mardi 30 avril 2019

Jim HARRISON « Un sacré gueuleton – manger, boire et vivre »


Faites sauter les goupilles ! Va falloir desserrer les ceintures, prévoir une bonne potion digestive et capitonner les foies contre les agressions alcoolisées. En effet, ce bouquin posthume de Jim HARRISON va vous amener à table, pour des orgies de bouffe et de picole à faire vomir n’importe quelle personne normalement constituée.

Un livre de chroniques. Culinaires surtout. Avec tous les pinards possibles et inimaginables pour lesquels HARRISON montre qu’il était fin connaisseur, le sentiment que tous les vignobles français sont cités dans cette véritable encyclopédie de la mangeaille et du vin rouge. Mais l’auteur va révéler par ces chroniques gloutonnes de nombreux traits de son caractère, ce qui ravira ses fans. Et puis l’humour, toujours, un déferlement de bons mots et de situations cocasses, une avalanche de rigolade grand cru.

HARRISON fut un bon vivant. Il a bâfré, bu, baisé comme un ogre. Il ne se gêne pas pour le rappeler à peu près à chaque page du présent ouvrage. Le « sacré gueuleton » est en fait cette monstrueuse bombance qu’il fit, entouré de quelques chefs, en Bourgogne. Douze heures non stop durant lesquelles défilèrent 37 plats et (seulement écrira-t-il) 19 vins. Rien que le chiffre donne la nausée. Mais au-delà du titre, c’est bien un HARRISON voyageur qui, en fin gourmet, et comme un guide Michelin, donne ses appréciations des restaurants qu’il a côtoyés un peu partout dans le monde, notamment en France, pays qu’il chérissait.

Vous voulez du gras ? Vous allez être servis dans tous les sens du terme ! Même ses hôtes partageant ses repas le sont. Deux exemples en mémoire : Orson WELLES et Gérard DEPARDIEU (un proche). À la lecture de ces gargantuesques chroniques, il n’est pas interdit de penser au film « La grande bouffe », sauf que là personne ne meurt d’indigestion. HARRISON l’avoue : la passion de la bouffe l’a pris tout petit. « Alors galopin en CM1, on m’a renvoyé chez moi sous prétexte que j’avais mangé des poireaux à la récré et que mon haleine empestait la salle de classe ».

HARRISON a toujours pensé que la liberté d’expression était bien plus présente en France que chez lui aux États-Unis (sans doute parce qu’il y vendait plus dans le premier pays) : « Il y a des années à Chicago, on m’a demandé ce que je ressentais après le décès récent de Nixon et j’ai répondu qu’on devrait lui enfoncer un pieu dans le cœur pour s’assurer qu’il était bien mort. Le journal a refusé de reproduire mes paroles ! À Pais, au contraire, quand j’ai déclaré qu’en tant que gourmand, je ne pourrais jamais être un politicien, car ces gens-là chient par la bouche, ce qui aurait gâché mes expériences gastronomiques, le journal m’a cité in extenso ». Car HARRISON parle aussi de politique dans ce recueil : même s’il est démocrate, plutôt de gauche chrétienne, il ne croit guère au grand chef (non cuisinier) dont le programme deviendra un remède miracle.

Le titre de l’une des chroniques sonne comme le trio obsessionnel du père Jim « La bouffe, le sexe et la mort ». Car il est beaucoup question de mort, notamment lorsque l’auteur devient vieux et que son corps ne répond plus dans le cockpit, lorsque de nombreuses maladies viennent plomber le moral et le dîner. HARRISON se livre sans fards sur son diabète, sa goutte, le zona, ses calculs rénaux qui lui font souffrir le martyr.

Il se fait philosophe cinglant : « Je constate que je découvre souvent des choses que beaucoup de gens savent déjà. Ce qui me rappelle un fait indiscutable : quand nous avons découvert le Grand Canyon, mille indiens Havasupai y vivaient déjà ».

La mort le taraude, son ombre approchant : « À mon âge, chaque mot que j’écris est peut-être le dernier », lui qui a tant tué d’animaux dans sa vie, en chassant incessamment. Lorsque comme moi on a décidé de se passer de viande pour survivre, il est parfois difficile de lire certains passages participant activement au génocide animal, HARRISON parlant tout au long de ces chroniques de centaines voire de milliers de têtes de gibier abattues pour exciter ses papilles gustatives, ça sent le carnage de haute volée, et aucun détail ne vous sera épargné. Mais l’humour permet de tout digérer ou presque, et les images d’HARRISON sont à se tordre de rire : « Sonia jouait Hello Dolly et souriait de sa mâchoire prognathe qui me rappelait ces énormes machines utilisées pour la réfection des autoroutes, ces engins qui engloutissent et broient le ciment ». Il se fait écologiste, sans jamais perdre ce sacré sens de l’humour : « Nous sommes aussi déplorables que le plastique au milieu duquel nous survivons. Une immense partie de l’océan Pacifique est recouverte de plastique, lequel est notre héritage. Depuis la nuit des temps, nous avons chié dans le bac à sable en nous accordant des récompenses pour cela ».

Bien sûr le recueil est parsemé de son amour pour la littérature : DOSTOÏEVSKI surtout (et la littérature russe en général), mais aussi BALZAC, KAFKA, MACHADO (pour lequel il partira en quête de poèmes perdus, mais tout se terminera en orgie dînatoire), les auteurs de la beat generation, et bien sûr les poètes, d’où qu’ils soient. Car HARRISON s’est toujours considéré avant tout comme un poète : « Écrire des poèmes c’est comme extraire le sang des pierres ». Il revient sur sa propre œuvre, déclinant certains de ses romans, certaines de ses novellas. Il paraît avoir vécu mille vies, a même participé à un groupe de rock dans sa jeunesse, du doux nom de VINCE VAN NO GOD AND HIS POOR BUT PROUD CROWD, un nom qui sonne bizarrement aux oreilles d’un croyant comme Jim.

Comment son corps a pu encaisser de telles attaques quotidiennes de surdoses de bouffe, d’alcool et bien sûr de cigarettes ? Par la marche explique l’auteur, intensive, tous les matins, avec son chien, dans les bois, les forêts, les bords des rivières, un pied devant l’autre, répété des millions de fois. Malgré tout ce qu’il a fait endurer à sa carcasse, l’homme est parvenu jusqu’à 79 ans. Celui qui a déclaré le kafkaïen « Je n’ai jamais été l’homme que j’étais autrefois » a croqué la vie à pleines dents. Il vous faudra un estomac particulièrement solide et rembourré pour lire ce jubilatoire recueil sorti fin 2018, vos zygomatiques vous en remercieront, votre panse et votre foie sans doute moins.

