mercredi 31 octobre 2018

Robert PINGET « L'affaire Ducreux et autre pièces »


Au menu de ce petit florilège théâtral quatre courtes pièces. « L'affaire Ducreux » : monologue d'une vieille dame qui peine à trouver ses mots après la mort d'un enfant, Antoine, trucidé dans une forêt. Entre traumatisme, folie, irréalité, confusion. Témoin, victime, responsable, coupable ? À vous de jouer.

Puis tout autre chose : les trois autres pièces sont définitivement placées sous le signe de l'absurde et du burlesque. « De rien » est un face-à-face entre deux personnages qui parlent pour ne rien dire, les sommets de l'absurde sont atteints. Même recette pour « Nuit », sauf que là vous aurez en cadeau très spécial la lecture du dénouement du « Don Quichotte » de CERVANTÈS (donc à ne pas lire pour un lectorat qui souhaiterait s'attaquer à l'épais chef d’œuvre sans qu'on lui en dévoile les dernières lignes).

Le volume se clôt avec « Le bifteck », la plus longue des quatre pièces, sept personnages dont deux couples cette fois-ci, pour une conversation sans queue ni tête autour d'une table pleine de victuailles. De digressions en monologues involontaires en passant par les tirades interrompues en permanence, on ne peut que devenir hilare. On pense bien sûr au BECKETT de « En attendant Godot » (mais pas seulement) avec un impeccable théâtre de l'absurde maîtrisé de bout en bout et qui fait franchement rire. Ces non-sens qui s'accumulent à un rythme effréné paraissent tels une folie douce, on en oublierait presque la première pièce horriblement sombre.

Quatre pièces en moins de 100 pages, pas une seule à jeter, un bien bel investissement que cette « Affaire Ducreux ». Je découvre enfin l'écriture et l'univers de PINGET, j'y reviendrai sans aucun doute, d'autant que vous devez peut-être commencer à constater que j'ai une attirance toute particulière pour les Éditions de Minuit, et leur théâtre est de grande qualité, varié, parfois devenu classique, donc plaisir total. Peut-être faut-il lire justement les sélections théâtrales des Éditions de Minuit si vous êtes dans l'absolu rétifs à cet exercice, certains volumes pourraient bien vous faire changer d'avis. Recueil sorti en 1995, parfait pour un grand moment de détente si l'on oublie la première pièce pour se la lire séparément en d'autres circonstances ou dans un autre état d'esprit. Elle vaut également le déplacement, pour des raisons différentes des trois autres. Paru en 1995, l’une des pièces avait déjà été éditée en 1973, une autre en 1981. PINGET nous quitte en 1997, ce bouquin est sa dernière contribution aux Éditions de Minuit.

www.leseditionsdeminuit.fr/

(Warren Bismuth)

dimanche 28 octobre 2018

Denis RIGAL « Un chien vivant »


Denis RIGAL se considère comme un chien vivant. Étudiant en France en pleine guerre d'Algérie, il va de fait se trouver sursitaire pour son incorporation à l'armée (donc en Algérie) jusqu'aux accords d'Évian de 1962. Mais rembobinons le film : RIGAL est un fils d'anarchiste, lui-même plutôt orienté vers l'anarcho-syndicalisme et les idéaux libertaires. Natif de Brioude, Haute-Loire, il « monte » à Clermont-Ferrand, préfecture du Puy de Dôme, dans les années 50 pour ses études. Là, en plus de la grande ville, il découvre d'un côté la passion de la littérature, de l'autre le militantisme dit de gauche, celui qui s’oppose à la guerre.

Clermont-Ferrand possède un évident ancrage contestataire, syndicaliste, militant. Pour RIGAL c'est le lieu rêvé. De manifs en meetings, il va peaufiner ses convictions, se frotter à l'extrême droite, s'asseoir sur certaines illusions ou utopies politiques. Dans ce petit bouquin il raconte la vie dans une ville moyenne de province alors que l'on est étudiant, militant, et que la guerre se déroule, loin, de l'autre côté de la Méditerranée.

Plus prosaïquement il rappelle la vie locale, purement auvergnate, purement clermontoise : les ouvriers de Michelin, les rues de Clermont, les petits bistrots, les rapports tendus entre français et immigrés, le racisme ambiant. Mais la révolte, mais l'engagement politique, syndical, et puis les « traditions » sociales locales. Pour embaucher chez Michelin par exemple : « Avant d'embaucher un jeune rural, on se renseignait auprès des notables du village : le maire, pourvu qu'il soit de droite, et le curé ; jamais l'instituteur ; je suppose que les choses ont changé : il n'y a plus beaucoup de prêtres, on ne peut même plus être certains qu'ils votent à droite et un bon nombre d'entre eux ne considèrent pas que le service de dieu doivent inclure la délation ».

Mais attention, ce n’est pas du tout un récit nombriliste puisque l’auteur va brièvement rappeler les évènements de Budapest en 1956 ainsi que la « disparition » de Maurice AUDIN en 1957, des petites touches très politiques qui viennent des tripes et, tout en restant objectif, il dénonce et prend position : « Mais il faut d’abord, dit la sagesse populaire, balayer devant sa porte : notre conscience avait à s’occuper des crimes de l’Armée française, qui se commettaient en notre nom, et qu’on nous demandait d’approuver ; pour les torts du FLN, c’était à ses militants de s’en soucier (ce que très peu faisaient). La question obsédante était la même pour tous les jeunes français : comment éviter de faire cette guerre ou, pour ceux qui y étaient, en revenir vite et vivants ».

