mardi 28 janvier 2020

Amandine DHÉE « À mains nues »


Amandine DHÉE signe, avec cette parution de 2020, un nouvel ouvrage féministe et engagé. Pas si loin de « La Femme brouillon », qui parlait de maternité, « À main nues » décortique la sexualité féminine, dans ce qu’elle a de trivial souvent, mais qui a le mérite d’interroger les représentations communément admises et de mettre en mots, crûment parfois, ce qui reste souvent dissimulé sous le drap blanc de la bienséance.

« Et soudain, ça me manque. Ça me manque d’avoir mal au ventre et jusqu’au bout des doigts pour quelqu’un. » L’exclusivité sexuelle davantage que la fidélité, l’appropriation de son désir et de son plaisir, la réappropriation d’un corps qui se perd au hasard des maternités, et du quotidien qui parfois anesthésie. Mais toujours cette petite musique en toile de fond qui nous rappelle combien nous sommes vivantes, d’abord grâce à nous et grâce à l’autre aussi, qui intervient comme vecteur possible de cet épanouissement.

Amandine DHEE liste, avec la pudeur de l’emploi de la troisième personne du singulier, le parcours commun d’une jeune femme qui découvre son corps, qui s’interroge, qui va rencontrer son premier amour, se mettre en couple. Les désillusions, les contes de fée qui s’écroulent, le retour à la réalité, parfois violent et impromptu « Pourquoi elle part, un si gentil garçon, il ne la trompe pas, il n’est pas violent. Qu’elle le dise tout de suite si le bonheur l’emmerde. Pas nette, cette fille. »

Alors, oui, parfois l’auteure enfonce des portes ouvertes, on tourne les pages et l’on se dit « mais oui, mais bon sang, mais bien sûr voyons. » Le constat néanmoins, c’est qu’au XXIème siècle il est toujours compliqué d’exprimer ce type d’avis, tranché au couteau et pourtant pas si net que cela parfois. De décrire la duplicité des femmes dans leur rapport à ce qu’on leur enseigne, ce qu’elles doivent être, tout en portant l’héritage du combat de leurs ancêtres. Cette culpabilité sans cesse teintée de ce besoin affectif lié à l’autre « Une nuit elle se blottit contre lui. Quelque chose se repose (…) c’est sa peau qui décide. Le lendemain, elle reprend ses esprits. Se souvient qu’elle est une femme libre, mystérieuse et insaisissable. » Trouver l’équilibre, être en accord avec soi-même, respecter l’autre, respecter l’héritage d’un amour qui a fini par disparaître aussi promptement qu’il est arrivé. Un travail de funambule dont l’auteure ne nous livre pas la clé, la formule magique, miracle qui nous permettrait à coup sûr de jouir et de vivre heureuses.

L’ouvrage s’achève sur une jolie note, sur un autre tabou, qui n’est pas que lié à la féminité : la sexualité des personnes âgées. « J’en étais sûre. Le meilleur est à venir. »
136 pages qu’il est bon de lire et de faire tourner autour de soi, afin de se rendre compte que l’on est toutes différentes mais bien souvent semblables dans les questionnements qui entourent notre sexualité et notre rapport au couple, sur notre être au monde dans une société qui reste dramatiquement patriarcale, ce qui fait peser sur les femmes et sur les hommes aussi, une chape de plomb dont on peine à se débarrasser.

Et puis c’est édité à La Contre Allée, gage de qualité.


(Emilia Sancti)

samedi 25 janvier 2020

Emma GOLDMAN « Vivre ma vie – une anarchiste au temps des révolutions »


La vertigineuse autobiographie de l’infatigable militante anarchiste Emma GOLDMAN enfin disponible en intégralité ! Jusque là éditée en France de manière largement et honteusement tronquée, « Vivre ma vie » est sorti en 2018 aux éditions L’échappée en version complète, l’éditeur ayant mis le paquet tant au niveau de la présentation et de la qualité de l’objet que dans son contenu : pas moins de 1100 pages grand format pour une traduction époustouflante de Laure BATIER et Jacqueline REUSS.

Emma GOLDMAN a mis deux ans à écrire ce livre, entre 1928 et 1930. De façon donc très logique n’apparaissent pas les années où elle a lutté contre la dictature en Espagne, ni la mort de son « double » Alexandre BERKMAN, ni sa retraite au Canada où elle mourra en 1940.

Née en 1869, Emma GOLDMAN est russe mais, tyrannisée par son père, quitte le pays en 1885 pour rejoindre les Etats-Unis où vit sa sœur bien aimée. Là-bas, elle va faire plus ample connaissance avec le militantisme et les milieux anarchistes, notamment par le biais du drame de Haymarket Square en 1886 où, après une manifestation violente terminée en bain de sang, huit anarchistes sont arrêtés (quatre seront pendus). Après cette atrocité, Emma GOLDMAN entre définitivement dans le mouvement anarchiste auquel elle restera fidèle jusqu’à sa mort. Mais c’est en 1889 que pour elle tout bascule par sa rencontre avec Alexandre BERKMAN (Sasha), son moteur et son amour de toujours, même s’ils ne formèrent pas un couple en tant que tel.

Soyons brefs, car le livre regorge de détails indispensables pour mieux connaître la société contemporaine à Emma GOLDMAN et plus particulièrement les milieux anarchistes. Dans ce bouquin comme dans la vie, Emma GOLDMAN va croiser des centaines de militants et amis, des centaines d’adversaires politiques, des centaines d’ennemis. Tout est foisonnant : les détails, les biographies pourtant succinctes de personnages qu’elle a bien connus, les meetings, nombreux et parfois violents, les censures de l’État ou des dirigeants locaux, le journal Mother Earth qu’elle avait fondé, les bagarres, les faux papiers, etc. Il serait fastidieux de se focaliser sur un résumé de l’œuvre.

