième lettre est écrite précisément le 1er janvier 1921 de Nice, désespérée, celle d’un homme fini, qui d’ailleurs se tranche la gorge immédiatement après. Mais il survit. Et Romain Rolland lui répond, enfin. Ici commence une longue amitié qui durera jusqu’à ce qu’une brouille historique les sépare.

Dans ses premières lettres, Istrati, qui a appris le français en autodidacte, lui le roumain vagabond, écrit avec emphase, voyant en Rolland un sauveur. Il s’aplatit devant la figure d’un écrivain déjà célèbre, se diminue, se plaint beaucoup aussi d’une vie qu’il considère comme ratée. Rolland, tout d’abord agacé d’une part par tant d’auto-flagellation et d’autre part envers les louanges et adulations, finit par croire en Istrati et en son talent après de nombreux échanges. Il lui conseille d’écrire sa vie.

Tourmenté et idolâtre, Istrati ne sait comment se comporter avec son « maître », il en fait trop, s’apitoie tant et plus, et Rolland doit souvent le sermonner, avant de lui envoyer de l’argent. Car Istrati est et reste pauvre, errant de ci de là, sans amis (il s’est fâché avec chacun d’eux), sans but, sans espoir, bien qu’il soit un photographe talentueux qui vivote grâce à son art sur la Promenade des anglais de Nice.

Si Istrati souhaite devenir à son tour écrivain, il est pourtant très dur (mais peut-être pas si décalé) avec le monde de la littérature. Énervé par ses jérémiades, Rolland se fait plus direct, notamment dans cette lettre du 21 décembre 1921 : « Vous êtes un passionné Istrati. C’est votre essence. Vous exigez de la vie, vous exigez de l’amour, vous exigez de l’amitié… Et certes, elles et ils vous ont constamment refusé ce que vous réclamiez d’eux. Ils vous ont déçu, trahi, cruellement fait souffrir. – Mais quel droit un homme a-t-il d’exiger d’un autre être ou de l’ensemble des êtres, de la vie ? Et par le fait qu’un être aime, a-t-il droit à l’amour ? – Aucun. Je le dis, moi qui n’ai pas été aimé d’êtres que j’aimais le plus. La vie ne nous doit rien », précisant bientôt « Je n’attends pas de vous des lettres, j’attends de vous des œuvres ».

Istrati le harcèle, désordonné, agressif, agité. Puis vient le temps de la tant attendue œuvre : premiers envois en septembre 1922, « J’écris pour vous », dans un travail d’écriture comme dans une urgence avant de trépasser, car Istrati se voit souvent mort à très brève échéance, il est malade, il le sait et il n’a plus le temps d’attendre, aussi il ne se relit pas, il envoie ses brouillons comme une genèse, un embryon de l’œuvre à venir, brouillons bruts, truffés de fautes de français. À ce propos, cette correspondance est une mine d’informations sur l’évolution, la progression de Istrati dans la langue française. Si ses premières lettres sont farcies de fautes, de ratures (l’éditeur a fait le choix judicieux de tout publier dans son jus, avec les fautes, les rajouts, les ratures, etc.), son style s’affirme rapidement pour devenir plus sûr, plus fluide, bien qu’il doute sans cesse, qu’il manque de confiance en lui.

Soudain cette phrase prémonitoire de Rolland pour Istrati dans une lettre du 20 juin 1924 : « Vous n’avez pas encore d’ennemis !... patience ! Ils ne tarderont guère... ». Quelques années plus tard, l’Histoire lui donnera raison. En attendant, Istrati connaît enfin le succès grâce à l’aide de Rolland, succès qui rapidement l’écrase, le rend mal à l’aise, lui l’humble parmi les humbles. Il redistribue ses bénéfices aux nécessiteux, redevient lui-même, offensif, généreux et déterminé. Il s’affirme aussi devant Rolland (ils ont fini par se rencontrer à plusieurs reprises), ce dernier le traitant enfin sur un pied d’égalité, ne le considérant plus comme son élève (on peut reprocher à Rolland son ton un brin condescendant) alors que Istrati gagne en assurance.