(Warren Bismuth)

dimanche 28 avril 2019

Maylis de KERANGAL « Kiruna »


Un site minier de premier ordre au cœur de ce récit : celui de la société suédoise LKAB implanté à Kiruna (ville sortie du sol pour la mine), un site de tous les records : plus grande mine de fer au monde, ville la plus septentrionale de Suède, elle en est aussi la plus grande Commune en surface, minerai le plus pur du monde, plus grand réseau routier souterrain au monde (400 kilomètres de galeries).

Le tableau est gigantesque : 1700 employés dans des mines creusées jusqu’à 1365 mètres sous terre, ce qui a fragilisé le sol dont des parties menacent de s’effondrer. Aussi il a été décidé de construire une nouvelle ville à quelques kilomètres, plus sécurisée, un Kiruna II, afin que les salariés de cet énorme site restent sur place, leur exode serait catastrophique pour l’économie locale et nationale. Alors il va se constituer un chantier dans le chantier, un projet démesuré au sein d’un site démesuré dans une région où l’imaginaire collectif voit plutôt un ciel calme et sans aspérités : la Laponie.

Oui, tous les chiffres donnent le vertige en ce lieu : « LKAB. Soit 1,1 milliard de tonnes de minerai extraites en 115 ans, la mine ayant été ouverte en 1899. Ou encore 25,5 millions de tonnes de minerai extraites en 2013 – l’équivalent d’une tour Eiffel par jour aime-t-on dire ici ».

Maylis de KERANGAL s’est rendue en Suède (pour la première fois de sa vie), à Kiruna. Elle est guidée par Lars, employé de la LKAB au département de la communauté de la mine. Il va lui expliquer en détails l’histoire de cette mine, souterraine depuis 1965, mais construite dès la toute fin du XIXe siècle, engendrant violence, alcool, mal-être dans la ville et sur site, un site qui bien sûr a attiré les voyous, pour des trafics en tout genre. L’histoire de Kiruna n’est pas de tout repos. Maylis de KERANGAL la compare au Klondike, cette région immortalisée par jack LONDON où des néophytes se découvrant une âme de chercheurs d’or partaient faire fortune avec deux trois outils inadaptés, pour nourrir les familles. La mine de Kiruna s’est installée au moment même où le Klondike déclinait, même s’il n’y a aucun rapport.

L’auteure note les témoignages de divers employés de la mine, de femmes surtout, qui ont dû jouer des coudes pour faire leur place dans un métier d’hommes, violent et sans pitié. Portrait d’Alice, cadre française, qui a tenté sa chance, a rencontré un homme, ça l’aide à tenir. « De fait, à Kiruna comme ailleurs, la relation des femmes à la mine peut se lire comme une longue descente, comme l’histoire de la conquête lente, progressive d’un espace interdit. L’accès au monde souterrain leur fut longtemps défendu, les employer « au fond » étant tout simplement illégal ».

Voilà, il va falloir déplacer la ville, 20000 habitants à reloger, chantier monstrueux en cours. Entre fascination et épouvante pour une société humaine sans limites. Récemment, des migrants érythréens ont débarqué à Kiruna, dans le froid piquant dont a par ailleurs souffert l’auteure, ils seront peut-être fort utiles à la reconstruction dans ce monde où les jours puis les nuits n’en finissent pas.

Un récit court, dense et charpenté, dans lequel fleurissent force détails historiques ou techniques. Maylis de KERANGAL réussit parfaitement son coup : intéresser le lectorat sur un site méconnu en Hexagone, mais aussi défi littéraire car ce texte est tout simplement beau et fort bien écrit, il se lit comme on boit du petit lait, d’un trait. C’est à la fois crémeux et digeste, paru tout récemment (début 2019) aux toujours inspirées éditions de La Contre Allée.


(Warren Bismuth)

jeudi 25 avril 2019

Vénus KHOURY-GHATA « Marina Tsvetaïeva, mourir à Elabouga»


Biographie romancée de la poétesse Marina TSVETAÏEVA par Vénus KHOURY-GHATA, qui s’était déjà frottée récemment à un exercice similaire par sa biographie d’Ossip MANDELSTAM (chroniquée en nos pages). Par un style froid, glacial et très distancié malgré l’emploi du « Tu » (ou peut-être à cause ?), KHOURY-GHATA retrace le parcours chaotique de la poétesse russe suicidée a 48 ans, épuisée, lessivée par la vie qu’elle a brûlée par les deux bouts. Issue de la bourgeoisie, TSVETAÏEVA va connaître le succès dès l’âge de 17 ans avec un recueil de poèmes. Peu après va se marier avec Sergueï EFRON (lui-même plus tard membre de l’armée blanche), avec qui elle aura deux enfants dont l’une, Irina, mourra jeune de malnutrition. Marina et sa famille vont en effet souffrir de la prise de pouvoir des bolcheviks (elle a il est vrai écrit des poèmes en hommage à la garde blanche). Déjà, à la mort de sa mère, le tsar lui avait envoyé une lettre de condoléances, faisant de Marina une suspecte idéale aux yeux des bolcheviks.

De cette vie très agitée, nous retiendrons les nombreux déménagements, les nombreux pays de tentatives d’implantations (Allemagne, France, Tchécoslovaquie), sa vie sexuelle débridée et tumultueuse : bisexualité, nombreux amants avec lesquels elle se comporte souvent en mante religieuse, sa correspondance effrénée de 25 ans avec Boris PASTERNAK. « Ton corps repu, tu rentres chez toi et reprends ton dialogue écrit avec Pasternak. La distance qui vous sépare est garante de votre amour. Il sera toujours le premier dans tes pensées ».

Évocations de MANDELSTAM, AKHMATOVA, MAÏAKOVSKI, Nina BERBEROVA, quelques autres, pour bien signifier la période et la place prise par la poésie.

Un mari, Sergueï, à la fois oublié et étouffé : « Tu es persuadée que tu le protèges alors que tu le détruis à petit feu ». Un Sergueï soupçonné de tremper dans une affaire d’assassinat et qui va être longtemps inquiété, leur logement fouillé par le K.G.B. Sergueï s’exile à Prague où Marina finit par le suivre. Un fils, Gueorgui,  va naître, on ne sait pas vraiment qui est le père, Marina le surnommera Mour. Côté tempérament on la devine narcissique, volcanique, possessive et mégalomane, quel tableau ! On la devine seulement, car Vénus KHOURY-GHATA semble privilégier la forme (poétique) au fond (parfois brouillon). Elle saute d’une période à l’autre, pas toujours de manière très fluide. Mais surtout elle paraît écrire certains passages à la va-vite, notamment cette double coquille « Tu avais dix-sept ans. Trente ans et soixante kilos te séparaient de lui (Max VOLOCHINE, nddlr). Tu pesais quarante kilos, lui cent vingt (donc quatre-vingts kilos les séparaient, nddlr). Tu mesurais cent cinquante centimètres, lui, un mètre dix (re-sic, nddlr). L’ours et la poupée ». KHOURY-GHATA, à trop vouloir en faire, laisse son lectorat sur le trottoir, pour ne pas dire dans le tiroir, d’autant que les redites sont nombreuses et vraisemblablement pas toujours volontaires. Elles rajoutent de la lourdeur au récit, y compris lorsque l’auteure francise tous les prénoms.