On voit du beau linge dans ce récit : Errico MALATESTA, Pierre KROPOTKINE, Sébastien FAURE, Louise MICHEL, Nestor MAKHNO et tant d’autres côté anarchiste, des moins célèbres mais tout aussi actifs. Pour les non anarchistes, Jack LONDON, Léon TROTSKI, LÉNINE, l’écrivain russe Vladimir KOROLENKO entre autres. Ce livre bouillonnant est, comme son auteure, toujours en mouvement.

Expulsée des Etats-Unis toute fin 1919, elle débarque en Russie révolutionnaire début 1920, pleine d’espoir et de convictions pour les soviets. C’est ici, sur ses terres natales, qu’elle semble changer. Elle est attirée par le gouvernement bolchevique, ne peut en admettre les erreurs, les massacres, la misère, elle pointe l’aristocratie bourgeoise comme responsable (en cela elle suivra aveuglément, au moins pour un temps, les convictions du pouvoir). Alors que pourtant ses proches lui conseillent de se méfier, elle reste attentiste mais pas « anti », elle concède, elle ramollit. Il faudra le massacre commandité par LÉNINE et TROTSKI des marins anarchistes de Kronstadt en 1921 pour lui faire prendre conscience de l’immense danger représenté par le bolchevisme et sa dictature du prolétariat. Mieux : elle refusera son aide à Nestor MAKHNO, l’anarchiste paysan menant une immense armée libertaire en Ukraine contre le système léniniste. Lorsqu’elle se réveille, le mal est fait, les troupes de MAKHNO ont succombé. Ayant de plus en plus de mal à vivre dans cette tourmente, Emma GODMAN fuit la Russie à la toute fin de 1921, après deux ans de désillusions.

Elle passe par l’Allemagne, l’Angleterre, le Canada, avant de partir s’installer dans le sud de la France, c’est là qu’elle écrit son autobiographie présentée ici. Elle est brute, sans concessions. Emma GOLDMAN fut sur tous les fronts sociétaux de l’anarchisme d’alors : anti-capitalisme, anti-étatique, anti-militariste, se battant contre la censure, pour les camarades emprisonnés, pour la condition de la femme, pour le contrôle des naissances par la légalisation des contraceptifs, pour la liberté sexuelle (je vais y revenir), pour l’égalité, contre l’antisémitisme, le racisme, la liste peut être allongée à l’envi.

Ce qui m’a gêné dans ce récit, et malgré une sorte d’admiration que je pouvais avoir pour la militante Emma GOLDMAN, c’est la femme privée, elle m’a perturbé voire agacé. Toujours soucieuse de son image publique, elle se vexe tout rouge (et noir) lorsqu’elle est critiquée, par exemple dans les médias, elle est très autoritaire (une amie me souffle qu’une femme engagée et de surcroît révolutionnaire à cette époque ne pouvait qu’être autoritaire pour se faire entendre, dont acte) et manie la mauvaise foi avec une certaine dextérité. Elle est pour l’union libre mais paraît jalouse des conquêtes de ses petits amis. Elle n’est pas tendre avec certaines femmes proches de ses amis mâles.

Le plus pénible est peut-être sa vision des hommes : avant même que l’on sache si tel monsieur est militant et si oui dans quel camp et sur quels thèmes, Emma nous apprend qu’il est beau, séduisant, elle semble même rejeter les hommes qui ne lui conviennent pas physiquement, ceci a été un obstacle non négligeable dans ma lecture. Elle pardonne facilement à un garçon entrant dans ses critères de beauté physique (ah, le cas de Ben, son amoureux pendant des années, beau comme un Dieu, des yeux hypnotisants, qu’elle finit par dépeindre comme un imbécile, alors que le lectorat avait rectifié dès l’entrée en scène de ce beau garçon un brin immature et influençable), elle est résolument attirée par l’image physique et ce qu’elle dégage à ses yeux, ce qui par ailleurs n’apporte rien au récit et peut décrédibiliser un brin son action féministe radicale.

Emma GOLDMAN sait être vindicative, se montre nerveuse et impulsive, parfois hors de contrôle, et toujours cette obsession pour les hommes (elle a par ailleurs eu de nombreux amants) et son image publique, cette dernière pouvant sur certains passages la faire passer pour égocentrique et narcissique, elle qui pourtant a combattu sa vie durant l’injustice. Toujours du côté des opprimés, elle a parfois payé de sa personne – plusieurs fois emprisonnée -, de sa santé, se trouvant dans des situations inextricables, aux Etats-Unis comme en Russie soviétique. Il y a comme un paradoxe entre ces deux aspects : altruiste et en même temps autocentrée.

Quoi que je puisse en dire, Emma GOLDMAN reste une référence de premier ordre dans le combat anarchiste et féministe. Ce livre est une véritable bible de l’action anarchiste internationale entre 1885 et 1930 (il ne sera donc pas fait état de la montée du nazisme), il est un condensé d’histoire, de militantisme, de politique, de violence d’État. Bien sûr tout est vu avec les yeux d’Emma GODMAN, on peut, on doit ne pas être d’accord avec certains propos, il n’empêche que c’est un témoignage pointu et détaillé du début du capitalisme comme de celui du communisme autoritaire (même si là, je le répète, elle sera moins véhémente, plus nuancée et parfois contradictoire). Farci de détails en tout genre, il se lit lentement, d’autant que le bébé pèse tout de même son kilo et demi et qu’il peut être très inconfortable de le tenir longtemps en mains.

Il faut se laisser le temps de tout assimiler, de parfois éteindre sa colère (voir plus haut sur certains comportements de la femme privée). Ce livre est une bombe incendiaire, un pamphlet anti-autoritaire de haute volée, alors ne boudez pas votre plaisir, faites abstraction des passages embarrassants et devenez incollables sur la période pendant laquelle s’étendent les histoires du bouquin.