RIGAL est ce vieux bonhomme toujours lucide qui se souvient. Il avait pensé à la désertion. La fin de la guerre sans nom tranchera pour lui. Ce qu'il est devenu, il ne le dit pas. Pour lui l'essentiel est de déterrer les souvenirs d'une période précise, celle de la guerre d'Algérie, en un lieu très précis, celui de l'Auvergne, et faire revivre toutes ces organisations politiques et syndicales qui se déchirent à l'époque sur la situation outre-mer. La parution de ce petit bouquin est l’œuvre des Éditions L'Apogée en 2018, un témoignage vif et sans nostalgie, livré comme un bouquet de fleurs épineuses.

http://www.editions-apogee.com/

(Warren Bismuth)

vendredi 26 octobre 2018

Glendon SWARTHOUT « Le tireur »


L’attirail complet d’un certain registre de roman western est ici réuni. Certes il n’y a ni indiens, ni trains, ni bétail. En revanche présence imposante – et c’est un euphémisme - du bon vieux cowboy solitaire en la personne de John Bernard Books, l’une de ces légendes de l’ouest spécialiste dans l’art du maniement de revolvers en état de légitime défense (ou supposé comme tel). À 51 ans, il apprend de la bouche du bon docteur Hostetler, qui lui avait autrefois sauvé la vie après qu’une vilaine balle ait crevé sa peau quelque part, qu’il est atteint d’un cancer dont il ne réchappera pas. Nous sommes le 22 janvier 1901, la reine Victoria d’Angleterre vient de casser sa pipe ce même jour.

Le journal de ce 22 janvier va rythmer la désormais fin de vie de Books qui va le feuilleter jusqu’à l’ultime ligne en direct de la chambre qu’il a louée à El Paso dans la bonne auberge de la veuve Rogers dont le fils Gillom est fasciné par la personne de Books et désire même lui ressembler jusqu’au mimétisme. Madame Rogers, tout d’abord très rétive à la venue inopinée d’un type au CV aussi chargé (plusieurs dizaines de morts à son actif) finit par s’assagir et tous deux vont s’apprivoiser.

Côté Books, la nouvelle de sa mort prochaine se répand comme une traînée de poudre et de nombreux professionnels vont user d’inventivité pour gagner de l’argent sur le cadavre ou le souvenir de Books. Ils vont tour à tour défiler dans sa chambre pour lui faire des propositions plus ou moins malhonnêtes. Même l’ancienne maîtresse de Books va venir tenter sa chance en l’amadouant. Bien sûr, devant de telles cupidités, les armes vont s’exprimer, pas toujours de la plus brillante des manières. Si d’un côté Books prépare sa mort (il sait que ce fameux journal du 22 janvier 1901 est le dernier qu’il lira de toute sa vie), il est contraint à agir rapidement avec certains freluquets qui voudraient abuser de lui. Et puis à El Paso vivent aussi de fines gâchettes, des sortes de concurrents dans la réputation, des cadors, des caïds qu’il souhaiterait expédier à tout jamais dans un grand trou. Pour tenir le coup (de fusil), il va avoir recours au laudanum, puissante drogue liquide qui l’aidera à anesthésier les douleurs de plus en plus fréquentes et insupportables.

Un western à classer définitivement parmi les classiques du genre, une franche réussite. Puissant, lent, l’atmosphère poussiéreuse est parfaite pour un carnage final entre les murs encore tremblants du saloon Le Constantinople, l’auteur s’amusant à ce moment-là à faire partager son goût et sa connaissance pour l’anatomie humaine. Précision et cours professoral en règle. Ce héros solitaire, Books, prend tout de suite aux tripes, un peu comme certains personnages inoubliables de la saga « Lonesome Dove » de Larry MCMURTRY (dont je ne venterai jamais assez les mérites).

Pour en revenir à ce « Tireur », je dois partir sans tarder à la chasse à l’adaptation de Don SIEGEL sous le nom « Le dernier des géants » sortie au cinéma en 1976, avec John WAYNE dans le rôle principal, ce film manque à ma culture personnelle, et la lecture du roman m’a comme qui dirait donné une envie irrépressible de me frotter au film. Ami.e.s mécènes bienvenu.e.s.

« Le tireur » n’est pas une vraie nouveauté, loin de là, puisqu’il paraît tout d’abord en 1975 en français sous le nom « Une gâchette ». C’est en 2012 qu’une nouvelle traduction sortie chez Gallmeister le renomme « Le tireur », 20 ans après la mort de l’auteur. Une réédition poche vient tout juste de sortir, à nouveau chez Gallmeister. Et je vous conseillerais bien de ne pas la louper, histoire que la poudre ne parle pas une nouvelle fois. Vous voilà prévenu.e.s.

https://www.gallmeister.fr/

(Warren Bismuth)

jeudi 18 octobre 2018

Dario FO & Franca RAME « Couple ouvert à deux battants »


Reconstituons tout d’abord le contexte de cette pièce de théâtre dans laquelle un couple échange sur l’amour libre. Les deux auteurs de la pièce sont mari et femme dans le civil, et cette fiction n’en est pas vraiment une puisqu’elle puise dans l’expérience de leur couple, ce qui laisse supposer qu’elle fut difficile à écrire.

Le mari d’Antonia (dont nous ne connaîtrons pas le prénom) peut s’enorgueillir de posséder plusieurs maîtresses, ce qui met sa femme dans un état de dépression presque constant avec tentatives de suicide et introversion. En un sens le mari culpabilise et propose à Antonia une union libre où elle pourra elle-même et à sa guise choisir ses amants en toute liberté. Elle pourra séduire à son aise pour se rassurer qu’elle est encore femme et non pas « femme de ». Mais le jour où Antonia annonce à son mari qu’elle vient en effet de dénicher la perle rare, il n’est plus du tout aussi convaincu de la perspicacité de son offre et devient subitement et maladivement jaloux.

Dario FO, disparu en 2016, fut l’un des grands théâtreux. À la fois dissident, clown, libertaire engagé, il dynamita l’ordre établi par un théâtre loufoque, burlesque mais toujours très contestataire. C’est encore le cas ici où, dans une pièce écrite à quatre mains avec sa femme Franca RAME, ils bousculent ensemble les conventions du couple, osant discuter à bâtons rompus sur l’amour libre. Mais attention, si le fond est sérieux voire tragique, la forme est là encore fort burlesque avec des situations cocasses, très drôles, jusqu’aux mises en scènes hilarantes du suicide d’Antonia. La pièce est courte, 72 pages, parfaitement rythmée, rapide, rendant ce face-à-face rigoureusement décalé. Le social est cependant très présent : l’homme n’a pas de nom, comme pour bien préciser qu’un mufle pareil ne mérite pas qu’on le nomme, alors que sa femme, en souffrance, paradoxalement existe par son identité. En filigrane, on perçoit le thème du féminisme.