Marina TSVETAÏEVA se suicidera en 1941 par pendaison. Dégoût de la vie, de la souffrance, de la misère, de l’abandon (nombreux sont ses amants qui s’étaient détournés de ses charmes, exténués par ses demandes d’attention) :

« Mourante, je ne dirai pas : j’ai été !
Je ne geindrai pas, ne chercherai pas les coupables.
Il y a chose plus grave au monde
Qu’orage de passion, exploits d’amants ».

Elle crève comme une anonyme, elle, la pasionaria d’une génération. Même son propre fils Mour tournera la tête : « Empêché de rentrer, il s’en va la tête basse, se réfugie chez un ami, n’assistera pas à ta mise en terre. Rien que des inconnus autour de la fosse dans un coin du cimetière du village, sans pierre tombale, sans croix , sans nom, un 31 août 1941 ».

Paru en 2019 chez Mercure de France.


(Warren Bismuth)

lundi 22 avril 2019

Géraldine COLLET « La suspension»


En 2017, l’annonce de la réédition des œuvres de Louis-Ferdinand CÉLINE chez Gallimard a mis le feu aux poudres. Tout du moins chez Louise, une adolescente de 17 ans, petite-fille d’un certain déporté n°21055, Gilbert dans le civil, prisonnier à Buchenwald. Alors savoir que les écrits de CÉLINE vont ressortir, y compris les plus haineux, les plus « hitlero-compatibles », les plus antisémites, pour Louise c’en est trop. Elle va aller fouiller le passer de la maison Gallimard, mais pas que.

Jacques SCHIFFRIN monte sa première maison d’édition en 1923 puis la prestigieuse collection de La Pléiade en 1931 qui intègre les rangs des éditions Gallimard dès 1933, entre autres grâce à André GIDE qui introduit SCHIFFRIN chez le vieux GALLIMARD. SCHIFFRIN est ensuite licencié par l’éditeur car juif, il se trouve que justement des lois anti-juives sont promulguées dans le beau pays de France, il faut obéir nom d’un petit bonhomme ! À la place de SCHIFFRIN est nommé un poids lourd de l’antisémitisme intellectuel : Pierre DRIEU LA ROCHELLE, qui se rend notamment en Allemagne au congrès des grands romanciers européens, accompagné par le pimpant BRASILLAC.

2012 : par le biais de leur célèbre collection de La Pléiade, les éditions Gallimard ressortent les œuvres de DRIEU LA ROCHELLE, auteur qui doit entre autres sa nouvelle notoriété à des combattants de l’ombre, dont Daniel LESKENS, un néonazi belge militant et fondu, qui profitera un jour d’être en Allemagne pour pisser sur des tombes juives. La classe, ça ne se commande pas. Un geste qui devant le tollé général le fera démissionner de son poste de conseiller municipal d’Anderlecht (quartier de Bruxelles). Son but ? Réintroduire le fascisme dans le jeu culturel. L’extrême droite est activement à la manœuvre pour faire réhabiliter DRIEU, tout ceci n’est bien sûr pas gratuit, elle tente par là de propager ses propres idées par le biais de Pierrot le sulfureux.

Années 2010 un peu partout dans le monde : recrudescence des actes antisémites, violence des actes, des propos, la parole se libère, certains s’appuient sur de vieux écrits pour encourager la haine. « Mein kampf » entre dans le domaine public et fait un tabac en Allemagne. « Plus jamais ça » semble vouloir dire Louise, qui parallèlement cherche des informations sur son grand-père déporté. Louise possède un profond sens éthique, une conscience sans ambiguïté, un honneur : elle refuse que, comme DRIEU plus tôt, CÉLINE donne du grain à moudre à l’extrême droite : « Ce n’est pas possible qu’un tel éditeur publie ces merdes ! Un ramassis d’immondices assassins ! Et qu’on ne nous dise pas cette fois que c’est pour ses qualités littéraires qu’on veut rééditer ces horreurs… Ce n’est pas ce qu’on a envie de lire, bordel ! Ce n’est pas le genre de littérature qu’on veut transmettre ». Le sujet s’invite à table en France. Verdict : le 11 janvier 2018, les éditions Gallimard jettent l’éponge : elles ne rééditeront pas CÉLINE (sa veuve est d’ailleurs toujours vivante, plus de 100 ans !). Antoine GALLIMARD annonce « Je comprends et partage l’émotion des lecteurs que la perspective de cette réédition choque, blesse ou inquiète (…). Au nom de ma liberté d’éditeur et de ma sensibilité à mon époque, je suspends le projet ».

Débat toujours houleux dans les cercles littéraires : doit-on autoriser les rééditions d’œuvres, les auteurs fussent-ils notoirement antisémites ? Géraldine COLLET ne se propose pas de trancher au niveau national, elle donne son point de vue sous les traits de Louise, il se défend. On peut lui arguer la liberté d’expression. Certes. Mais n’oublions pas qu’aujourd’hui, plus que jamais, des réseaux extrémistes voire terroristes s’appuient sur des écrits d’auteurs ayant colporté la haine, de DRIEU à BRASILLAC en passant par tant d’autres, dont CÉLINE. J’ai toujours une partie de moi qui s’effraie de voir un écrivain contemporain citer l’un de ces trois auteurs en référence, se faire prendre en photo avec l’un de ses bouquins en mains, j’ai froid dans le dos. Comme Louise avec GALLIMARD, j’ai envie de le gifler. Durant des siècles, il y a eu tant et tant d’écrivains (pas toujours reconnus d’ailleurs), plein de talent et de passion, qui ne se sont pas placés du côté de la haine. Si je peux comprendre une décision de rééditer des œuvres, c’est que j’en connais la demande, c’est elle qui crée l’offre, donc le bouquin. Aux lecteurs, mais aussi artistes (surtout) de se dresser contre la haine et la propagation d’idéologies nauséabondes, même de manière détournée et inconsciente. Et même par le prétexte un brin provocateur (« T’as vu ? Je lis DRIEU et je t’emmerde, je suis libre ! »), j’y vois quant à moins un poil de voyeurisme et une publicité malsaine qui peut à tout moment déclencher un brasier. Il vaut parfois mieux savoir lire la lumière éteinte. À tous les étages d’ailleurs.