Esthétiquement, ce livre est incomparable, de toute beauté, couverture rigide et épaisse, papier et encre d’une qualité supérieure, on prend plaisir à le choyer, d’autant qu’il est agrémenté d’une préface très éclairante, de photos et portraits d’époque. Il se termine par deux index des publications, organisations et personnages rencontrés au fil des pages, il est incontournable dans le domaine. Et chanceux que je suis, il m’a été offert par une personne qui tient une grande place dans ma vie, « Vivre ma vie » c’est aussi cela.


(Warren Bismuth)

mardi 21 janvier 2020

Inge SCHOLL « La rose blanche – Six allemands contre le nazisme »


Au printemps 1942 se forme une petite organisation de résistance à l’ogre nazi, La rose blanche. Particularités : elle est allemande, chrétienne, et émanant de militant.es qui dans les années 30 avaient pourtant tellement vus d’un bon œil le Reich d’HITLER que certain.es avaient adhéré aux jeunesses hitlériennes. C’est à Munich que le projet est fécondé, tout d’abord par deux hommes, Hans SCHOLL et Alexander SCHMORELL, rapidement rejoints par la sœur d’Hans, Sophie, ainsi que certains proches. Six personnes composent le noyau dur.

C’est surtout par le biais de tracts offensifs que se résume leur action. Le but de ces tracts est d’inonder le territoire allemand, éveiller les consciences face au nazisme. « Sophie habitait Munich depuis à peine six semaines quand un événement extraordinaire se produisit à l’université. Des tracts passaient de main en main ; une émotion très vive régnait parmi les étudiants. Un sentiment complexe fait de triomphe, d’enthousiasme, de dégoût et d’indignation s’éveillait en eux ». Que disent ces tracts en substance ? « Il n’est rien de plus indigne d’un peuple civilisé que de se laisser, sans résistance, régir par l’obscur bon plaisir d’une clique de despotes… ». L’offensive est lancée malgré la pénurie de papier. De plus, des graffitis hostiles au Reich commencent à fleurir sur les murs.

Mais environ un an après le début de l’aventure, les membres de La rose blanche sont arrêtés, Hans et Sophie en tête. Interrogatoires, simulacre de procès débouchant sur des condamnations à mort, effectuées immédiatement en février 1943. C’est l’aînée de la fratrie, Inge SCHOLL, qui décide en 1955 d’écrire l’histoire de La rose blanche, de son frère et de sa sœur. Si le style n’est pas parfait, le fond est un élément historique incontournable de la résistance de l’intérieur, où de simples citoyens jouent leur vie pour faire chuter l’État nazi.

Ce qui frappe dans ce document, c’est la relation quasi charnelle à Dieu. Une famille de chrétiens pratiquants. Donc ici il n’est nullement question de révolution ni de l’avènement du gauchisme, mais bien une opposition directe et frontale à l’horreur. Ce court récit est augmenté de retranscriptions de certains des tracts de La rose blanche. Là encore, stupéfaction : la religion tient une place de poids : « Aussi faut-il que tout individu prenne conscience de sa responsabilité en tant que membre de la civilisation occidentale chrétienne », les références au diable, à Satan sont nombreuses et parfois pesantes, je vous les épargnerai. Cependant, la lutte, la vraie, est palpable dans des extraits magnifiques et sulfureux : « Et maintenant, la fin est proche. Il s’agit de se reconnaître les uns les autres, de s’expliquer clairement d’hommes à hommes ; d’avoir ce seul impératif sans cesse présent à l’esprit ; de ne s’accorder aucun repos avant que tout allemand ne soit persuadé de l’absolue nécessité de la lutte contre ce régime. Si une telle vague de soulèvement traverse le pays, si quelque chose est enfin ˝dans l’air˝, alors et alors seulement, ce système peut s’écrouler. Le dernier sursaut exigera toutes nos forces. La fin sera atroce, mais si terrible qu’elle doive être, elle est moins redoutable qu’une atrocité sans fin ».

Le dernier tract avant l’arrestation des membres de l’organisation est le plus violent, le plus virulent, le plus beau aussi. Ce qu’il faut retenir de cette expérience, c’est que l’Église ne suivit pas toujours les préceptes de collaboration, de la papauté notamment, qu’elle s’est rebellée et s’est organisée pour agir concrètement. Et même si la religion prend une grande place dans le présent récit, n’oublions pas le combat d’humains, même si encore une fois ceux-ci ne furent pas révolutionnaires en un temps pourtant inspirant pour l’apocalypse.

Sorti en France en 1955 aux incontournables éditions de Minuit, il fut dans cette maison réédité à maintes reprises, la dernière version poche date de 2018.


(Warren Bismuth)

dimanche 19 janvier 2020

VERCORS « Le piège à loup »


En 1964 dans une bourgade de l’Yonne, un étranger disparaît puis réapparaît. Précisément dans une maison située en bordure de bois et habitée par la narratrice de 18 ans, son père marchand de bois et sa tante. L’étranger vient d’être découvert par deux chasseurs, il vient de se blesser dans un piège à loups, il est recueilli par la famille de la narratrice pour quelques jours.

Le père doit s’absenter, laissant non sans appréhension l’étranger sous son propre toit, en compagnie des deux femmes. Cet étranger se présente, dit s’appeler Julien Durand. Un dialogue s’opère entre lui et la narratrice. Elle a été élevée chez les Sœurs pendant 11 ans, puis son père l’a récupérée, cela fait désormais 7 ans qu’ils vivent ensemble, sans complicité et sans véritable amour. Julien et la narratrice possèdent un point commun : chacun a perdu sa mère. Quant au père de Julien, il a été dénoncé, arrêté, torturé et assassiné en pleine seconde guerre mondiale. Par qui ?