Cette pièce de pure régalade vient d’être rééditée en 2018 par L’Arche Éditeur, elle avait été traduite pour la première fois en France en 1983. Derrière le sujet grave, c’est un vrai bol d’air, un feu d’artifice de dialogues croquignolets qui nous sautent à la figure et nous rappellent que Dario FO fut l’un de ces êtres immensément talentueux qui devrait être plus souvent étudié.


(Warren Bismuth)

Frédéric SONNTAG « B-Traven »


Véritable moment de grâce : une pièce de théâtre polyphonique et résolument moderne sur la vie, ou plutôt la tentative de reconstitution de la vie de B-TRAVEN, l’énigmatique auteur insaisissable qui a parcouru le monde. Cinq histoires distinctes. Celle d’Arthur et Léon entre 1914 et 1940, Léon c’est TROTSKI, Arthur étant Arthur CRAVAN, poète et boxeur contestataire. L’histoire de Dalton entre 1947 et 1955 dans laquelle il va être fortement question de cinéma. Cinéma aussi mais pas seulement pour l’histoire d’Olivier (1994) et celle d’Alex (2009) qui sont par ailleurs reliées et dont la première commence dans un squat. Quant à l’histoire de Glenda en 1977, elle est celle de deux journalistes cherchant à écrire une biographie de B-TRAVEN à partir de documents et de témoignages.

Nous avons déjà présenté B-TRAVEN dans ce blog :
Aussi attardons-nous ici sur la pièce de théâtre. Elle se joue donc sur plusieurs époques avec différents personnages mais aussi différents lieux et contextes. Le tour de force de Frédéric SONNTAG est de la mener comme un polar, avec ses questionnements, ses rebondissements. Retracer la vie d’un homme aussi mystérieux que B-TRAVEN va s’avérer ardu pour ne pas dire impossible. En effet, de fausses pistes en fausses preuves, de légendes urbaines ou non en impasses, aucune suggestion ou piste ne semble véritablement fiable.

Cette pièce évoque toutes ces légendes, comme celle qui a tenté de faire croire que l’auteur du « Trésor de la Sierra Madre » ou encore du « Vaisseau des morts » et autre « La révolte des pendus » aurait été le commanditaire sinon l’assassin de TROTSKI (ce dernier étant aussi l’objet d’une enquête dans la pièce puisqu’il aurait été figurant dans un tout vieux film). B-TRAVEN a été toute sa vie un artiste politisé mais reclus, loin du progrès et des micros, vivant chichement et se contentant de peu. Anarchiste à la fois collectiviste et individualiste, personnage ô combien complexe qui file entre les doits telle une anguille. Pourtant la rumeur le fit passer pour le fils illégitime du Kaiser GUILLAUME II.

Cette pièce est assez magique : plus les protagonistes tentent de suivre les fils en déliant les nœuds, plus ces derniers se multiplient. Tentative labyrinthique pour faire indirectement parler un homme qui toute sa vie s’est tu et terré. Les situations en deviennent parfois comiques. En fond il est question de la lutte révolutionnaire aujourd’hui, ses fondements, ses enjeux, son impact.

Sans mauvais jeu de mots, je serais tenter d’écrire que nous avons là une pièce maîtresse, pièce par ailleurs mise en scène le 12 mars 2018 par le même Frédéric SONNTAG. Dans le style on détient là un vrai petit bijou à la fois drôle, plein de suspens et historiquement documenté (mention spéciale pour l’histoire politique et saisissante de l’implantation de Coca-Cola en Amérique du sud). On y croise au détour de quelques pages l’ombre et la plume de Rosa LUXEMBOURG ou encore celles du sous commandant MARCOS, puisque bien sûr cette aventure un brin rocambolesque nous amènera jusqu’au Chiapas, où B-TRAVEN a longtemps vécu. Quant à la plume de B-TRAVEN, elle est elle-même bien représentée, régulièrement, par le biais de phrases cueillies çà et là, insurrectionnelles.

« Je n’ai pas envie d’être de ces gens qui se
tiennent sous les feux de la rampe. Comme
travailleur, je me trouve immergé au sein de
l’humanité, anonyme et obscur
comme tout ouvrier qui apporte son lot de
contribution pour faire progresser l’humanité. Mes
œuvres ont de l’importance, moi, je n’en ai pas ».

Pourtant les protagonistes de cette pièce essaieront de le hisser pour le mettre sous les feux de la maudite rampe. En vain. Pourtant la propre femme de B-TRAVEN est interviewée. Pourtant le perroquet empaillé du romancier tient un rôle prépondérant dans cette affaire compliquée. Pourtant de nombreux témoins vont être visités. Mais B-TRAVEN reste le mystère qu’il a bâti, impalpable et pourtant si présent. Une biographie qui risque fort de finir en eau de boudin.

« Ma biographie ne vous décevrait pas, mais elle ne
regarde que moi et je veux la garder pour moi.
La biographie d’un créateur n’a aucune importance.
Si la personne ne peut pas être reconnue ou comprise
Par son œuvre, alors elle ne vaut rien,
Pas plus que son œuvre ».

B-TRAVEN aura ainsi vécu en homme libre de toutes contraintes, dissimulé quelque part dans la jungle, loin des projecteurs. Et pour parvenir à un tel degré d’invisibilité, croyez-moi, il faut une sacrée dose de génie. John HOUSTON n’aurait pas contredit, ne reconnaissant pas le romancier pourtant sur le tournage de l’adaptation cinématographique du « Trésor de la Sierra Madre », qui tirera discrètement sa révérence en 1969.

« Quand je sentirai venir ma fin prochaine,
je me réfugierai comme un animal sauvage
dans la brousse la plus touffue,
où personne ne pourra me suivre ».

Cette phrase est celle d’un certain RET MARUT, l’un des pseudonymes de B-TRAVEN, ils sont plus d’une trentaine, comme pour mieux brouiller les pistes. Mission impeccablement accomplie pour SONNTAG et Les Éditions Théâtrales qui ont sorti cette perle en 2018.