Ce petit livre, entre roman et documentaire d’à peine 60 pages, propose une piste, elle est radicale, elle se défend, elle est bien menée, par une immersion dans un passé que certains aimeraient définitivement oublier. Les éditions Rue de l’Échiquier ont choisi de le sortir en cette année 2019, et je trouve personnellement qu’il a vraiment de la gueule et qu’il rouvre un débat qui a tendance à patiner.


(Warren Bismuth)

samedi 20 avril 2019

Christophe DABITCH « Azimut brutal – 45e parallèle nord »


Nul besoin d’avoir fait 41 fois le tour de la terre ni d’avoir dormi dans des igloos pour se sentir voyageur et aventurier. C’est ce que nous écrit Christophe DABITCH dans ce singulier récit de voyage dans lequel, dès le préambule, il prévient son monde quant à son choix de « marcher » sur le 45e parallèle nord en France : « À égale distance du pôle Nord et de l’Équateur, entre les grands froids et les grands chauds, on dit de ce parallèle qu’il incarne la tempérance et l’équilibre, un rapport d’échange ».

Christophe DABITCH, natif de Bordeaux et déjà auteur de plusieurs livres, a (un peu) préparé son parcours, ce sera certes ce désir de suivre au plus près le 45e parallèle nord en France, mais de l’effectuer dans le département plutôt rural de la Dordogne. Vous possédez toutes les données avant de vous glisser dans les pas de Christophe et ses trois compagnons. Suivez-moi.

Christophe DABITCH est en effet accompagné de trois amis : Nicolas pour la postérité derrière son appareil photo, Frédéric au son et Patrick aux godasses, l’autre marcheur. Le périple va se faire au jour le jour, pas trop de plan défini, un vrai désir d’une aventure unique. Alors les quatre z’amis vont improviser, dormir chez l’habitant. S’ils ont décidé de chausser les pompes de randonnée en octobre, c’est qu’à cette époque-là il est plus aisé de glaner des fruits, plein de fruits, mûrs et juteux, car le quatuor souhaiterait être le plus proche possible de l’autosuffisance et de l’entraide.

Bien sûr, dans pareil exercice les rencontres ne manquent pas, elles sont même quotidiennes devant l’aspect un peu « original » du but. Les habitants questionnent, mais interviennent aussi : « Dans les discussions autour d’un verre, il est assez étonnant de parler du parallèle nord, car on ne peut presque rien en dire ni rien en tirer, sinon la certitude de son passage à l’endroit où nous nous trouvons. Ces habitants savent que le 45e passe par là, quelque part, parfois même précisément au croisement d’un champ, d’un bois, d’une rue. Ils en connaissent la présence et je sens que quelque chose les y relie ». Salut fraternel aux autos et leurs autochtones pour une balade poétique (la langue est bien menée, bien traitée, elle n’en sortira que grandie).

D’ailleurs, qu’est-ce donc que ce 45e parallèle nord ? L’auteur se pose pour nous éclairer, et en profite pour donner quelques détails sur le méridien de Greenwich, comment et pourquoi il a été choisi en tant que référence en 1884.

Et puis des rencontres, des milieux, des bouts de nature qui font décoller la machine à remonter le temps : évocation de temps plus ou moins anciens, souvenirs dilués, une petite digression hors sujet, pleine de tendresse ou d’horreur (cette maison noire rappelant la Bosnie et des dizaines de massacrés dans la population civile pendant la guerre civile). Mais la nature reprend ses droits : l’odeur, les animaux (en liberté ou domestiqués), les arbres, les prairies, les traces de l’homme, les ponts traversés au-dessus des rivières et ruisseaux. La campagne est pleine de surprises : séquence voyeurisme avec un inconnu habillé en femme dans son jardin, ou encore cette aire de golf comme venant d’un autre monde et d’une époque futuriste : « Avec parfois des îles étranges, comme ce golf, caricature verdoyante de perfection et de maîtrise avec son idéologie de tondeuse à gazon, où l’on éprouve le soudain désir d’être chef d’une armée conquérante de taupes ». Car l’auteur ne manque pas d’humour et il le fait partager.

Quelques paragraphes sur la science, l’astronomie, la rotation de la Terre, et puis le retour sur les chemins cahoteux et secs de Dordogne. Petites touches du témoignage du passé par des constructions faites jadis de la main de l’humain et qui représentent aujourd’hui une période révolue, comme anachroniques.

Et d’abord, ce n’est pas que de la marche, mais une recherche plus spirituelle vers un bien être, une fatigue positive, la satisfaction de la souffrance physique. C’est un sacerdoce mais aussi un besoin vital, une pause dans le quotidien : « La marche devient un travail absolu qui occupe les jours, une répétition rassurante, un mouvement qui nous transforme en nomades sortis de nos vies. Nous sommes socialement en suspension, en récréation, et presque plus rien d’autre, sinon le repas chaud du soir, ne compte. L’alternance d’épuisements et de souffles retrouvés joue son rôle ».

L’auteur va nous présenter quelques figures disparues, comme celle d’Albert DADAS qui a porté dans sa vie, en fin de XIXe siècle, la marche sur un piédestal de marbre, en faisant une sorte de divinité. Quand DABITCH sort de ses rêveries, c’est pour croiser des randonneurs outillés et harnachés se rendant à Compostelle. Mais aussi (et surtout ?) pour admirer les arbres, véritables héros de cette marche : « Un chêne se penche lourdement sur le pré. Un autre, au tronc blanchi, dégarni, dont certaines branches tordues se dressent encore, est à terre ».

En fin de volume, par les simples informations offertes il est possible de recréer cette randonnée à laquelle nous a invité l’auteur : toutes les communes traversées, tous les lieux-dits (certains avec des noms assez croquignolets) sont cités. Puis le marcheur, épuisé, semble touché soit par la grâce soit par une insolation en fournissant quelques interprétations que pourrait penser un extra-terrestre en atterrissant sur le parallèle numéro 45. Court exemple pour donner l’eau à la bouche : « Représentant de la sous-espèce noble, qui déclare : ‘La Révolution a beaucoup pris à ma famille, vive la République !’ (cas étrange, à placer en observation) ».

Laissez-moi vous livrer le fond de ma pensée : Un homme qui en pleine randonnée, de surcroît à but inutile, cite comme référence Edward ABBEY, a tout de suite droit à mon plus grand respect, il se pourrait même que je le tutoie assez promptement.