Cette novella (même s’il est noté « récit » sous le titre) écrite en octobre 1978 fut publiée en 1979. Il se pourrait fort que les parcours de la narratrice et de Julien soient mêlés. Dans un imbroglio âpre et fascinant, les deux personnages vont faire connaissance, se livrer des secrets, rapidement, avant que la tante ne vienne interrompre leur dialogue de manière brutale. Saurait-elle quelque chose à propos de la mort du père de Julien ? Saurait-elle qui l’a dénoncé ?

La trame du « Piège à loup » n’est pas sans rappeler la célèbre nouvelle de VERCORS « Le silence de la mer », récit qui l’a rendu célèbre, la première publication, alors clandestine, des éditions de Minuit que l’auteur avait co-fondé. Tout d’abord distants, deux jeunes protagonistes se domestiquent et finissent par se parler. L’action du « Silence de la mer » se déroulait en pleine deuxième guerre mondiale, presque au début, le sujet en était l’occupation allemande. Ici ce sont les destins français liés à cette guerre que l’auteur nous fait découvrir. En quelques dizaines de pages, VERCORS nous met à la renverse, par son écriture un peu vieille école mais diablement efficace. Là où « Le silence de la mer » restait dans les non-dits, « Le piège à loup » délivre ses mystères, ou plutôt ceux de la collaboration, là aussi dans un décor minimal et austère, expurgé de tous ses détails.

Ce « Piège à loup » n’est pas l’une des publications les plus connues de VERCORS, pourtant elle est bien plantée dans l’univers de l’écrivain, elle est sombre, rondement menée, sans fausse note et sans dialogues intempestifs. Elle est à la fois sobre et sombre, nous renvoyant à notre passé national, n’a pas pris une ride et résonne historiquement de manière assez particulière. Encore un récit de VERCORS à conseiller, on dirait que je le fais exprès. Mais lorsqu’on a un écrivain dans la peau, ce serait dommage de le garder par-devers soi.

(Warren Bismuth)

mardi 14 janvier 2020

Antoine WAUTERS « Sylvia »


« Sylvia » est l'un de ces ouvrages hybrides que l'on peine à classer dans un quelconque genre littéraire. Tout à la fois autofiction et poésie en prose, Antoine WAUTERS sublime son propos par une magnifique mise en page, et distille son propos paragraphe par paragraphe. Quatre chapitres. Le premier sur le parcours et les souffrances de Sylvia. Ici elle se confond avec le narrateur/auteur dans une double biographie.

« Sylvia » se caractérise par son titre, en hommage à Sylvia PLATH, fabuleuse poétesse (mais aussi romancière et essayiste) qui connut une fin tragique en se suicidant en 1963 à 30 ans. Antoine WAUTERS la cite à de nombreuses reprises tout au long des 83 courtes pages de son récit. Un récit vite avalé mais sur lequel on revient sans cesse, par amour des mots, des figures et de la finesse de ses descriptions. La réalité crue teintée de pudeur.

Antoine WAUTERS choisit de revenir sur l'histoire de ses grands-pères, ou plutôt sur l'histoire de leur mort et des sentiments contradictoires avec lesquels il a dû composer. L'ouvrage se décompose donc en quatre parties : « Maintenant que vous êtes nus », « Charles », « Armand », « Malgré que je ne vous touche plus.»

Chapitre 2 : Charles (1924/2009), l’un des grands-pères du narrateur, frappé de la maladie d’Alzheimer, fin de vie épouvantable, placé en institut spécialisé par sa femme Andrée, que d’ailleurs il ne reconnaît pas. De cet institut il s’échappe dans une étourdissante descente aux enfers, des pages poignantes et sublimes.

Cette organisation donne un aspect circulaire à l'ouvrage, on y retrouve cette phrase « Sylvia. Arquée comme petite » (en introduction et en conclusion). En effet, ce sont les vers de la poétesse qui accompagnent le récit de WAUTERS, qui inspirent même les récits qui sont faits. Mots dans lesquels il trouve la force de raconter l'indicible : la mort, la dégradation lente de l'enveloppe corporelle, l'esprit qui ploie comme une vieille branche et qui finit par rompre. Alzheimer est décrite de manière absolument incroyable, le lâcher-prise de l'individu qui a choisi de mourir aussi. Cela questionne énormément sur la prise en charge de la fin de vie, sur la manière de respecter l'envie de celle ou de celui qui décide consciemment que son passage parmi les vivant-es a déjà trop duré.

Chapitre 3 : Armand, l’autre grand-père, mourant lui aussi. Douleur du narrateur : « Et chaque mot que j’écris – qui me maintient en vie et dans le même temps m’éloigne de la vie – me rapproche de vous. De toi Charles et de ton corps Armand, maintenant plus mince qu’un ballot de paille, un corps de petite fille ou la moitié du mien, corps vivant qui reste là : à moitié inconscient, flottant et flou, perdu et sans mémoire comme sont perdus et sans mémoire tes propres personnages, Sylvia ».

Antoine WAUTERS a subi ces deux pertes en peu de temps : huit mois se sont écoulés entre le décès de Charles (grand-père paternel) et celui d'Armand (grand-père maternel). Chacune de ces pertes feront l'objet d'un chapitre indépendant.

Chapitre 4, très bref. 2014, naissance de Sélim, enfant du narrateur, qui peut-être remplacera les défunts dans son cœur éprouvé.

Un court roman hanté par la mort, où une inconnue du narrateur vient s’inviter au chevet de ses proches, celle qu’il a pourtant tant aimé par ses phrases, ses poèmes et sa vie gâchée. L'ouvrage est tellement court que nous ne pouvons en raconter quoi que ce soit sans en gâcher le plaisir de la découverte. Il faut en retenir, mais c'est d'usage chez Antoine WAUTERS (nous vous invitons à lire les précédentes chroniques consacrées à cet auteur), la finesse de ses analyses, la justesse de ses descriptions, la pudeur mais aussi la violence qui habitent chacune de ses phrases.