(Warren Bismuth)

mercredi 17 octobre 2018

Marcel MOREAU « À dos de Dieu ou l’ordure lyrique »


Un long poème, comme une longue complainte, une révolte. En fond, mais loin derrière dans le tableau (quoique), la France de mai 68. Et tout devant, l’Ordure, qui prend diverses formes. Qui d’ailleurs ne prend pas racine en Hexagone mais en Suisse, avec les éboueurs. Beffroi, la pourriture incarnée, mi-homme mi-déchet. Beffroi : « la BÊte semant l’efFROI », anti-héros qui remue les tripes. Son monde s’entoure de déjections, de sperme, d’urine, de vomissures, de violence, d’odeurs nauséabondes, de situations répugnantes. Il y entraîne Laure, mais aussi MOREAU, oui oui, l’auteur, acteur de son propre livre, simple spectateur serait-on tentés d’écrire. MOREAU, écrivain imbibé, suintant, s’immisce visiblement contre son gré, devient témoin des atrocités, élément au cœur de l’obscénité faite de bacchanales, d’orgies pisseuses, poisseuses, du foutre qui gicle sur les corps, les murs, le sang. SADE au pays de l’abjection incarnée, des miasmes, des odeurs fétides, de la pourriture, du rebut. MOREAU ne contrôle plus Beffroi, c’est Beffroi qui dicte à la plume de MOREAU.

MOREAU revendique son attirance vers CIORAN. Ce poème halluciné en prose sonne comme un chant désabusé dans un pur nihilisme définitif. Violence de l’écriture, dure, rythme rapide, haché, nerveux, sonore, sentant le pet et le purin. Certains passages semblent tenir du cadavre exquis, même si dans ce récit aucun cadavre n’est vraiment exquis.

Liberté absolue du style : phrases très longues, néologismes en pagaille, des points en fins de phrases mais pas de majuscules ensuite, comme si le texte était un tout, une matière soudé, indivisible, un excrément compact. Nous avons le sentiment de nous noyer dans un immense chaudron bouillonnant aux larges bords, sans espoir de s’extirper. Fange épaisse rappelant des sables mouvants. L’auteur est à bout de nerfs, de souffle, de sudation, de vin. Il termine l’épreuve en lambeaux : « Sur son banc, l’auteur a le regard fixe. Il cuve après la noire ivresse. Il est bien seul avec les derniers échos du long cri qu’il vient de pousser. Avec ses plaies, ses misères, ses brûlures. Il ne crée rien qui ne laisse de traces. Jamais il n’en est quitte à bon compte. Derrière les actes individuels les plus fous de l’histoire individuelle ou collective, il sait qu’il y a toujours un vocable, une combinaison verbale, une rumeur. C’est vers ce feu central qu’il se dirige, obstinément, maniaquement, passionnément ». On croit voir ensuite le stylo tomber de ses mains, rouler dans le caniveau, rejoignant les détritus tandis que MOREAU entame une longue gueule de bois.

En préambule MOREAU prévient, froidement, à propos des conditions d’écriture de ce poème : « J’étais sûrement sous l’effet d’un breuvage méchant, un mélange de transe bachique et de verbale beuverie, tout cela destiné à s’achever en craquement de nerfs ou pénurie de respiration. Il y a une noirceur de sons qui interdit au bonheur musical de surgir, d’éclairer le texte ». En toute fin d’ouvrage il récidive, mais comme pour nous remercier d’avoir terminé sa prose : « Cela ne servirait à rien d’interroger l’auteur, hagard sur le banc. D’essayer de savoir ce qu’il a voulu dire. Il est déjà ailleurs, dans l’irremplaçable esclavage d’un autre livre ». Car MOREAU a écrit. Abondamment. Il a passé sa vie, faite de hauts et de bas, à écrire. Plus de 50 livres publiés depuis son premier en 1962 alors qu’il avait 29 ans. « À dos de DIEU » fut tout d’abord publié en 1980 après de nombreux refus et des réécritures. Aujourd’hui sort une réédition pour inaugurer une toute nouvelle collection de chez Quidam Éditeur, Les Indociles.


(Warren Bismuth)

mardi 16 octobre 2018

Thomas GIRAUD « Élisée avant les ruisseaux et les montagnes »


Quelle idée lumineuse de faire revivre pour quelque 130 pages la jeunesse d’Élisée RECLUS. RECLUS est connu pour ses travaux de géographe, ses convictions et son militantisme anarchiste, végétarien et naturaliste. Mais ces idéaux, ces convictions, il lui a bien fallu les rencontrer, s’en faire siens, s’emparer des sujets. C’est ce que ce petit bouquin sorti en 2016 chez nos chères et tendres Éditions de la Contre Allée tente d’expliciter. Et le résultat est là.

Né en Gironde en 1830, mésentente cordiale avec le père pasteur, Jacques RECLUS (Jacques est par ailleurs le vrai prénom d’Élisée), adepte de longs sermons, d’interminables monologues moralistes. Élisée est élevé dans un protestantisme dur, strict, dans une famille très nombreuse : quatorze enfants parmi lesquels Élie, qui va beaucoup influencer le petit Élisée. Élie est parti à Neuwied en Prusse, son frère le rejoint alors qu’il n’a que 12 ans. Il y restera deux ans, chez les luthériens.

Retour en France, en famille, avec des bribes de convictions à développer et explorer. Car Élisée est curieux de tout. Il semble prêt. « Prêt pour quoi, en fait ? Rétrospectivement, on peut seulement dire qu’Élisée se prépare à la suite même si l’on sait que la suite c’est géographe (et anarchiste, et végétarien, et naturiste). Si chaque chose entreprise prépare ce qu’il va devenir, il se construit sans méthode. Ce défaut, cette absence de méthode plutôt puisque parler de défaut serait évoquer quelque chose qui manque et qui aurait dû être, le définit assez bien ».

Il se proclame adepte de Jean-Jacques ROUSSEAU et trouve son inspiration dans la marche, les longues marches solitaires durant lesquelles il médite et assis les fondements de ses théories à venir. Mais pas que, car c’est un prétexte idéal pour étudier Dame Nature. En même temps qu’il perd définitivement la foi transmise par son père (mais l’a-t-il eu un jour, cette foi ?), il harangue, échange afin que chacun arrête de manger de la viande, dans un esprit de liberté animale et de respect de la nature (c’est Élisée qui parle) : « On ne peut pas vivre avec humanité et manger des animaux. Les manger, c’est d’abord les tuer, lâchement, après avoir organisé soigneusement leur vie pour en faire une petite vie. Je ne veux que regarder les animaux. Apprendre en les observant ».