Octobre 1927, en bolchevik convaincu, Istrati accepte bien volontiers l’invitation du pouvoir russe de se rendre en U.R.S.S. pour les commémorations du dixième anniversaire de la Révolution russe. C’est à cette période qu’il se lie d’amitié avec le grec Nikos Kazantzaki, tous deux très enthousiastes de ce qu’ils voient sur le terrain – savamment préparé par les autorités soviétiques, mais ils l’ignorent à ce stade - dans cet immense pays qui vient de créer une nouvelle manière de diriger. D’ailleurs les premières tensions épistolaires entre Istrati et Rolland naissent de « Ascèse » de Kazantzaki que Rolland voit d’un très mauvais œil. Istrati, blessé, rétorque, notamment sur la notion de la Famille, qu’il déteste. Lié à Kazantzaki pour l’éternité (du moins le croit-il, là encore l’avenir lui donnera tort), on dirait qu’il ne peut admirer deux hommes à la fois, est extrêmement possessif dans son amitié. Il est possible qu’à partir de ce moment, il ait « sacrifié » Rolland. De l’U.R.S.S., il gagne la Grèce puis revient au pays rouge.

Le point de bascule se situe précisément en 1929 quand éclate l’affaire Roussakov (que Istrati développera quelques mois plus tard dans son pamphlet anti-soviétique « vers l’autre flamme », co-écrit avec Victor Serge et Boris Souvarine, ce dernier anonymement). Istrati se dresse contre l’arbitraire de l’U.R.S.S., ouvre les yeux, et ne voit plus qu’un pays corrompu, empli de mensonges d’Etat et de manipulations grossières. Rolland s’insurge, le torchon brûle, les deux hommes finissent par s’insulter et se maudire. Alors que Istrati se déchaîne par sa plume, Rolland se met dans une colère noire : selon lui, malgré tous les défauts que l’on peut imputer au pouvoir soviétique, il ne faut pas le compromettre, au risque de faire le jeu de l’Occident capitaliste. Il est peu de dire que Istrati goûte peu cette sorte de choix de la censure envoyée par son vieil ami. Sa réplique est cinglante : « Nous n’avons, ni la même connaissance de la Russie, ni les mêmes sentiments à l’égard de nos amis politiques. (Je dirais même à l’égard de la classe ouvrière, telle que je l’ai vue écrasée là-bas, par les miens). Vous me rendez responsable de cet acte comme s’il était capable d’organiser à lui seul, une croisade capitaliste contre l’U.R.S.S. Je suis responsable d’un certain affaiblissement de la confiance qu’il provoquera dans le sein de l’Internationale. Cela, je l’ai voulu, et je voudrais que cet affaiblissement aille jusqu’au bout, tuant ce parti « communiste » farci de chenapans et obligeant les canailles de là-bas de faire place aux vrais révolutionnaires ».

Début 1930, le divorce est consommé, les deux hommes de lettres continuent leur chemin chacun de son côté. La violence épistolaire fut intégrale et fatale, et c’est Istrati qui va payer. Encore une fois, tous ses amis vont s’éloigner de lui, jugeant qu’il sent trop le soufre. Cependant leur correspondance, glaciale désormais, reprend dans les derniers mois de vie de Istrati. L’ultime lettre de Rolland pour son ancien ami, datée de janvier 1935, est même d’une rare violence. Trois mois plus tard Istrati n’est plus. Cette amitié débordante métamorphosée en guerre ouverte entre deux individus de caractère, a elle aussi vécu.

Le recueil propose d’autres lettres, soit de Istrati ou Rolland à d’autres destinataires, soit le contraire. La fin du volume se concentre sur divers témoignages de personnages illustres ou non qui parlent de Istrati. Les nombreuses notes de bas de pages sont particulièrement éclairantes sur le contexte historique et littéraire. Ce livre, il faut aussi le voir comme une véritable biographie de Panaït Istrati. Si lui-même donne de nombreux et précieux détails sur son parcours, il en est de même pour certains proches qui témoignent, faisant de ce copieux livre une petite bible en matière de connaissance de Istrati. Certaines lettres furent perdues, d’autres détruites, mais le résultat est cependant de grande ampleur. Le présent volume, publié en 2019, tout « Istratien » se doit de le lire attentivement. En 1922, Romain Rolland à propos de ISTRATI « Il écrit en français comme un barbare de génie ». C’était plusieurs années avant la tempête. Pour Rolland, c’est le barbare qui survivra à l’écrivain…