L'universalité du propos est sans doute ce qui touche le plus, encore une fois, c'est une caractéristique que nous retrouvons jusqu'à présent dans ses écrits, chacun-e d'entre nous à quelque chose à y trouver et les mots résonnent, font écho.

Un magnifique ouvrage servit par un éditeur excellent, qui nous livre là un bijou d'esthétisme tant par le fond que par la forme.


(Emilia Sancti & Warren Bismuth)

samedi 11 janvier 2020

Varlam CHALAMOV « Les récits de la Kolyma »


Avant d’entrer dans le dur, revenons sur les dates importantes de la vie du russe CHALAMOV (1907-1982) et des raisons de ses déportations, indispensables pour bien cerner ce qui va suivre. Trotskiste, il diffuse en 1929 ce qui sera appelé « Le testament de Lénine » pamphlet mettant en garde contre le pouvoir absolu de STALINE. Il est arrêté, condamné pour cinq ans puis expédié au camp de la Vichera d’où il sortira en 1932. À nouveau arrêté en 1937 pour « activité trotskiste contre-révolutionnaire » et à nouveau condamné pour cinq ans, il est déporté dans les sinistres camps de la Kolyma, à l’extrême nord-est de la Russie, dans lequel il travaille à la mine. Toujours prisonnier, il est pourtant à nouveau condamné en 1943 pour dix ans supplémentaires, pour avoir affirmé que l’écrivain Ivan BOUNINE faisait partie de la littérature classique russe.

En 1946, contre toute attente, CHALAMOV est nommé aide-médecin au sein même de la Kolyma. Sa souffrance physique s’en trouve allégée. Bien qu’il soit libéré en 1951, il reste à Magadane, ville principale de la Kolyma, jusque fin 1953 (année de la mort de STALINE) où il retrouve enfin sa famille. Mais il divorce rapidement. Il est réhabilité par le pouvoir soviétique en 1956. Il aura passé près de 20 ans en détention. Il entreprend l’écriture de son colossal témoignage en 1954 sur les conditions de détention à la Kolyma, à peine sorti du bagne, il poursuivra son travail de longue haleine jusqu’en 1973 (autant d’années à écrire ses mémoires que d’incarcération). Pour témoigner, pour défier le destin : « Nous connaissons la loi des auteurs de Mémoires, leur foi fondatrice, essentielle : a raison celui qui écrit en dernier, celui qui a survécu, qui a traversé le flot de témoins et prononce son verdict de l’air d’un homme qui détient la vérité absolue ». Cette vérité, il veut la faire exploser à la face du monde.

Cet impressionnant livre massue comporte six recueils en plus de 1500 pages (!!!), il est vertigineux : 143 nouvelles, toutes ayant trait à la vie dans la Kolyma. Chronologiquement elles sont placées dans le désordre, mais sont-ce vraiment des nouvelles ? C’est ici le point crucial de ce récit : si elles peuvent être lues isolément ou sans aucun ordre structuré, elles représentent un tout fluide, un témoignage précis et effrayant des conditions de détention dans un camp soviétique, elles sont une seule et unique confession écrite sur 20 ans. Ce récit pris dans sa globalité peut aussi se lire comme un roman sans fiction, puisque divers personnages reviennent, parfois sous des noms différents. Même le narrateur, CHALAMOV pourtant, change régulièrement d’identité pour devenir un autre, afin de pouvoir peut-être ainsi raconter l’indicible, un besoin de se camper dans la peau d’un autre, fut-il un fantôme. Il donne certains noms d’écrivains pour les protagonistes, comme pour affirmer que la littérature est indestructible. Quelques nouvelles sont longues et structurées comme un petit roman, dedans tout y est vrai.

Atteindre la Kolyma, c’est partir de Moscou jusqu’à Vladivostok pour un voyage de quarante-cinq jours, puis embarquer dans un bateau de Vladivostok au point final pour cinq jours et y trouver misère, faim, agonie, fièvre, dysenterie, scorbut. Pour les prisonniers, l’enjeu principal est de survivre au diable STALINE (la plupart n’y parviendront pas). Dans ce camp ils font connaissance avec le travail obligatoire : les mines, les gisements aurifères, pour certains jusqu’à ce que mort s’ensuive. Une règle, horrible, les 3 D : démence, dysenterie, dystrophie. « Le pouvoir, c’est la corruption. L’ivresse que donne le pouvoir sur autrui, l’impunité, le sadisme, l’art de manier la carotte et le bâton, voilà l’échelle morale d’une carrière de chef ».

De cette expérience concentrationnaire où le froid glacial est l’ennemi quotidien – pour juger de la température les prisonniers crachent : à partir de moins 50°, leur crachat gèle avant même de rejoindre le sol, la température pouvant descendre jusqu’à moins 60°- je ne vous dévoilerai rien, il faut lire ce recueil ahurissant, faits de détails très précis nous serrant à la gorge. Il est cependant nécessaire d’effectuer des pauses : 1500 pages sur l’univers concentrationnaire de la Kolyma ne se lisent pas d’une traite. Celles-ci sont pourtant captivantes, démesurées, colossales, en un mot : russes. De nombreuses biographies succinctes viennent émailler le tout, elles sont un témoignage supplémentaire.