Ce petit bouquin de moins de 130 pages, qui se lit d’une traite avec une bouteille de flotte fraîche et un peu de tabac à rouler, fait du bien en cette période printanière, il est sorti fin 2018 aux petites éditions Signes et Balises dont nous reparlerons par ailleurs très prochainement tant pour la qualité des choix littéraires que du matériau (superbe papier épais et format poche à couverture soignée en couleur). Allez zyeuter leur catalogue, il donne soif d’aventure ! Et munissez-vous de bons godillots de marche et de jumelles.


(Warren Bismuth)

mardi 16 avril 2019

Mènis KOUMANDARÈAS « Mauvais anges »


En refermant ce livre, une question taraude : quel gabarit lui attribuer ? Recueil de dix nouvelles formant un seul et même roman, certes mais ce pourrait être aussi une autobiographie partielle, l’auteur – né en 1931 - ayant vécu dans les mêmes lieux que ceux dépeints dans le présent livre, au même âge que son narrateur entre 1945 et 1950, soit dans un quartier bien spécifique d’Athènes en Grèce.

Ce narrateur, double de l’auteur donc, va croiser pas mal de personnages tout au long de cette épopée de cinq années post-occupation et peu après la semaine sanglante de décembre 1944, au cœur d’un Athènes regorgeant de figures locales issues de diverses classes sociales.

Séraphin, ancien militaire puis poinçonneur du métro, qui trompe son amoureuse Matìna et dont la silhouette réapparaîtra ponctuellement tout au long du récit (tout comme la plupart des personnages présentés). Sàvvas, jeune frère du Hibou et marin ayant bourlingué un peu partout, accostant au Venezuela, aux Etats-Unis, ayant laissé un enfant en Martinique. Kekilìa, peintre vieillissante et femme du Général Sàssi, qui là aussi le trompe. Le Général découvre la trahison et provoque l’amant en duel. Il le tue mais meurt à son tour peu après. Chrìstos, fils de Penelòpi, hébergé dans la famille du narrateur, noceur invétéré, travaille à l’usine. Aimerait se considérer comme un caïd. C’est une petite frappe du quartier, toujours dans les bons coups. Clémence, la très séduisante infirmière aimée de tous les habitants, discute facilement, apaise ses patients, les taquine aussi : « Durant tout l’hiver et au printemps, Clémence continua de me piquer, sans manquer de m’interroger sur mes cours, mes camarades, mes lectures aussi, pour aboutir à la conclusion que je deviendrais ‘soit fainéant, soit écrivain’ ».

Le prof de gym est l’un des personnages mystérieux du livre. Amateur de jeunes hommes, il les rencontre dans les cinémas, leur caresse distraitement le genou. Il l’a fait sur le narrateur. Mais le monde (le quartier) étant petit, le narrateur va le reconnaître dans les traits du prof de gym remplaçant de sa classe. Un prof plus militaire que pédagogue. N’oublions pas Polybe, exhibitionniste maladif possesseur d’un membre hors normes (un « bélier »).

Puis vient pour le narrateur la rencontre avec la Juive, femme meurtrie par les camps, la déportation, pianiste de retour dans son pays. C’est ici le chapitre le plus long du bouquin. Comme certains précédents protagonistes, elle est attirée par les jeunes garçons, le narrateur là encore en fera les frais, succombera à son charme. « Cette femme avait dû connaître son heure de gloire autrefois, non pas l’une de ces vaines gloires publiques, mais quelque chose de particulier, le sommet d’une vie, suivi d’un discret déclin. C’est ce que trahissait son front, un peu creusé entre les sourcils, mais qui en remontant bombait comme pour recevoir la tiare d’une princesse. Elle en était digne ».  Le métro comme allégorie des trains de déportés dans lesquels la Juive avait pris part : « Les rames ne cessaient d’arriver, de repartir, pleines de gens entassés dans des wagons qui les emportaient on ne savait où, vers quel terminus entre les barbelés, là ou la vie n’étaient plus qu’un fantôme, la liberté un mot dépourvu de sens, où l’on avait faim et soif, où l’on manquait de place même débout ». Ce même narrateur qui dans le même chapitre va être abordé à son tour de manière insistante par un jeune homme.

Le ton change dans l’avant-dernier chapitre consacré à Chérubin, bon pote de Séraphin le poinçonneur, trousseur de femmes, vagabond, voleur, un aimant à emmerdes. Dans ce chapitre, l’auteur quitte l’écriture poétique pour décrire des situations avec une sorte de jactante gouailleuse qui colle au plus près de l’atmosphère. Un chapitre qui, peut-être que tous les précédents, sent la désillusion : « Je veux que tu me dises, toi qui au moins t’y connais, qui a vu l’envers des choses, pourquoi ne peut-on pas s’accorder avec les autres, pourquoi passe-t-on si rapidement dans leur vie ? Est-ce la faute aux amitiés à qui on fait trop confiance, aux familles que certains ont et d’autres non ? ». Dans le court dernier chapitre, comme pour la fin d’une représentation, devenu vieux, le narrateur donnera des nouvelles des différents protagonistes tout en levant un voile sur la nécessité d’écrire ce livre : « Ce que je cherche, c’est certaines présences, l’innocence d’une époque disparue, bonne ou mauvaise, que l’on commémore aujourd’hui. Car nous avons bien souffert depuis, et bien des rêves sont tombés en cendres ».

Divers thèmes sont abordés dans ce livre plein de vibrations : les classes sociales qui se réunissent dans un pays au sortir de la guerre, la misère flirtant avec la bourgeoisie locale (l’auteur, issu d’une classe aisée, a toujours été fort attiré par les déclassés de tout poil). Si les personnages ont bel et bien les pieds sur terre voire dans la boue, quelques pointes de fantastique s’immiscent mais sans jamais gêner la lecture. Au milieu des miasmes vient se greffer la musique classique, apaisant les esprits, seuls moments de grâce et de calme relatif au sein d’un récit sombre.

Ce livre est écrit un peu comme un scénario de cinéma (art dont les références sont nombreuses, idem pour la musique, la littérature et autre culture) : une caméra semble se déployer et scruter le quartier, se balader sur la façade d’un immeuble pour ensuite zoomer sur les fenêtres afin d’espionner le quotidien des habitants, peut-être à certains moments un petit côté « fenêtre sur cour » d’HITCHCOCK, le sexe en plus. Car en effet, il y a beaucoup de sexe dans cette œuvre, même s’il est diffus et drapé, toujours vu d’une manière très poétique. Si le fond du récit est politique (le plan Marshall est en place, la guerre civile un douloureux et très proche souvenir), la forme est plus âpre : la vie au jour le jour d’un quartier meurtri dans lequel le métro joue un rôle de premier ordre, tel un monstre d’acier engloutissant les vivants sous terre, mais aussi un lien social nécessaire. Une galerie de gueules cassés, d’êtres cabossés et/ou cabossants, aucun ne respirant franchement la joie de vivre ni la lavande en liberté.