(Warren Bismuth)

dimanche 11 août 2024

Jean MECKERT « Justice est faite » + « Nous sommes tous des assassins »

 


Pour « justice est faite » comme pour « Nous sommes tous des assassins », Jean Meckert élabore une novélisation, c’est-à-dire qu’il prend appui sur un fil existant – un film - et en rédige une version romanesque. Il est d’ailleurs difficile de dissocier les deux travaux, tant ils se ressemblent dans leur structure, montrent une certaine gémellité. Films réalisés l’un comme l’autre par André Cayatte (respectivement en 1950 et 1952), portant tous deux sur des faits de société alors tabous : l’euthanasie et la peine de mort. Sur un point purement subjectif, j’ajoute que les deux films sont deux chefs d’oeuvre absolus du cinéma français, qu’ils sont révolutionnaires par le traitement de leurs thèmes pour l’époque ainsi que par leur conclusion.

« Justice est faite »

Un crime. Elsa Lundenstein a tué son mari, abrégé ses souffrances. Celui-ci était atteint d’un cancer incurable, un pacte avait eu lieu entre eux, celui pour Elsa de promettre à Maurice de lui injecter la dose létale lorsqu’il n’en pourrait plus de vivre, dès qu’il souffrirait trop. Elsa a rempli le contrat. Seulement voilà : parallèlement elle avait un amant, ils s’aimaient, il lui faisait oublier en partie le quotidien plombant aux côtés d’un mari agonisant. Le voisinage a caqueté, la rumeur a enflé.

Les jurés, des civils au nombre de sept, sont désignés par le tribunal. Meckert (1910-1995) nous les présente méticuleusement, un à un, tous uniques, tous pouvant représenter un pan de la société française d’alors. Il nous les montre intimement pendant le procès, sans fards, ainsi que dans leur vie de famille peu glorieuse, les uns après les autres, comme pour n’en absoudre aucun, et en même temps leur pardonner à tous de ne même pas laisser entrevoir un soupçon de perfection.

Lorsque la scène (j’allais écrire « la caméra ») se tourne du côté de Elsa, l’accusée devient narratrice, dans une force de personnalité hors du commun. Il y a quelque chose de théâtral, forcément, dans l’examen du procès, lui aussi hors du commun. Juge-t-on une criminelle, une femme aimante ayant voulu soulager son mari ou une calculatrice qui lorgnait sans scrupule sur les 35 millions d’héritage à venir ? Ou bien juge-t-on une dame égoïste précipitant le décès de son mari pour rejoindre son amant ?

Dans un roman précis, lent, solide, Meckert fait évoluer des personnages rattrapés par leurs secrets, car aucun des jurés n’a les mains propres, aucun ne peut dire qu’il va juger Elsa en toute bonne foi, c’est tout le piquant de ce scénario implacable, agrémenté d’une bonne dose de suspense qui ne doit rien au hasard. Film tourné en 1950, il est novélisé par Meckert en 1954. La magie opère si l’on considère qu’à la lecture du roman, nous retrouvons de manière troublante l’exact personnage interprété par Noël Roquevert dans le film, jusqu’à en imaginer la silhouette et la posture. Le roman comme le film sont deux réalisations exceptionnelles, qui ont permis de poser un vrai sujet de société dans ses clivages mêmes. L’un est à voir, l’autre est à lire, car ils restent modernes dans leur approche et dans leurs conclusions. Deux coups de poing de la culture française. Allez-y sans modération.

« Nous sommes tous des assassins »

Novélisation de 1952 du film de Cayatte de 1950, « Nous sommes tous des assassins » suit un condamné à mort analphabète, René le Guen, 22 ans, dont la sœur est prostituée. Le récit alterne les scènes collectives en intérieur où sont rassemblés les condamnés, et les scènes en liberté avec les autres protagonistes de l’histoire. René s’épanche en de longs soliloques introspectifs sur sa vie, avant, pendant, et après : sa mort prochaine. Comme Meckert, René est un ancien résistant, il fait part de ses faits d’armes. Tuer un homme en temps de guerre passe pour de l’héroïsme, devient criminel en temps de paix. Car Le Guen a tué plusieurs fois, mais les circonstances en étaient bien différentes.