Il est question en ces pages de littérature (nous sommes en Russie – en U.R.S.S. pardon, ne l’oublions pas), beaucoup de prisonniers tiendront le coup grâce à des vers appris, les livres sont en effet interdits dans le camp, beaucoup d’écrivains et/ou de poètes seront déportés, mourront en camps (MANDELSTAM pour n’en citer qu’un). La littérature encore avec ce recueil surprenant, « Essais sur le monde du crime » ou le ton change. CHALAMOV se fait très offensif contre ceux des camps qu’il nomme les truands, il en veut à DOSTOIEVSKI de ne pas les avoir cloués au pilori. Nous pouvons ne pas être d’accord avec cet essai (qui n’en est par ailleurs par complètement un non plus) qui semble résumer la définition de truand en peu de mots, en faire une catégorie spéciale, expurgée de sa complexité. Ce récit est cependant une partie non négligeable du recueil qui se lit dans son ensemble comme un clou que l’on plante toujours un peu plus profond dans un cercueil. Son style est très littéraire. Le livre sera tout d’abord diffusé clandestinement à partir de 1966 (bien qu’il ne soit pas terminé dans son intégralité), première publication hors U.R.S.S. en 1978. Dans son pays natal, CHALAMOV n’assistera pas à sa première publication qui aura lieu en 1987, il se sera éteint en 1982, miséreux, dans un hôpital psychiatrique.

Ce sont les éditions Verdier qui nous ont permis de redécouvrir en 2003 cette œuvre gigantesque – souvent comparée à celle de SOJENYTSINE, pourtant les deux hommes s’appréciaient peu -, elle est un témoignage essentiel sur un vécu apocalyptique, il vous faudra par moments avoir les tripes bien accrochées, mais sa lecture d’une force toute slave est un document exceptionnel. Pour les plus pressé.es, une version expurgée de moins de 200 pages existe, toujours aux éditions Verdier, en format poche. Pour la version intégrale ici présentée, pas moins de trois traductrices : Catherine FOURNIER, Sophie BENECH et Luba JURGENSON pour faire revivre l’enfer, bravo et merci à elles. Recueil possédant une préface et une postface très bien senties pour mieux se familiariser avec la condition historique. Un travail titanesque à tous les niveaux.


(Warren Bismuth)


mercredi 8 janvier 2020

Jean ECHENOZ « Vie de Gérard Fulmard »


Un nouveau ECHENOZ est toujours une sorte d’événement littéraire. Aussi je me suis empressé de l’acquérir le jour même de sa sortie et n’ai pas résisté à l’envie de l’ouvrir illico, ne pouvant rapidement plus détourner les yeux de ces pages.

On ne résume pas un ECHENOZ, car forcément tout va de travers. Le maître de la digression en tous genres est un diablotin pour vous faire tourner en bourrique. Cette fois-ci, le point de départ est un satellite russe, reliquat de la guerre froide, s’écrasant sur un hypermarché, vingt tonnes sur le magasin, comme ça, d’un coup, sans même prévenir. L’une des victimes est Robert d’Ortho, propriétaire de Gérard Fulmard.

S’il vous faudra rapidement oublier le personnage de d’Ortho, gardez en revanche celui de Fulmard en mémoire, ce sera lui le héros malheureux de ce roman casse-tête. Le Fulmard en question a été entre autres steward, puis auto-entrepreneur, mais tout a périclité, et il est présentement au chômage. Il se voit approché de manière singulière par des membres d’un parti politique, la F.P.I., autrement dit la Fédération Populaire Indépendante, tout un programme (politique) ! La secrétaire générale du parti, Nicole Tourneur, vient d’être enlevée. Mais on me dit dans l’oreillette (droite) qu’elle aurait déjà été assassinée par ses ravisseurs.

Les dirigeants de cette mystérieuse F.P.I. peuvent bien entendu faire penser à des politiciens existants, les scènes aussi : magouilles, intrigues, coups bas, intimidations. Vous ferez connaissance avec le gratin du parti : le bureau exécutif, le secrétariat général, la sécurité, la coordination inter-sections, les tendances au sein du même parti, etc. Fulmard peut être vu comme l’un de ces quidams sans aspérités, un poil naïf, avec ce petit côté Pierre Richard qui ne peut que le rendre attachant.

En de courts chapitres modernes et rythmés, ECHENOZ prend son lectorat en permanence à contre-pied : alors que nous nous attendons à une chute, l’auteur part sur un autre décor, parfois de nouveaux personnages, puis revient, mais comme habillé différemment, avec d’autres objectifs, que bien sûr là aussi il abandonne bien vite. Avant de reprendre. Plus loin. L’écriture, c’est là le talon d’Achille d’ECHENOZ : d’une précision chirurgicale (clin d’œil pour la fin du roman), riche et dense, enrobée et savoureuse, elle a un goût de miel pour parler du tragique. On rit beaucoup, on en finit presque par oublier le scénario, impatients de parvenir au prochain calembour, à la prochaine scène burlesque.

L’auteur dissèque chaque action à la perfection, jouant avec les mots, construisant un puzzle littéraire déconcertant : « Louise Tourneur nage vraiment très bien, sans zigzaguer ni se balancer gauchement ni procéder en force, travers classiques lorsqu’on s’aventure dans ce style, sans plier les jambes ni trop immerger ses épaules. Elle sait orienter ses surfaces motrices et ses appuis, ses bras la tractent latéralement sans aller se perdre en profondeur, ses mains s’extraient de l’eau par le pouce comme il convient pour y replonger par l’auriculaire. Ses voies aériennes sont dégagées, ses yeux fixent le ciel couvert et sa tête, gouvernail de son corps, demeure parfaitement immobile. Elle a eu de toute évidence un excellent professeur ».

Si ce roman n’est pas explicitement politique, il est une sorte de boutade acerbe qui en observe de loin les tracas, il n’est pas militant, il est une farce dégagée, libre, et comme je l’ai écrit plus haut, chirurgicale : « Arrive un temps où tout s’érode un peu plus chaque jour, là encore est l’usure du pouvoir : du royaume digestif à l’empire uro-génital, de la principauté cardiaque au grand-duché pulmonaire, sous protection de plus en plus fragile de limes fortifié de l’épiderme et sous contrôle bon an mal an de l’épiscopat cérébral, ces potentats finissent par s’essouffler ». Même Mike BRANT vient faire une apparition (par la fenêtre), c’est dire.