Il aiguise son militantisme, qui deviendra libertaire, anti-autoritaire. Élisée RECLUS est un être assez fascinant qui a été de tous les combats, un humaniste révolutionnaire, érudit, intelligent, touchant. Lire le parcours de ses premières années de vie, c’est aussi apprendre à le connaître plus intimement, balbutiant les thèmes qui finiront par lui être chers. Il peut à ce titre être défini comme l’un des pères de l’écologie.

La langue de Thomas GIRAUD est très belle, intimiste, parfaitement adaptée à ce genre d’écrits, c’est un réel plaisir de se plonger dans cette biographie romancée, vivre aux côtés de la famille RECLUS qui, comme chaque famille, possède ses contradictions, qui amèneront d’ailleurs en partie Élisée à devenir ce qu’il est devenu. Bien entendu on en redemande (Thomas GIRAUD a récemment écrit la biographie d’un musicien maudit des 60’s, Jackson C. FRANK, chroniquée quelque part dans nos lignes), le format semble parfaitement convenir à l’auteur, qui par ailleurs paraît avoir une tendresse toute particulière pour le biographé RECLUS. Et, imitant un graffiti quelque part visible sur un rideau de fer, ne nous gênons pas pour proclamer « ÉLISEZ LES RECLUS » !


(Warren Bismuth)

dimanche 14 octobre 2018

Nicolas MATHIEU « Leurs enfants après eux »


Nicolas MATHIEU réitère en cette rentrée littéraire 2018. Après « Aux animaux la guerre » que j’avais remarqué au festival international du polar de Lyon, et que j’avais lu, mais de manière trop saccadée pour en proposer une chronique qui lui rende honneur, je saute sur l’occasion en découvrant son nouveau roman.
J’ai failli passer à côté, je l’ai cherché longtemps en vain en librairie, je ne le trouvais pas. Il était pourtant sous mes yeux mais le choix d’Actes Sud concernant la couverture a généré des a priori. Néanmoins, la quatrième de couverture me ramène à cette noirceur, à cette description méthodique des classes populaires en plein déclin des années 80-90. Je me lance, pleine d’espoir.
L’action démarre en 1992 (elle se poursuit sur 6 ans), sur un chapitre nommé Smells like ten spirit (écouté en boucle à peu près à la même période, enfant des années 80, je suis entrée dans la musique par Nirvana) et fait immédiatement écho. Un été de canicule comme un autre, des ados désœuvrés, Anthony, le personnage principal de cette épopée, 14 ans, et le cousin, un peu plus âgé mais « tout le monde lui donnait facile vingt-deux ou vingt-trois ans ». On s’ennuie ferme à Heillange, petite ville sinistrée de lorraine où le chômage est monnaie courante, alors on fait des bêtises, pour tromper l’ennui. On vole un canoë, et on file vers la plage des culs nus en espérant tromper la nuit, et pourquoi pas voir quelques morceaux choisis de corps féminins. En plein dans l’adolescence, les corps bouillonnent et imposent leur volonté aux esprits adolescents. Le fil conducteur du roman, c’est une moto, volée, symbole du passé mais aussi de l’avenir, qui va orchestrer rivalités et violences.
Anthony, c’est une famille qui peut sembler banale. Une mère, « la salope » de son petit surnom, parce qu’elle jouit encore d’une grande beauté pas fanée pour deux sous et qu’elle a su faire tourner les têtes, en son temps. Le père, bourru, alcoolique au dernier degré, qui gueule, qui bosse à l’usine, pas le mauvais gars, mais il en impose sur le foyer, gare à ses coups de sang.
Les amis, les amours, les galères. Anthony s’entiche de Steph, la nana qui habite les beaux quartiers, dont l’avenir n’est pas déjà tout tracé, dont le père, lui n’est pas ouvrier et qui aura peut-être droit à sa lumière, au bout du tunnel, cristallisé par la capitale, cet Eden vers lequel on s’échappe comme si l’on fuyait la peste.
Il y aurait beaucoup à raconter de cette histoire, des personnages, tous singuliers qui la composent : Hacine, Coralie, les parents des uns et des autres, les ouvriers, les femmes qui rêvent d’un ailleurs en allant tremper à la piscine. 432 pages de rêves et d’espoirs, de violence, de petites et de grosses bêtises, de reproduction du schéma familial ou au contraire, cette volonté farouche de devenir autre chose ; Car coincé dans une région sinistrée, si les parents ne sont pas des bourgeois, peu de chance d’espérer aller bien loin. Ceux qui espéraient ardemment trouver le moyen d’y échapper, se trouvent dès que possible aspirés par l’engrenage, machine à broyer gigantesque, qui tient les rênes d’un destin contre lequel on ne peut lutter.
Inscrit dans les moments les plus forts des années 90, ce roman est noir, très noir. Sur le fil du rasoir, sans cesse, on s’attend à ce que quelque chose éclate, fasse du bruit, du sang. De la rébellion en somme. A travers la coupe du monde 98, on assiste de manière très claire à la manière dont on s’y prend pour étouffer tout vent de contestation : nourrir le peuple d’illusions et continuer à délocaliser, fermer des usines, paupériser, alcooliser les gens et ne laisser aucune porte ouverte aux nouvelles générations. Description aussi précise que glaçante de la classe populaire, ce roman est sociologique : il rend compte à une période charnière de la bascule inéluctable de la classe ouvrière vers le marasme le plus total. Que feront leurs enfants ? Suit-on inéluctablement le chemin de nos parents, peut-on s’en sortir ou nous berçons-nous d’illusions sans cesse renouvelées pour taire la révolution ?
Quatre chapitres, aux titres évocateurs de « tubes » radiophoniques de l’époque, nous entraînent dans ces vies auxquelles on assiste, complètement impuissants. On en ressort assez émus, un peu révoltés.
Aussi étouffant que la canicule qui introduit le début du roman, « Leurs enfants après eux » se lit d’une traite, on s’attache à tous les personnages, loin d’être tout blanc ou tout noir, même ceux qui nous semblent les plus hostiles sont émouvants, car ils ne deviennent pas ce qu’ils sont par hasard.
Une pépite à ne pas négliger, un auteur à suivre.
 (Emilia Sancti)

samedi 13 octobre 2018

Joseph ANDRAS « Kanaky – sur les traces d’Alphonse Dianou »


Après un formidable et très remarqué « De nos frères blessés » (Goncourt du premier roman 2016, prix refusé par l'auteur), Joseph ANDRAS, reprend sensiblement les mêmes ingrédients un peu plus de deux ans plus tard pour ce « Kanaky ». Récit historique basé sur les tristement célèbres événements de la prise d'otages de la grotte d'Ouvéa en Nouvelle-Calédonie en avril/mai 1988.