René Le Guen n’a pas eu de chance dans sa vie : misère, mère alcoolique, frère Michel jugé crasseux et infréquentable. Puis ce premier amour, Rachel, dont René parle longuement. Et enfin, ce qui l’amène dans ce cachot : le meurtre. De plusieurs hommes. Et cette sentence : condamnation à mort. « La peine de mort en soi est une séquelle des temps barbares ! ».

Le parler est populaire, argotique, celui de la rue, des rues de Paris, alors qu’un prêtre est appelé chaque fois qu’un condamné à mort va mourir, l’occasion de montrer les relations tendues mais sans hostilité entre des prisonniers souvent incroyants et les représentants de l’Eglise. Dans une ambiance typique des romans (ou films) noirs des années 50, Meckert suit Cayatte dans sa plaidoirie contre la peine de mort, sujet alors brûlant dans une France qui ne se remet que difficilement des blessures de la seconde guerre mondiale. La langue est verte, on attend en outre un quelconque Gabin qui viendra coller une châtaigne à un gangster bien sapé qui mordille un cigare hors de prix. Car « Nous sommes tous des assassins » est aussi une guerre de classes, les pouilleux contre les aristos, la cloche contre les diamants.

La peur est omniprésente, celle de mourir sans avoir tout dit, sans avoir suffisamment aimé. Une rage de vivre mêlée à une velléité de précipitation : « Le jour, je voudrais que ça finisse, et puis la nuit j’ai peur qu’ils s’amènent ». Peur des bourreaux, du zigouillage par le cou suivant les pointillés.

« Nous sommes tous des assassins », à l’instar du film, est un roman ambitieux sur cette volonté de condamner à mort la peine de mort. La France est alors en grand majorité pour cette barbarie. Meckert se dresse, magnifique, et n’a pas la langue – verte - dans sa poche. Le film est à revoir, c’est un petit chef d’œuvre, arrivé bien trop tôt dans le débat, un précurseur en somme.

« Il s’endormit sur un sourire, comme un homme qui a un avenir devant lui ».

 (Warren Bismuth)

mercredi 7 août 2024

Laurent MAUVIGNIER « Proches »

 


Quelque part en province. Une famille réunie pour la première fois depuis quatre ans. Les hôtes se prénomment Malou et Quentin, un couple. Elle fille de Cathy et Didier, qui ont emménagé depuis quelque temps loin d’ici, loin de leur terre natale. La raison de ces retrouvailles est le retour de Yoann, frère de Malou, libéré de prison. Mais malgré les liens peu intimes entres les membres de la famille, l’attente du retour de Yoann va dégénérer jusqu’à devenir incontrôlable.

Dans la famille, chacun a ses petits secrets, ses petits travers, ses petits excès. Et dès que le dialogue tente de s’amorcer, personne n’écoute l’autre, les langues se délient enfin, état provoqué par ce prétexte de réunion, par une frustration exacerbée par le silence durant des décennies. L’agressivité règne en maîtresse. Il est temps de régler des comptes, aller jusqu’au bout des pensées, laver le ligne sale, mais surtout de l’essorer jusqu’à la dernière goutte.

Cette pièce de théâtre de 2023 est suffocante par bien des aspects, notamment ce martèlement des mots, leurs répétitions, jusqu’à l’absurde ou la nausée. Ici chacun joue pour soi. Il condamne l’autre. Pour un simple mot. Qu’il va détourner de son sens. Pour un regard, un geste. Et puis cette soi-disant pensée, détournée de sa signification première, elle aussi : les proches et la famille sont-elles deux entités différentes ? Le torchon brûle et personne ne souhaite éteindre l’incendie. Au contraire, chacun attise les braises.