Un roman tout en acronymes, débutant avec un engin estampillé U.R.S.S., se poursuivant par la F.P.I. et se terminant (non je ne donnerai pas plus d’indices) par une I.R.M. ECHENOZ a encore frappé, et c’est tant mieux. Comme tous ses romans, celui-ci est sorti au éditions de Minuit, en ce tout début de 2020, l’année pourrait fort être foisonnante.


(Warren Bismuth)

lundi 6 janvier 2020

Jordi SOLER « Ce prince que je fus »


Tout commence vers 1520 lorsqu’au Mexique, Xipaguazin, fille du dernier empereur aztèque Moctezuma II, est enlevée par le capitaine Don Juan de Grau, baron espagnol de Toloríu. 500 ans plus tard, au XXe siècle, tout début des années 60, Federico de Grau Moctezuma se proclame de son Espagne natale le digne descendant de la princesse Xipaguazin, qui soit dit en passant était folle à lier. Une descendance qui ne tombe pas si mal pour le dictateur espagnol FRANCO. Désireux de redorer son blason auprès d’un Mexique qui le déteste et a stoppé toutes relations diplomatiques avec l’Espagne en 1939, il va tenter d’utiliser « Son Altesse Impériale » Federico de Grau pour qu’il lui serve de tremplin. Pour de Grau, c’est aussi une chance inespérée d’affirmer sa descendance, bientôt contestée. Le dictateur et le prince, alors âgé de 23 ans, vont se rencontrer à plusieurs reprises afin d’ouvrir des négociations avec le Mexique. Le peintre Salvador DALI va à cette occasion jouer une petite partition, tuée dans l’œuf.

Le prince va profiter de son titre, festoyer à tout crin, se saouler sans vergogne, menant grande vie. Exubérant (ses tenues scintillantes ne passent pas inaperçues), provocateur, ivrogne, ce prince semble aussi être un mystificateur, son héritage n’est peut-être pas aussi limpide que ce que de Grau veut bien en laisser voir. C’est ce qu’apprend le narrateur, journaliste (Jordi SOLER lui-même) en menant l’enquête, au départ afin de découvrir un possible trésor aztèque enfoui quelque part dans les Pyrénées, ensuite en décidant d’entreprendre une biographie du prince.

Un prince qui va vivre une descente aux enfers, une déchéance proche de l’apocalypse, qui va se saouler à ne plus en pouvoir, après avoir profité allègrement de la rente que lui aurait (vous noterez le conditionnel, voir plus loin) versé le Mexique en tant qu’unique héritier de la princesse Xipaguazin et descendant du dernier empereur aztèque.

Cette biographie est-elle véritable ? Il est permis d’en douter. Elle semble plutôt jaillie du cerveau en ébullition de l’auteur. Certes, le sinistre FRANCO a bel et bien – et malheureusement - existé, ses relations avec le Mexique furent impossibles, Moctezuma a également existé. Mais qu’en est-il de ce prince expansif ? La question reste posée, la fiction semble toutefois l’emporter. Quoi qu’il en soit, ce récit, documenté ou joliment inventé, est plein de rebondissements, de personnages hauts en couleur, de fêtes à tout casser (orgies psychédéliques dans les années 60). Le prince a également appris quelques tirades d’un film mexicain afin de les ressortir à ses convives pour faire plus figure locale.

Le narrateur dit avoir rencontré de Grau avant sa mort, survenue au tout début du XXIe siècle. Dans ce roman picaresque (plus qu’historique dirons-nous), l’action se déplace du Mexique en Espagne en passant par l’Angleterre, le narrateur, comme de Grau, ayant la bougeotte. Les phrases sont longues, riches et complexes, l’intrigue dense, il n’est pas impossible de se perdre entre deux paragraphes. L’humour, très présent, est particulièrement caustique. Géographiquement mais aussi dans l’espace temps, ce roman donne le tournis. De flashbacks médiévaux aux situations du presque présent en passant par les années 60 et la dictature franquiste, la lecture laisse peu de répit.

Si ce qui est écrit dans ce livre s’avérait réel, nous n’aurions pas affaire à un roman, mais bien à un documentaire, un essai biographique et historique pointu. Oui mais… Il est impossible de séparer le vrai du faux, le narrateur semblant se mettre dans la peau de « son » prince afin de mystifier à son tour le lectorat qui, en fin de compte, ne sait pas sur quel pied danser, manquant de repères. Et si tout était inventé ? Je vous laisse trancher la question et découvrir ce bouquin pour lequel il vous faudra peut-être mettre votre rationalisme de côté afin de le lire comme une vraie épopée fantasmée, sortie de l’imagination fertile d’un auteur qui a, possiblement à son tour, abusé du vin en brick et du whisky dont raffolait le prince. Livre inclassable paru en 2019 chez La Contre Allée, dans la collection la Sentinelle, scrupuleusement traduit par Jean-Marie SAINT-LU.


(Warren Bismuth)

mercredi 1 janvier 2020

Luc BLANVILLAIN « Le répondeur »


Baptiste, pas encore la trentaine, est un imitateur talentueux mais de seconde zone qui évolue dans un petit théâtre indépendant dirigé par Vincent, qui épaule baptiste. Un soir que ce dernier a laborieusement terminé sa prestation devant une foule colossale de 27 personnes, il est visité dans sa loge par son romancier favori, « Goncourt à la toute fin du vingtième siècle », Pierre Chozène. Ce que va lui demander Chozène paraît stupéfiant. Il prépare un nouveau livre, or il est sans cesse assailli d’appels sur son téléphone, ses amis, ses proches, son éditeur, des journalistes, tous semblent s’être ligués pour que Chozène n’ait plus cinq minutes à lui pour travailler.