Même si les relations, bonnes et surtout mauvaises, entre la France et la Nouvelle-Calédonie sont anciennes, avec ces drames, ces meurtres, ces déroutes (l'auteur en dresse un bref historique très instructif) le point culminant semble se profiler avec le « référendum Pons » sur l'autodétermination de la Nouvelle-Calédonie en septembre 1987 et le boycott par les indépendantistes, suivi du « statut Pons » en 1988, très défavorable aux « Kanak » (les indépendantistes). Puis c'est l'escalade jusqu'à l'attaque de la gendarmerie de Fayaoué le 22 avril 1988 par les indépendantistes, tuant quatre gendarmes avant la prise d'otages dans la grotte Watetö de l'île d'Ouvéa qui se soldera par 19 kanak tués ainsi que 2 gendarmes.

Cela, ANDRAS le raconte à merveille dans ce bouquin historique très documenté, très militant, très critique sur la politique française de colonisation en Nouvelle-Calédonie. Le but avoué du projet littéraire : « Comprendre qui était Alphonse DIANOU, par-delà la prise d’otages suffisamment documentée, et saisir ce qui le mit en mouvement ; raconter à travers la trajectoire d’un individu une lutte collective aux racines fort anciennes ; donner la parole à celles et ceux que cette histoire implique en premier lieu et n’être qu’une courroie, narrateur assemblant comme il le peut les morceaux vivants et disparus ».

Au coeur de ces événements, Kahnyapa DIANOU (Alphonse DIANOU pour la France), chef de file du mouvement indépendantiste kanak aux côtés de Jean-Marie DJIBAOU le « leader » du FLNKS (Front de Libération Nationale Kanak et Socialiste). DIANOU est l'un de ces utopistes non violents adepte de GANDHI, que le pacifisme a forgé mais aussi déçu. Les témoignages sont formels : DIANOU, homme croyant, d'une foi pure, contre l'usage des armes à feu, ne peut avoir tué de gendarmes ni même ordonné de tirer sur eux. Répondre sur ce point est d'une importance capitale car DIANOU est mort lors de l'attaque de la grotte d'Ouvéa par des forces françaises soucieuses d'en libérer les otages.

C'est d'autant plus crucial que l'assaut des forces de l'ordre a lieu pendant l'entre-deux tours de l'élection présidentielle française durant laquelle chiraquiens et mitterrandiens ne vont cesser de s'envoyer des peaux de bananes ou des savonnettes mouillées entre les pattes. Tous les coups sont permis ! Il semble que c'est bien du côté de l'atoll d'Ouvéa que le résultat final se joue, l'enjeu politique calédonien est énorme, donc chaque parti va mettre le paquet, oubliant juste accessoirement que derrière cette tragédie il y a des êtres humains et un peuple. Le contexte politique de l'époque en métropole est majeur et biscornu dans cette affaire : en effet, depuis 1986 la France vit sa première cohabitation, la gauche préside mais la droite décide, les couteaux sont aiguisés et les grenades prêtes à exploser, d’autant que les médias sont friands de cette lutte sans merci entre deux partis politiques historiquement ennemis, le P.S. et le R.P.R.

Dans cette quête de la vérité, ANDRAS réalise un vrai travail journalistique, collectant  les archives, allant sur place rencontrer divers témoins de tous bords, maîtrisant jusqu'à la perfection la mise en place et en scène des indices car, s’il sait bien d’où il vient, il n’en oublie pas sa famille de combat, celle du cœur : « ʺJ’aimais la Franceʺ, écrivit encore le général dans ses mémoires ; je l’aimais aussi, sans imparfait, mais s’il faut un récit au pays, n’empruntons pas la plume des puissants – le nôtre s’écrit à l’encre des omis, des sans-parts, des incomptés, de ceux ʺqui ne sont rienʺ ». Deux fils conducteurs se répondent à chaque chapitre : son enquête actuelle et, en italiques, les événements de l'époque, jour après jour, présentés sous forme de compte à rebours jusqu'à l'attaque de la grotte. C'est extrêmement minutieux, extrêmement sérieux et, ce qui ne gâche rien, extrêmement bien écrit.

Le boulot d'ANDRAS n'est pas sans rappeler celui d'Eric VUILLARD : s'appuyer par exemple sur une photographie pour la faire parler, lui faire raconter le passé, jusqu'à désincarcérer le détail. Tout comme dans « De nos frères blessés », ANDRAS s'insurge contre la colonisation. La première fois elle était traitée pendant la période de la guerre d'Algérie avec la figure de Fernand IVETON, militant communiste guillotiné par l'État français, ici elle est dénoncée par le biais de DIANOU et du drame d'Ouvéa. Et les deux résultats littéraires sont proprement prodigieux. ANDRAS est déjà un grand à seulement 35 ans. Sa force est aussi dans son intérêt plein mais mesuré, sa compassion non aveugle. Il ne voit pas en DIANOU une figure parfaite à laquelle lui, Joseph ANDRAS, aurait aimé ressembler : « J’admets n’être guère sensible au verbe religieux d’Alphonse DIANOU et de certains des siens, fondations matérialistes obligent, mais là n’est plus la question puisqu’ils ont une réponse, la seule qui vaille, Dieu ou non, en cette Terre combien mal ficelée : ne pas plier ».

Avec ce « Kanaky » il frappe très fort, et son bouquin sorti chez Actes Sud peu après la grand-messe de la rentrée littéraire 2018 ne s'est de fait positionné sur aucun prix. Pourtant il est à mon avis sans doute LA véritable sensation de cette rentrée, un sans-faute absolument éblouissant et se terminant comme une apothéose avec une bibliographie solide et même très imposante sur le sujet développé, pour bien montrer que l'auteur n'a rien laissé traîner. Son enquête lui aura pris deux ans et demi de sa vie, et le moins que l'on puisse dire est que ce ne fut pas du temps perdu. Bravo.