Une très bonne surprise, encore un excellent cru de chez Quidam qui vient de le sortir tout récemment. Le livre fut publié originellement en 1981 mais jamais traduit en France, et la présente traduction (ainsi que les préface et postface) de Michel VOLKOVITCH est aux petits oignons. Bref, rien ne manque dans ce roman, car oui, après tout, il s’agit sans doute d’un roman bien que l’on ne le saisisse qu’une fois achevé. L’auteur, né en 1931, est mystérieusement mort assassiné chez lui en décembre 2014, battu puis étranglé… chez lui à Athènes. Comme un sordide clap de fin. Il avait écrit, outre des nouvelles, de la poésie et des articles, sept romans, dont ce « Mauvais anges » semble être une pièce maîtresse.


(Warren Bismuth)

dimanche 14 avril 2019

Alessandro MANZONI « L’histoire de la colonne infâme »


Voilà un essai époustouflant ! Paru en 1840, il raconte une affaire peu banale prenant place à Milan en 1630, en pleine épidémie de peste et par conséquent d’une psychose collective incontrôlable, où des innocents vont être torturés, condamnés, exécutés à partir d’aucune preuve, d’aucun fait avéré, tout ceci de manière absolument légale.

Une femme, Caterina ROSA, a vu, pas cru voir, mais bel et bien vu monsieur Guglielmo PIAZZA, commissaire à la santé, enduire les murs d’une rue de la ville d’un liquide gluant et jaunâtre. Elle attise elle-même la rumeur jusqu’à ce que le sieur PIAZZA soit arrêté. L’onguent en question, également badigeonné sur poignées et serrures, aurait répandu la peste au cœur de Milan. C’est le barbier Giacomo MORA qui l’aurait fabriqué puis fait appliquer par une tierce personne (PIAZZA) moyennant rémunération.

Un simple et minuscule fait divers devient rapidement une sorte d’affaire d’État. PIAZZA et MORA sont (illégalement) soumis à la torture à plusieurs reprises, ainsi que d’autres possibles complices. Car c’est bien la torture qui est au cœur de cet événement : les lois italiennes sont alors pourtant assez précises sur ce point et il est indéniable que dans cette affaire la justice les a bafouées. MANZONI s’applique à un travail minutieux d’historien pour dénoncer cette énorme erreur judiciaire. Le liquide soi-disant assassin n’a pas été analysé, le seul témoignage de Caterina ROSA a suffi pour faire condamner deux innocents. Il paraît évident par ailleurs que PIAZZA n’était pas en train d’enduire les murs de cet onguent mais bien de frotter ses mains sur ce même mur après avoir écrit et tâché ses doigts d’encre.

Quoi qu’il en soit, il fallait des coupables durant cette période d’hystérie collective. Dans ses arguments, MANZONI passe au crible les mensonges, qui prennent une part prépondérante dans cette affaire : des mensonges de dame ROSA jusqu’à ceux de la justice qui devait à tout prix trouver des têtes pour l’exemple, rassurer la population. Bien sûr les mensonges de certains accusés qui finissent par raconter n’importe quoi sous l’effet des tortures à répétition.

Des tortures illégales qui d’ailleurs ne servent à rien puisque la conviction des juges est faite : PIAZZA et MORA sont coupables. Il faut lire ces pièces du procès où chaque « preuve » est faite par l’absurde : si un accusé donne un témoignage que le tribunal ne veut pas entendre, il ment. S’il donne une version contraire ensuite, il ment encore. Et comme si ce n’était pas assez, le propre fils de MORA va être arrêté, toute la famille va devoir déménager. Comble du raffinement : la maison de MORA sera détruite et à sa place sera érigée une colonne, la fameuse colonne infâme, rappelant les faits (inventés par la justice) et la culpabilité des accusés. MANZONI a repris le procès. Il s’appuie notamment sur l’essai de Pietro VERRI « Considérations sur la torture » (1777), où VERRI venait de prendre conscience de la gigantesque mise en scène dans cette invraisemblable affaire.

Témoignage de l’un des accusés, que l’on pourrait appliquer à chacun d’eux : « Je n’ai commis ni ce crime, ni aucun autre, et je meurs parce qu’une fois, dans un moment de colère, j’ai donné du poing dans l’œil d’un de mes semblables (…). Je n’ai point de complices, parce que je m’occupais de mes affaires, et n’ayant point fait la chose, je ne pouvais avoir de complices (…). Votre Seigneurie peut faire ce qui lui plaira, je ne dirai jamais ce que je n’ai point fait ; je ne veux point damner mon âme. Mieux vaut endurer ici trois ou quatre heures de souffrances, que d’aller en enfer souffrir éternellement ».

Délirant : la colonne infâme survivra jusqu’en 1778. Plus tard il sera enfin reconstruit des bâtiments sur les ruines (il était stipulé sur la colonne qu’il ne devait plus jamais être bâti quoi que ce soit à cet endroit).

Cette « Histoire de la colonne infâme » devait à l’origine figurer dans le roman « Les fiancés » de MANZONI (1827), mais l’auteur gardera son idée bien au chaud pour en faire un vrai livre. Le matériel dont je dispose n’est pas la dernière édition et ne comporte donc pas la préface d’Éric VUILLARD (c’est grâce à lui que j’ai découvert ce petit joyau) de la dernière réédition, mais il est indéniable que VUILLARD a dû s’inspirer de cet essai pour son œuvre, tant les points communs d’approche sont nombreux. Ce bouquin est court, dense et percutant, il marque bien sûr une époque précise, mais peut être décliné éternellement pour mettre en exergue les erreurs judiciaires dans leur globalité, il en est peut-être un véritable cas d’école.

(Warren Bismuth)

mercredi 3 avril 2019

John STEINBECK « Jours de travail – Les journaux des Raisins de la colère »


Un journal de bord, tiens donc ? Oui mais de STEINBECK, et alors qu’il est plongé dans l’écriture de son chef d’œuvre « Les raisins de la colère ». Ses impressions, ses doutes, ses joies, son avancée du travail, sa femme, ses nuits, ses amis, tout est retranscrit sur 100 notes (presque) quotidiennes, appelées « entrées », s’étalant de février à fin octobre 1938. Voilà pour la partie strictement réservée aux « Raisins de la colère ». Puis 23 entrées écrites entre octobre 1939 et fin janvier 1941, plus éparses donc. Tout ce matériel était resté jusque là inédit.