Le service est le suivant : Baptiste peut-il devenir son « répondeur » ? C’est-à-dire imiter la voix de Chozène en gardant le téléphone portable de l’auteur afin de répondre à sa place mais avec sa voix aux importuns ? Bien sûr le romancier le rétribuera. Mieux, il lui confiera sa « bible », un bloc-notes composé de feuilles de bristol noircies des impressions de l’auteur sur les personnes qui l’appellent le plus souvent. Baptiste n’aura qu’à apprendre cette bible au fur et à mesure des appels afin de posséder quelques pistes utiles à ses réponses téléphoniques. Baptiste accepte, quitte le théâtre pour devenir en quelque sorte le « nègre » vocal de Chozène. Il quitte également son poste en agence d’intérim pour devenir la voix, le double et la conscience de Chozène.

Les premières imitations sont décourageantes : « Quoi de pire, qu’un mauvais imitateur ? C’était une double imposture ». Toutefois, la progression est rapide et il semble enfin en mesure de pouvoir doubler vocalement le célèbre romancier. D’ailleurs, les proches de Chozène tombent immédiatement dans le panneau, croyant parler à l’écrivain. C’est ainsi que Baptiste va faire connaissance avec Elsa, artiste peintre et fille de Chozène, entichée d’un certain Husson, journaliste et inconditionnel de l’auteur, un Husson qui deviendra promptement l’ennemi car, oui, Baptiste en pince pour Elsa.

De coups de fil en dialogues, Baptiste entre dans les secrets de la vie de Chozène, jeu morbide qu’il finit par affectionner. Il va même s’offrir quelques situations cocasses ou embarrassantes, toujours sous la voix de Chozène, que ce soit avec des journalistes, Elsa, Husson (jeu dangereux), Mona la maîtresse enfouie, Nathalie l’ex femme, et même avec le propre père de Chozène, tout en avalant des sucreries à faire pâlir une bonbonnière. « En fait, il ne se contentait plus d’imiter Chozène, il développait son personnage ».

Les conversations de Baptiste vont faire ressurgir le passé de Chozène, Baptiste commençant à devenir Chozène et s’ingéniant à pousser le bouchon toujours plus loin. Or, c’est bien son propre passé qui va finir par remonter à la surface, ce qui devient rapidement moins drôle. Baptiste va même se prendre les pieds dans le tapis, va se tromper dans ses voix, rendant la situation alarmante, surtout pour l’écrivain, jusqu’au décès de papa Chozène…

Sans toutefois dévoiler l’intrigue, ce roman est à plusieurs dimensions : la farce bien sûr, le jeu d’acteurs, un jeu théâtral, des situations poussant Baptiste et Chozène à mentir sans vergogne (l’une des « pattes » éditoriales de Quidam, l’éditeur du présent livre), mais derrière est très visible la relation humaine sur les réseaux sociaux où somme toute l’on se fait passer pour qui l’on n’est pas, où l’on exagère, invente, où l’on peut entrer par de simples clics dans l’intimité d’autrui, où l’on dialogue avec des inconnus en toute négligence, sans se douter que le pire peut advenir.

Là, c’est Baptiste qui, dissimulé derrière le téléphone, s’autorise des dérapages. Il va plus loin : il utilise la notoriété de Chozène pour placer ses propres billes, quitte à entacher la réputation du romancier que pourtant il admire. La farce tourne au vinaigre, l’imitateur s’empêtre, comme l’on peut s’empêtrer sur les réseaux sociaux par des contrevérités.

La langue est belle, choyée, précise, chaloupée et juste, agrémentée d’un vocabulaire riche et varié. Roman malicieux, drôle, pardon, très drôle voire burlesque, même s’il s’épaissit dans les 70 dernières pages puisqu’il devient moins aisé de sourire devant une situation virant au tragique. Ce Baptiste amuse, fait parfois pitié, finit par révolter, agacer, lui cet imitateur au parcours un brin similaire à ces artistes en fin de carrière flirtant avec des fans aux têtes de gondoles d’hypermarchés de campagne, Baptiste qui justement souhaiterait devenir populaire et profitera d’un contrat passé trop naïvement avec Chozène pour prendre une place trop grande, trop étouffante même.

Ce roman moderne et difficile à lâcher est celui de la facilité avec laquelle on peut se laisser emporter dans le monde où tout va très vite derrière des écrans, où l’on peut abuser de supercheries, où l’on ment. C’est le roman de la dérive par l’anonymat, la manipulation par le numérique. Il est aussi celui d’un monde à l’agonie, avec ses références à la collapsologie : « Peut-être la proximité du grand effondrement ne permettait-elle plus les raffinements dilatoires des conversations Grand Siècle. On causait entre sursitaires, la coquetterie aristocratique était désormais supplée par la douce désinvolture des naufragés ». Mais en toile de fond, ne serait-il pas autre chose ? En effet, Chozène, ce Goncourt de la fin du XXe siècle, est l’anagramme d’ECHENOZ, le célèbre écrivain français (Goncourt 1999). Et BLANVILLAIN joue avec les mots, les scènes, comme ECHENOZ (qui avait par ailleurs préfacé le précédent Quidam), parfois il écrit comme lui, on dirait qu’il le singe (sans le sens péjoratif, plutôt avec un profond respect), ses personnages sont construits comme des figures Echenoziennes, l’atmosphère n’a rien à envier à celle du romancier des Editions de Minuit (la comparaison s’arrête là, la trame étant différente). Alors, sans être du tout un plagiat, ce roman peut être lu comme un hommage, voire une révérence à Jean ECHENOZ, et ce n’est bien sûr pas nous qui nous en plaindrons. Première parution 2020 pour Quidam qui réalise là une belle prouesse et propose un roman à la fois divertissant et profond.


(Warren Bismuth)