« Proches » est une pièce étouffante : le contexte, la forme, le fond, aucune ligne ne permet de souffler, l’étranglement est total dans une atmosphère qui ferait passer le moindre des romans durs de Simenon pour une aventure des Pieds Nickelés. Tout est réuni pour créer une déflagration : antagonismes, jalousies, préjugés. Car sur ceux-ci on est fort dans la famille ! Voir sur ce point l’arrivée du compagnon de Yoann qui suscite la haine et le dégoût pour certains. Et comme si tout n’était pas assez explosif, on rajoute un petit discours raciste, on lève un secret de famille, on détruit par la simple parole, on finira bien par trouver un bouc émissaire pour sortir la tête haute.

« Proches » rappelle dans les moindres détails, hélas, ces horribles repas de famille où tout le monde parle et personne n‘écoute, dégoupillant les réflexions les plus ignobles, celles qui cherchent à faire mal et qui dynamitent pour longtemps, parfois pour toute une vie. La bêtise faite fierté, défi. Mauvignier, en adversaire de la Famille, met en scène ce rejet de l’autre, cette haine, ce narcissisme, ce besoin d’avoir raison, envers et contre tous, jusqu’à l’irréparable. Et ce constat : même à plusieurs on est toujours seul : « Personne n’accuse personne ? Tout le monde ici accuse tout le monde ». Les secrets familiaux sont comme héréditaires, ils contaminent, entraînant la cruauté, la dévastation. Et puis cette autocritique, jouée ou réelle ? « Je suis pas qu’un gros connard – vous me prenez tous pour un gros con parce que je dis des conneries, mais on me voit pas si je dis pas de conneries. Personne me voit si je dis pas de conneries – personne – même pas toi. J’ai rien d’autre à dire – le reste, ce que je pense, ce que je veux, ce que j’aime – je sais pas, je sais pas le dire, faites pas chier – je suis con mais j’ai que ce qui me passe par la tête à dire. Fais pas attention – faites pas attention ».

« Proches » est le cri d’un muet, plutôt les cris d’une famille jusque là muette. Les dialogues d’une violence inouïe laissent des marques indélébiles, comme des coups de fouet dans le dos. Une fois de plus, Mauvignier présente un document à charge contre la Famille, contre ce qu’elle est censée représenter. Il lève l’omerta, rend l’échange féroce, sans limites. Cette pièce, aussi malséante soit-elle, est un texte d’une grande puissance sur l’incommunicabilité familiale, éternelle, jamais réglée. C’est bien sûr paru chez Minuit, en 2023. Et ça laisse groggy.

http://www.leseditionsdeminuit.fr/

(Warren Bismuth)

dimanche 4 août 2024

Gilbert COCHET & Stéphane DURAND « Ré-ensauvageons la France »

 


Voici un livre d’à peine 170 pages, idéal pour bien nous rendre compte de l’état de la biodiversité en France, pour aussi cesser de nous morfondre par un épidémique cri ressemblant de près ou de loin à un « Tout est foutu » Ce documentaire de 2018 très abouti, dont le sous-titre est« Plaidoyer pour une nature sauvage et libre », nous montre le contraire.

Avant d’ouvrir le bouquin, il faut bien avoir à l’esprit que depuis sa rédaction, la carte « naturelle » de France a encore évolué, et tout allant bien vite, certaines informations peuvent s’avérer déjà dépassées. Quoi qu’il en soit, nous tenons là un livre passionnant par sa richesse et sa diversité. Les  deux auteurs insistent bien sur le fait qu’un milieu naturel favorable – dont ils posent les jalons - provoque le retour d’espèces animales ou végétales depuis longtemps exilées. Focus sur le trésor fabuleux dont recèle la France, trésor en partie dilapidé par le développement capitaliste.

Pour que les paysages, montagneux comme de plaine, ruraux comme de bords de mer se ré-ensauvagent, il faut pour l’homme doser à la petite cuillère. Dans certains cas intervenir, mais de manière parcimonieuse, pour d’autres cas tout simplement laisser faire la nature sans rien toucher, le but étant de retrouver des zones sauvages avec une faune et une flore qui puissent s’autoréguler.