Dans ces notes, STEINBECK se livre, au-delà des difficultés à écrire « Les raisins de la colère », à respecter un plan établi. Beaucoup de doutes tiraillent l’auteur : « J’ai envie de tout laisser tomber. Mais je ne le ferai pas. Je vais continuer et finir ce livre. Je dois. Toute ma foutue vie maudite est ligotée. La plupart des gens aiment voir leur vie ligotée ainsi. Et sans doute que j’aime ça aussi. Mes nombreuses faiblesses commencent à montrer leur tête. Il faut simplement que je chasse ça de mon système. Je ne suis pas un écrivain. Je me suis raconté des histoires, à moi et aux gens. J’aimerais l’être. Ce succès va me détruire, c’est parfaitement assuré. Cela ne durera probablement pas et ce sera très bien ainsi ».

Pendant l’écriture du roman, STEINBECK éprouve souvent des douleurs physiques, se croit malade. Il est insatisfait de ne pas être seul. Beaucoup d’amis défilent chez lui, alors ça picole, ça fait la fête, ça fume comme des pompiers, et le lendemain difficultés de concentration, pas envie d’aller rejoindre son stylo. Pour l’aspect visionnaire, STEINBECK, qui donne son opinion mais à quelques rares occasions sur la politique, écrit moins d’un an avant la seconde guerre mondiale qu’il n’y aura jamais de conflit majeur. Près de la fin de la rédaction, il doute de plus en plus de son travail : « … Mais je suis sûr d’une chose, ce n’est pas le grand livre que j’avais espéré que ce serait. Ce n’est qu’un livre ordinaire. Et la chose la plus horrible, c’est absolument ce que je peux faire de mieux ».

La seconde et courte partie de ses notes est un peu plus consacrée à la situation internationale, mais aussi à une pièce de théâtre qu’il est en train d’écrire : « The god in the pipes ». Là aussi il souffre de son écriture, il ne parvient pas à trouver un fil directeur. D’ailleurs, la pièce sera abandonnée et vraisemblablement détruite (STEINBECK avait parlé de la brûler). Il se confie sur la guerre. Peu.

La préface de Pierre CUGLIELMINA est précieuse pour mieux aborder l’écrivain et l’homme STEINBECK. Quant aux notes de l’éditeur en fin de volume, elles sont prépondérantes. On y apprend entre autres que STEINBECK a écrit des discours pour le Président ROOSEVELT, qu’il est fort dur en affaires pour les droits d’auteur de ses œuvres, et bien sûr que c’est un homme constamment dans le doute, celui qui écrivait « Je ne suis pas quelqu’un de très bien. Parfois généreux et bon et gentil et parfois méchant et brusque », se séparera de sa femme Carol, peu après l’écriture du roman, une Carol pourtant indispensable dactylo des « Raisins de la colère » (c’est même elle qui en avait trouvé le titre), mais une femme usée, peut-être par le rythme de vie de l’écrivain.

On apprend que celui qui redoutait tant la notoriété s’est inspiré des personnages de DOSTOÏEVSKI que par ailleurs il admirait, pour les héros des « Raisins de la colère ».

Un bouquin passionnant pour d’une part approfondir l’œuvre et l’homme, mais aussi pour se rendre mieux compte du travail réel quotidien effectué sur un livre, l’auteur et ses proches qui y laissent des plumes, les moments de découragement comme ceux (plus rares ici) de la satisfaction. Curieux comme un homme cherche à se recroqueviller jusqu’à ne plus appartenir qu’à son œuvre tant qu’il travaille dessus. Étonnant de constater autant de douleurs physiques, mais aussi les dates butoir que l’écrivain s’est imposées, la difficulté de les respecter. En fin de volume sont proposés des fac-similés. Un ouvrage très instructif sorti début 2019 aux éditions Seghers.


(Warren Bismuth)

Erri DE LUCA « Le tour de l’oie »


Étonnant ce dialogue entre un auteur (le double d’Erri DE LUCA) et le fils qu’il n’a pas eu et qu’il vient de créer en lisant Pinocchio. C’est DE LUCA qui lance le débat, qui informe ce fils. Mais peu à peu ce dernier prend forme, intervient de plus en plus souvent. DE LUCA se confie, sa jeunesse dans les quartiers pauvres de Naples, puis très vite l’engagement politique auprès des révolutionnaires et autres anarchistes. Sur le terrain, au combat. Le père qui héberge des activistes en fuite. La vie d’ouvrier (que DE LUCA a connue) est évoquée. Tout ceci raconté par bribes genre goutte à goutte, mais avec quelle plume, mazette ! Le narrateur, qui s’engage pour la Bosnie, Sarajevo, la guerre, qui va être constamment en contact avec la mort, la sentir dans la fumée des bombardements. Ne jamais oublier la nature, l’oxygène nécessaire pour avancer, nature prépondérante dans l’œuvre de DE LUCA. Il la peint de manière subtile, avec une économie de mots toute en profondeur.

Les premières amours, lointains souvenirs agréables, un poil nostalgiques, mais paradoxalement peut-être moins que les réminiscences sur l’alpinisme, les parois, les chamois, le risque permanent de la glissade. Ce risque dans la nature, DE LUCA l’apprécie, l’adrénaline bouillant le corps. Mais la nature, c’est aussi la renaissance, les bruits certes, mais pas ceux de la ville. « Je suis sourd au silence ». DE LUCA déshabille l’âme de son narrateur (SON âme). Il aurait peut-être aimé être jaloux, juste pour savoir, percevoir. Mais non. « Je n’ai pas la prétention de suffire à une femme, l’exclusivité ne me concerne pas ».

Sans croyance aucune, et malgré une parfaite conviction athéiste, DE LUCA lit tous les matins quelques pages des Saintes Écritures, elles lui font du bien, elles le sculptent. C’est sa propre spiritualité. Il s’attarde sur les figures de ses parents, il en est marqué. À vie. Commence par le père, enchaîne sur la mère, confie ses souvenirs faits d’odeurs.

La lecture. Bien sûr. Il ne veut pas tout savoir, tout lire, tout dévorer, il veut picorer. « Je ne lis pas pour rendre visite à des auteurs, savoir que je les ai lus ». Aucun auteur ne mérite d’être idolâtré. À part BORGES bien sûr. Et DOSTOÏEVSKI. D’ailleurs les russes prennent une grande place dans les goûts littéraires du narrateur. Ils sont choyés, respectés, protégés, comme dans un musée.

