Pour le bicentenaire de la naissance de DOSTOÏEVSKI, rien de tel que son premier roman majeur, ici traduit par l’incontournable André MARKOWICZ. Roman déjà lu deux fois, mais c’est une première dans cette traduction, et donc forcément une sorte de redécouverte. Je ne pourrai de toute façon plus lire l'oeuvre fictionnelle de DOSTOÏEVSKI que traduite par MARKOWICZ.
DOSTOÏEVSKI a écrit « Humiliés et offensés » quelques années après son retour du bagne (condamnation qui se termina en 1854 par la libération du romancier), une expérience dont il fut à jamais marqué. Ce premier roman d’envergure paru en 1861 reprend lointainement la trame de la longue nouvelle « Les nuits blanches » de 1848, une histoire d’amour(s) impossible(s) où un homme aime une femme… qui en aime un autre. Sauf qu’ici les protagonistes se multiplient et que l’on est amené à faire connaissance avec un nombre important de personnages dans un dédale rappelant des poupées russes (tiens donc ?!).
Ces figures sont bien sûr toutes des représentations de la Russie du XIXe siècle. Au tout début du livre, le héros en retrait, l’écrivain et narrateur Ivan Petrovitch, orphelin jadis recueilli par un propriétaire terrien, va bientôt mourir, ce sera la dernière occasion pour lui de fouiller dans ses mémoires, raconter sa vie sentimentale, qui paradoxalement commence par une mort, celle d’un vieillard, un certain Smith, grand-père d’une petite Elena (appelée ensuite Nelly à la demande de la fillette), orpheline que finira par héberger Ivan Petrovitch pour le meilleur et pour le pire. Cet Ivan Petrovitch qui sera lui-même un confident (trop) privilégié de Natacha, portrait féminin humilié. Et offensé.
« Humiliés et offensés » est une grande et longue fresque familiale, mais à la sauce russe, c’est-à-dire piquante, ample et extrêmement sombre voire dérangeante. Une histoire de classes sociales, avec des familles de différentes castes. Le roman des mépris préconçus, celui de l’arrivisme à tout crin. Et au milieu ces jeunes qui s’aiment mais ne peuvent ni s’afficher ni se concrétiser. Au fil des pages, le roman se durcit. Démarré en vrai roman sentimental, il devient plus âpre, plus froid, plus fort, plus vertigineux après son premier tiers.
C’est aussi un roman du cœur pur avec cet Ivan Petrovitch et ce qui deviendra chez lui une sorte de fascination pour la jeune Nelly, lui qui a tant souffert du manque d’intérêts que les femmes lui ont porté. Mais c’est aussi le roman de la spéculation, du mariage d’intérêt, du chantage, de la ruine par la haine, nous sommes chez DOSTOÏEVSKI après tout. Les personnages sont bâtis tout de souffrance et de sueur. Diablement russes, ils encombrent le paysage de leur présence lourde, épaisse, terriblement suffocante, résolument dostoïevskienne. Et fascinante.
« Humiliés et offensés » est un roman que l’on pourrait qualifier de bavard, hautement théâtral, fait de longs dialogues qui sont l’une des empreintes identitaires que DOSTOÏEVSKI développera par la suite. Il laisse déjà entrevoir les futures immenses fresques : « Crime et châtiment », « L’idiot », « Les démons » ou autres « Les frères Karamazov ». « Humiliés et offensés » est injustement sous-estimé dans l’œuvre de DOSTOÏEVSKI, alors qu’il en est le vrai point de départ de l’après-bagne, le fondement, le premier pas déjà affirmé d’une œuvre en devenir, même si bien sûr il est impossible de faire l’impasse sur des ouvrages moins longs, moins denses, écrits avant.
Roman qui sait stagner malgré la puissance de caractère de ses protagonistes, « Humiliés et offensés » peut être vu comme l’oeuvre du non-événement paradoxal, tellement le drame psychologique pointe son nez sans que l’action ne se forme réellement, en même temps que les acteurs complexes de l’ouvrage jouent plusieurs rôles, sournois et pourtant dans des dialogues directs voire violents, une autre des caractéristiques de DOSTOÏEVSKI. Certaines figures sembleront s’échapper par la suite de ce roman pour entrer par effraction dans d’autres œuvres du même auteur, des années plus tard, d’où l’importance de celle-ci pour la suite.
« Humiliés et offensés » est tout cela, mais peut-être plus encore un roman à forte résonance autobiographique, DOSTOÏEVSKI s’y est dévoilé par le biais de plusieurs de ses personnages, c’est ce qui en fait un ouvrage à la fois universel et intimiste, singulier dans l’œuvre du russe tellement il faut lire entre les lignes pour apercevoir l’auteur derrière les personnages (les alibis) qu’il a fabriqués. Et puisque nous sommes au siècle des écrivains russes de la grande fresque du XIXe siècle, « Humiliés et offensés » prend sa place dans cette démesure du détail, y compris psychologique. Il est une sorte de point de départ de la grande littérature russe (même si les plus passionnés objecteront par des références par ailleurs pertinentes tirés de POUCHKINE ou GOGOL). Il sera suivi de très près par d’autres créations littéraires faites de la même recette. Je pense bien sûr à TOLSTOÏ son concurrent direct, mais pas que. DOSTOÏEVSKI semble ici avoir mis un point d’orgue à soigner particulièrement la chute de son histoire, il y est parvenu à merveille.
« Oui, nous sommes humiliés, oui, nous sommes offensés, mais nous sommes ensemble, à nouveau, et tant pis s’ils triomphent maintenant, ces orgueilleux et ces hautains qui nous ont humiliés et qui nous ont offensés ! Qu’ils nous jettent la pierre, eux ! ».
D'autres
présentations suivront sur ce blog pour le bicentenaire de la naissance de
DOSTOÏEVSKI...
(Warren Bismuth)
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