Il faut parfois user de protection rapprochée. Pour sauver une espèce, en réintroduire une autre, voire en développer une troisième. D’ailleurs, les auteurs dressent un historique des lois françaises de protection de la nature. Car on ne peut pas tout faire et n’importe quoi, certaines lois encadrent l’influence humaine sur la nature. Méfions-nous aussi des légendes, des images toutes faites, exemple : « Les montagnes ne sont pas ce que l’on croit. On se trompe souvent sur leur faune et leur flore. En réalité, la plupart des espèces que l’on croit strictement montagnardes ne le sont pas et si elles ne vivent plus aujourd’hui qu’en montagne, c’est parce que c’est le seul endroit où elles ont pu échapper à une chasse acharnée et à la destruction de leurs habitats partout ailleurs. La montagne et les milieux rupestres ne sont que des refuges ».

Si des réintroductions d’animaux furent parfaitement réussies pour la régulation des écosystèmes, d’autres sont à envisager urgemment pour les mêmes raisons. Avec chiffres à l’appui mais de manière pédagogique et facile d’accès, les auteurs donnent des exemples précis et nous laissent voir un possible avenir radieux si l’Homme veut bien faire un effort. Ils mettent en garde aussi de certaines pratiques à ne plus utiliser. Le surpâturage par exemple, contre-productif. La chasse bien sûr, qui provoque un appauvrissement frappant de la faune sauvage quand on connaît les puissantes interactions existant entre différentes espèces, et ce château de carte que l’on écroule par un combat mal pensé.

Les deux auteurs s’appuient sur de nombreuses cartes explicatives, ou bien des tableaux où les chiffres parlent d’eux-mêmes. Rien n’est laissé au hasard sur la protection pour une meilleure biodiversité : forêts, rivières, mers, marais, montagnes. Dans les rivières notamment, il faudrait détruire la plupart des barrages, non sans une recherche scientifique préalable, certaines démolitions ont d’ailleurs déjà eu lieu et furent probantes. L’archéozoologie est aussi un outil indispensable afin de retracer le parcours de telle espèce sur terre depuis son apparition. Quelques informations distillées valent vraiment le coup d’œil. Concernant la mer, la mesure la plus urgente à prendre est de… ne rien faire. Explications dans le livre.

Des mesures sont à mettre en place immédiatement. Non seulement elles ne coûtent rien mais renforcent les écosystèmes. Un exemple parmi tant d’autres : le développement de l’équarrissage naturel par les charognards. Sur ce point encore, les arguments présents dans le livre ne souffrent d’aucune contradiction, ils sont précis et sans bavure. La France renferme de fantastiques richesses naturelles potentielles qu’elle ne doit pas gâcher. Et c’est pourtant ce qui se passe très régulièrement.

Ce texte optimiste est un partage d’espoir jusqu’à sa dernière page : « Ce qui semble manquer, c’est l’audace des décideurs, qui sont parfois d’une grande frilosité devant la préservation de la biodiversité, tout en prêtant une oreille attentive aux lobbies. C’est un problème démocratique. Mais, notamment face à l’urgence climatique, les acteurs politiques commencent à prendre conscience que la préservation de l’environnement en général et de la biodiversité en particulier fait partie des priorités de notre siècle. De plus, l’opinion publique est en train de changer, notamment grâce à l’action désintéressée du monde associatif, qu’il convient de soutenir. Et le chemin déjà parcouru montre que nous sommes sur la bonne voie ».

« Ré-ensauvageons la France » est paru en 2018 chez Actes sud, dans la collection Mondes Sauvages, soutenue par l’Association pour la Protection des Animaux Sauvages (ASPAS) dont voici le site : https://www.aspas-nature.org/

 (Warren Bismuth)

vendredi 2 août 2024

Joseph CONRAD « Au bout du rouleau »

 


Deuxième participation du mois pour le challenge « Les classiques c’est fantastique » des beaux blogs Au milieu des livres et Mes pages versicolores. Une battle entre Kafka et Conrad ne pouvait pas bien sûr connaître de vainqueur. Aussi, après un titre du premier lundi, en voici un du deuxième, précisément le jour même du centième anniversaire de sa disparition, un réel hommage donc. Merci à Moka et Fanny de m’avoir permis de le commémorer à la seconde près !