Le narrateur (l’auteur par éclaboussement, vous l’aurez compris) est de ces types qui font tout à rebrousse-poil. Il n’a pas l’âme d’un mouton. Les fêtes obligatoires ? « Je fais partie des abstentionnistes qui maigrissent à Noël ». Durant les années de plomb en Italie il a combattu, il n’en dira pas plus, à quoi bon ? C’est fait, il ne regrette rien. Il fallait le faire, c’est tout. Il n’a pas non plus l’étoffe du héros. La leçon de vie et d’humilité qu’il donne est ici énorme, nous leste les épaules. Il est lucide : une partie de lui est sans doute un peu au-dessus de la moyenne mais il reste l’autre, celle qui ne s’est pas développée « Ma main gauche, analphabète, tient le cahier ».

Le récit est dense, truffé d’anecdotes, de souvenirs, sans doute quelques inventions ou adaptations aussi. Pour la cause certainement. DE LUCA sait s’y faire touchant, bouleversant, quand il écrit sur ses souvenirs de jeunesse, son amour pour le cirque (sans les animaux). « Je suis d’accord avec Barnum. Le cirque est le plus grand spectacle du monde. Quand on le compare aux modestes exercices verbaux des promesses électorales, on ne sait pas qu’on leur fait un grand compliment. Le cirque est la maison de jeu des funambules, des acrobates, des clowns, des jongleurs, illusionnistes ». Il sait se transformer en  philosophe débarrassé du superflu. Comme ses phrases, décharnées, dépolies, ciselées au millimètre. Travail d’orfèvre, d’ouvrier, d’artisan de la littérature. C’est très grand.

DE LUCA peut être emmerdant quand il s’éternise sur la foi, sa digestion des Saintes Écritures qu’il peut ressasser en monologues certes jolis mais étouffants à la longue. Dans ce « Tour de l’oie » en revanche, il frappe particulièrement fort. Il se met à nu sans fioritures mais en gardant certaines pudeurs. Sa poésie y est envoûtante. Je sais, c’est facile, mais je dirai cependant que ce « Tour de l’oie » est un vrai tour de force. Sorti en 2019, à coup sûr l’un des plus beaux ouvrages de l’auteur.

(Warren Bismuth)

lundi 1 avril 2019

Charlotte DELBO « Une scène jouée dans la mémoire suivi de Qui rapportera ces paroles ? »


Deux pièces de théâtre au menu du jour. Passons rapidement sur la première qui est un extrait de la pièce « Ceux qui avaient choisi » déjà chroniquée dans nos pages :


Ici seul le face-à-face entre Françoise (le double de Charlotte) et Paul (double de Georges DUDACH, son mari, qui sera fusillé juste après une dernière entrevue du couple en 1942 à la prison de la Santé) est présenté. Les adieux d’un couple dont les deux membres savent que l’homme va mourir dans les prochaines heures. Déchirant. La pièce s’ouvre sur un poème, en forme d’exorcisme, de cynisme envers la mort :

« Je lui ai dit
Que tu es beau.
Il était beau de sa mort à chaque seconde plus visible.
C’est vrai que cela rend beau
La mort.
Avez-vous remarqué
Comme ils sont
Les morts, ces temps-ci
Comme ils sont jeunes et musclés
Les cadavres de cette année ?
Elle rajeunit tous les jours
La mort
Cette année »

Quelques phrases très fortes qui restent ancrées dans la mémoire : « Ce n’est pas l’âge de la mort qui compte, c’est le temps de la vie ».

« Qui rapportera ces paroles » est en quelque sorte une version théâtrale de « Aucun de nous ne reviendra » (premier tome de la trilogie « Auschwitz et après » présentée également dans nos colonnes).


Le camp d’Auschwitz, des femmes prisonnières discutent, monologuent parfois. Tout l’univers de Charlotte DELBO est comprimé en quelques dizaines de pages : la déportation, la vie en camps, la mort, l’odeur (incessante, obsessionnelle), la faim, la soif, la folie. Elles sont 15 000 en tout dont 200 françaises, mais ici seules 23 femmes vont prendre la parole, elles représentent les 230 du convoi pour Auschwitz du 24 janvier 1943, ce convoi dont Charlotte DELBO a fait un livre, déjà chroniqué chez nous :


Il ne restera que deux prisonnières vivantes en fin de pièce. Pour témoigner, expliquer l’horreur. Comme dans « Mesure de nos jours » (dernier volet de la trilogie « Auschwitz et après »), elles se demandent ce qu’elles vont devenir une fois libérées, si toutefois elles le sont un jour. Comment revivront-elles ? Comment pourront-elles reprendre goût à la vie, dialoguer avec celles et ceux et qui n’ont pas connu l’enfer ? « Il faut qu’il y en ait une qui revienne, toi ou une autre, n’importe. Chacune s’attend à mourir ici. Elle y est prête. Elle sait que sa vie ne compte plus. Pourtant, elle s’en remet aux autres. Il faut qu’il y en ait une qui revienne pour dire. Voudrais-tu qu’on ait détruit ici des millions d’êtres et que tous ces cadavres soient muets pour toujours, que toutes ces vies soient sacrifiées pour rien ? ». Il faudra bien raconter l’indicible, se souvenir malgré la nausée, pour témoigner contre l’horreur : « Ils ont trouvé cela pour faire plus de place dans les chambres à gaz. Ils mettent les enfants à part et ils les brûlent vivants. Les enfants, cela ne se débat pas ». Il faudra raconter pourquoi les autres ne sont jamais revenues, en quelles circonstances : « Il y a celles qui sont mortes du typhus. C’est la plus belle mort, ici. On délire presque tout de suite puis on tombe dans le coma ».

« J’écris à voix haute » disait-elle. Charlotte DELBO sera inlassablement, infatigablement, la porte-parole de ces femmes mortes en déportation ou meurtries à vie pour les rescapées. Elle se sacrifiera en quelque sorte pour la cause, la mémoire. Son œuvre est en ce point remarquable, possédant de nombreux ponts entre les ouvrages, qu’ils soient récit, poésie ou théâtre (dans ces deux pièces, le pont s’appelle Paul, avec l’évocation dans la deuxième pièce de la dernière rencontre avec l’être aimé, en fait la première pièce du volume). C’est une œuvre unique, dense et décharnée à la fois, où chaque mot sonne avec une puissance révélatrice. Ce présent recueil est sorti en 2001 chez HB Éditions, il montre toute la solidité, la lucidité du théâtre de Charlotte DELBO. La préface ainsi que la postface sont truffées d’éléments sur le personnage même de Charlotte, ce qui rend le tout encore plus homogène et intimiste. Quand le théâtre est de telle qualité, il se rend indispensable pour comprendre le passé.

Je tiens à dédier cette chronique à un être qui m’est particulièrement cher et qui travaille actuellement entre autres sur l’œuvre de Charlotte DELBO. Bon courage, toute ma sincère gratitude, ma profonde amitié et mon respect éternel et vibrant.


(Warren Bismuth)