(Warren Bismuth)


mardi 9 octobre 2018

Maria EFSTATHIADI « Hôtel rouge »


Étonnant livre que cet « Hôtel rouge ». Athènes, Grèce, période incertaine mais contemporaine. Structure a priori théâtrale avec Lilette (« La voix ») et son passé lourd qu’adulte elle tente enfin de dévoiler. En écho, sa conscience, sorte d’avocate (« Le souffle ») qui la questionne, l’amène à aller plus loin dans ses souvenirs, ses traumatismes, à développer ses souffrances brutes pour provoquer un début de résilience. Et puis il y a cette voix off, terrée quelque part, assistant à la conversation (« Les oreillyeux ») qui intervient pour décrire le visuel des scènes mais aussi les sentiments de La voix à l’instant T. Sans oublier les « Simulacres », aux apparitions rares et souvent sous une forme différente. Ils représentent en effet les morts, les fantômes, les revenants qui précisent ou contredisent la pensée de La voix.

La voix qui se souvient, mais mal, parfois plus du tout, La voix dont la famille lui était insupportable, qui lui rendait la vie impossible, douloureuse, en forme de calvaire, de pénitence. Retour sur la mort du grand-père à 98 ans (il semblait avoir un faible pour La voix), sur le père de La voix dont elle a vu la dépouille (nouveau traumatisme). La voix cherche à discourir sur des faits, vagues, des situations brumeuses, sa mémoire semble avoir tout effacé.

Tout ? Non pas vraiment, mais si elle parvient à narrer une scène quelconque, elle n’en connaît souvent pas la fin malgré l’aide de Le souffle. La voix : fille unique qui apprend plus tard, bien plus tard, peut-être trop tard, qu’elle a un frère, qu’elle aimerait aimer, lui. La voix, cette Lilette, s’est toujours sentie rejetée par ses proches, ses parents, sa famille. Sans doute sa tendance à être un garçon manqué. Elle préfère les loisirs masculins, la compagnie des hommes, de son âge ou non.

Son enfance : « (La voix) va subitement découvrir quelque chose qu’elle savait, mais qu’en réalité elle n’avait pas comprise : qu’un enfant est obligé de vivre avec les attentes des adultes. Et que le passé ne peut jamais prendre une forme définitive, parce que sa signification, c’est la représentation qu’il en donne à un moment donné, et on le revisite, on le remanie, on le subvertit toujours en fonction d’un présent déterminé. Et même quand on se dévoile, on affabule ».

Ses souvenirs sont confus, sont énumérés dans une souffrance inestimable, un être dynamité, réduit à ne plus vraiment chercher les causes de son mal-être. Une créature incomprise, abandonnée : « Le problème c’est que les gens dont je me sens le plus éloignée sont ceux qui me connaissent « le mieux », et que l’idée qu’ils ont de moi est enracinée, figée, et ils ne font aucun effort pour en changer, c’est pourquoi cela n’a aucun sens, c’est complètement superflu de vouloir leur expliquer avec des mots vu que les mots sont des petits actes, et que j’en ai assez. Quoi que je leur dise, ça leur glisse dessus comme la pluie sur les plumes d’un canard ».

Il y a les intermèdes sonores, bruitistes, pour rajouter une énigme, un mystère. Théâtre ? Pas seulement. Des poèmes en prose viennent s’intercaler ainsi que des dialogues du passé. De quel passé ? Pas de réponse sur ce point, mémoire confuse, encore. Le tête-à-tête avec Rolf, le frère. Quand ? Où ? Comment ? On serait même tentés d’ajouter « pourquoi ? ». Les deux dernières pages : poème puis conte, puis monologue. L’écriture est parfois dure, vindicative peut-être, toujours ronde, voire sensuelle, ciselée. À ce propos, mention spéciale à la superbe traduction de Anne-Laure BRISAC. Cet « Hôtel rouge » vient de sortir chez Quidam éditeur, collection Made In Europe. Son originalité et la souffrance qu’il dégage ne vous laisseront pas de marbre.


(Warren Bismuth)

dimanche 7 octobre 2018

Éric LIBERGE, Gérard MORDILLAT & Jérôme PRIEUR « Le suaire – Deuxième tome, Turin 1898 »


Après un premier tome se déroulant dans les environs de Troyes en France en 1357


où un faux suaire du Christ vient d’être fabriqué de toutes pièces, ce deuxième volet nous entraîne à Turin, Italie, en 1898. Une certaine Lucia faribole en secret avec Enrico, un député socialiste, loin des yeux de son père Tomaso, monarchiste convaincu et autoritaire, alors que le fameux suaire du Christ a élu domicile à Turin après être passé par Chambéry depuis son départ de Lirey en 1357, et qu’il va être pour la première fois photographié par le chevalier Secundo Pia sur fond de tension populaire contre la monarchie.

Seulement, c’est Enrico qui va prêter une partie du matériel nécessaire à la prise photographique, et sa présence lors du spectacle de démonstration de ladite photo est très mal perçue par Tomaso qui s’étouffe de rage. Lucia, la fille de ce dernier, est tiraillée et va devoir bientôt choisir entre son père ou son amant. Alors qu’elle observe la fameuse photo du suaire enfin développée et censée représenter la figure du Christ alors suant, elle y voit le visage de Tomaso, ou croit le voir. Un duel à mort se prépare…

Mêmes éléments que pour le tome 1, le scénario me paraît toutefois ici plus abouti. À partir d’une histoire vraie, celle de la première photo du saint suaire en 1898, à partir de personnages historiques ayant existé (c’est bien ce Secundo Pia qui a pris la photo), les auteurs imaginent une fiction assez sombre mais fortement teintée de romantisme. Cependant, à cette époque l’antisémitisme bat son plein et l’on se dispute la religion du Christ, refusant obstinément pour certains d’admette qu’il fût juif. Tous les débats ayant trait à la religion ou la politique (monarchistes contre socialistes) sont enflammés et exacerbés. La lutte est féroce et, sans mauvais jeu de mots, de mauvaise foi.