Le capitaine Whalley est un vieux marin veuf proche de la retraite, il a navigué un peu partout, mais surtout en Extrême Orient. Il fut même en son temps célèbre et respecté pour avoir notamment découvert plusieurs nouvelles voies navigables au fil de sa longue carrière. À 67 ans il pense enfin à se retirer. Dressant le bilan de sa vie, il réalise qu’une seule personne sur terre lui est chère, sa fille, qu’il tient absolument sur ses vieux jours à aider financièrement. Aussi il s’apprête à vendre son unique bateau et à décrocher une ultime mission en mer.

« La peur irraisonnée d’avoir à entamer ses cinq cents livres pour ses dépenses personnelles à l’hôtel troublait le solide équilibre de son esprit. Il n’y avait pas de temps à perdre. La note augmentait. Il nourrissait l’espoir que ces cinq cents livres pussent, si tout le reste échouait, lui permettre d’obtenir un emploi qui, en lui assurant de quoi vivre (ce n’était pas une grosse dépense), lui permettrait de venir en aide à sa fille. Dans son esprit c’était son argent à elle qui serait employé ainsi, en somme, à aider son père, et uniquement dans son intérêt à elle ».

Un vapeur en partance pour un long voyage n’a toujours pas trouvé de commandement. Whalley est finalement embauché par l’armateur Massy dans des circonstances fort singulières. L’ambiance à bord du bateau s’avère rapidement délétère, d’autant qu’un certain Sterne observe les passagers et pourrait bien avoir percé un lourd secret que cache le vieux Whalley.

« Au bout du rouleau » est un modèle du genre. Se déroulant tour à tour sur terre et sur mer, il convoque peu de personnages, faisant la part belle à leur réflexion psychologique. Il est le portrait d’un vieil homme usé par la mer et les soucis, un homme solitaire qui n’a plus qu’un but : venir en aide à sa fille. Ce récit en partie maritime est puissant par ses face-à-face entre caractères masculins trempés. Comme souvent dans les nouvelles de Conrad les femmes sont absentes (on a pu reprocher ce fait à l’auteur dont l’œuvre globale est tout de même relativement « mâle »). Encore une fois, pas de figure féminine directe ici, la fille de Whalley se contente d’être présente en pensée, en souvenirs, même si elle apparaît en fin de volume.

Si le texte, par ailleurs fort moderne par son style, est rangé dans la catégorie des nouvelles de l’auteur, il pourrait sans conteste faire partie des romans tant sa prose ample est précise et ne déroule pas uniquement des faits « en direct ». De plus il s’étend sur près de 200 pages (il est la nouvelle la plus longue de Conrad) et serait aujourd’hui placé dans la catégorie « Novellas », définition qui semble ici coller au plus juste. Le dernier chapitre est très impressionnant par sa structure narrative et son intensité, il explique tout ce qui précède. La fin tragique vient ponctuer un récit à la fois haletant et presque immobile, puisant dans les pensées, réflexions et intentions des protagonistes, chacun ayant une personnalité propre et marquée, tous entrant pourtant dans la catégorie de loups de mer burinés par l’expérience.

Encore une fois, « Au bout du rouleau » est un récit (de 1902 !) qui a pu influencer le travail de Simenon, d’ailleurs ce dernier n’a-t-il pas écrit un – excellent - roman intitulé « Au bout du rouleau » en 1947 ? Rien ne semble permettre d’affirmer qu’il faut ici y voir un clin d’œil appuyé ou un hommage, mais c’est pourtant plausible. Quoi qu’il en soit, cette longue nouvelle est éblouissante par l’émotion qu’elle dégage et communique. Alors que l’on commémore aujourd’hui les cent ans de la disparition de Joseph Conrad, ce titre est une piste solide si vous ne connaissez pas encore l’auteur. Pour les autres, une relecture peut s’avérer fort attrayante. D’ailleurs, pour la petite histoire, sachez que j’ai personnellement lu ce texte deux fois en quelques semaines, sans avoir le sentiment de perdre mon temps une seule seconde.

(Warren Bismuth)