Mais encore une fois, ce sont les dessins qui donnent la véritable force de cet album : du noir et blanc très travaillé avec un relief impressionnant, des visages et corps très expressifs, des détails assez spectaculaires dans les décors, pour un rendu tout à fait éblouissant. Mention spéciale pour les somptueux intérieurs de bâtiments.

Le troisième et dernier tome emmènera le suaire du côté du Texas en 2019. Bien sûr, nous en reparlerons afin de clore à notre manière cette superbe trilogie. En attendant, le tome 2 vient de sortir chez Futuropolis, et vous feriez bien d’aller entre autres fouiller le visuel de l’affaire.


(Warren BISMUTH)

vendredi 5 octobre 2018

Philippe RICHELLE & Pierre WACHS « Les guerriers de Dieu – Tome 4 – Le tueur du roi »


Un tome qui commence en fanfare avec la mort annoncée du duc François de GUISE en 1563 (voir tome précédent), décès qui enterre également la première guerre de religion. Le clan catholique compte bien se venger. Déjà des tractations secrètes se mettent en place pour contrer les huguenots d’un côté, et revoir en partie les attributions sur les trônes royaux. Les protestants s’organisent également, notamment par le biais d’un chevalier, Arnaud de Boissac et de son fidèle imprimeur, Denis Favre (tous deux fictifs et héros de cette série). Boissac semble s’être rangé des vélos avec sa petite vie de famille calme et apaisante, mais c’était sans compter sur les stratagèmes ennemis. Pour les catholiques, l’amiral Gaspard de COLIGNY reste l’ennemi à abattre. Quant à Boissac, il va se retrouver bien malgré lui espion royaliste pour rapporter les faits et gestes de COLIGNY aux catholiques.

Ce quatrième volet, peut-être plus psychologique que les précédents, fait la part belle aux interrogations au sommet de l’Etat, aux trahisons, aux manipulations. Certes, un peu d’action ne fait pas de mal, et la bataille de Jarnac en 1569 où le prince de CONDÉ va être occis vient mettre un peu de gaieté. En arrière-scène, Catherine de MEDICIS manipule ses troupes, surtout ses fils, dont le jeune roi CHARLES IX, caractère faible et influençable, à la fois allié des catholiques et des huguenots.

Ce volume sonne comme une veillée d’armes, les différents clans s’observent, se sentent le derrière, avec certes des coups bas, mais chacun paraît mettre en place un assaut décisif. Le volet se referme en 1571 ou 1572, peu avant le massacre de la Saint Barthélemy, ne nous laissant guère de doute sur le thème principal du tome 5.

Mais attention, munissez-vous de mouchoirs, jetables ou non (les non jetables font moins de mal à la planète), car il m’est douloureux de vous annoncer présentement que ce tome sera le dernier de la série, une série qui restera comme une approche historique convaincante et passionnante, détaillée, vive, faisant revivre un XVIe siècle un brin houleux et chaotique. Rien à redire non plus niveau dessins, c’est parfaitement réaliste et truffé de détails, diablement maîtrisé de bout en bout, rajoutant encore un peu plus de plaisir à la lecture. Un travail admirable qui nous rend impatients de lire l’ultime tome. Et une fois la mission accomplie, nous n’aurons plus qu’à tout reprendre du début afin de nous replonger avec gourmandise dans cette superbe saga. Ce volume 4 vient de sortir chez Glénat.


(Warren Bismuth)

mercredi 3 octobre 2018

Javier CERCAS « Le monarque des ombres »


Pas facile pour Javier CERCAS d’écrire ce récit consacré à l’un de ses ancêtres, un grand-oncle pour être tout à fait excat. Car cet aïeul est encombrant, il a en effet appartenu au mouvement de la Phalange en Espagne un peu avant le déclenchement de la guerre civile de 1936. C’est donc la courte vie de ce Manuel MENA que l’auteur va retracer. Courte car l’ancêtre s’est fait dessouder en 1938 en pleine guerre à 19 ans.

Paradoxalement le personnage principal de ce témoignage n’est peut-être pas le sieur Manuel mais bien un village planté et planqué près de la frontière portugaise : Ibahernando, resté figé au Moyen-âge. Car cette quête de la vérité (CERCAS ne sait pas grand-chose quand il commence son travail, et ne sait d’ailleurs pas à l’époque s’il utilisera un jour le résultat de ses recherches) va beaucoup s’arrêter dans ce bourg d’où est native la famille du romancier.

Contre toute attente, il va dénicher des survivants de l’avant-guerre. Encore mieux, il va pouvoir interviewer des personnes ayant plus ou côtoyé le Manuel en question. Des photos retrouvées – publiées dans le livre - en adresses données par des témoins, CERCAS va lentement reconstituer cette vie fantôme. Il va devoir extirper de vilains souvenirs de la guerre, reconnaître que sa famille était mouillée jusqu’au cou du côté des Phalangistes, voire carrément des Franquistes (CERCAS est un homme de gauche).

CERCAS entame un travail d’historien, mais bien sûr se retrouve indirectement impliqué en tant que descendant de MENA. Ainsi il tombe parfois dans le panneau de l’autobiographie partielle, se mettant lui-même en scène. Il a d’ailleurs du mal à entrer dans le sujet, par des hésitations, des supputations en rapport avec sa famille. Mais lorsqu’il commence véritablement son enquête, c’est du grand CERCAS qu’il livre, remontant avec brio à une période qu’il n’a pas connue. Il nous rappelle ce CERCAS qui m’avait tant enthousiasmé avec son récit « L’imposteur », celui d’un anarchiste affabulateur, manipulateur et mythomane refaisant son parcours afin de passer pour un héros national.

Dans « Le monarque des ombres », sorti en 2018 chez Actes Sud, il détaille la vie quotidienne et parfois sordide dans un village en temps de guerre civile, loin de Madrid ou de Barcelone, dans un temps ou un assassinat est appelé « promenade », où la délation est monnaie courante et où la population tient à se placer du côté du plus fort, du vainqueur, de Franco et ses troupes. Récit émouvant, passionnant, un récit historique qu’il étaye de fac-similés afin de le rendre encore plus authentique. Un bouquin nécessaire pour percevoir et explorer une facette méconnue de la guerre d’Espagne. Une quête qui va permettre à l'auteur une comparaison audacieuse avec « L’iliade » et « L’odyssée ».

(Warren Bismuth)