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mercredi 22 octobre 2025

Rick BASS « Là où se trouvait la mer »

 


Dans la famille « Quatre saisons de pavés », challenge de l’amie Moka du blog Au Milieu Des Livres, je demande l'automne ! Et c’est presque tout naturellement que vient s’incruster Rick Bass, peut-être l’auteur qui prend le plus en compte le rythme des saisons, ici pour un roman de plus de 600 pages, puisque la règle du jeu de ces pavés des quatre saisons est de présenter un livre de n’importe quel format comportant au moins 500 pages.

Rick Bass enchante dans ses recueils de nouvelles. Ce géant des grands espaces et du nature writing sait mieux que tout autre décrire des scènes et des images sauvages qui marquent et questionnent. Ses romans ne possèdent peut-être pas cette même magie, en tout cas les moments de grâce sont sans doute plus espacés, ils se méritent.

« Là où se trouvait la mer » de 1998 est le premier roman de l’auteur, après plusieurs recueils de nouvelles et des essais. Le travail est ambitieux pour une première salve, puisque Bass nous entraîne à la frontière entre le Montana et le Canada pour nous faire suivre plusieurs personnages sur plus de 600 pages. Le vieux Dudley, vieil homme acariâtre, autoritaire et porté sur les femmes, en plus d’être fauconnier à ses heures perdues, est un géologue de renom. Il a formé Matthew, en faisant en quelque sorte son double soumis et effacé. Il imagine aussi un bel avenir pour le jeune Wallis qu’il prend sous son aile. Mais celui-ci pourrait bien lui donner du fil à retordre.

Dudley, établi du côté du Texas, envoie Wallis prospecter dans le nord-ouest du Montana pour rechercher du pétrole dans les entrailles de la terre. Là-bas vit Mel, la femme de Matthew et fille du vieux Dudley, accessoirement spécialiste des loups dont elle suit régulièrement les traces des meutes. Le Montana en hiver est un coin du globe isolé, comme figé par le froid et l’impressionnante épaisseur de neige. La vie s’y écoule au ralenti, le thermomètre pouvant descendre en dessous de moins 60 degrés. « Les Indiens avaient chassé dans cette vallée chaque automne, mais ne s’y étaient jamais installés. Il faisait encore plus froid, alors, on était plus proche de l’époque des grands glaciers et la terre, comme un visage qui se serait tourné vers le soleil, n’avait pas encore commencé son lent réchauffement ».

Les conditions de vie sont rudes, la coupure avec le monde extérieur totale. Mel et Wallis vont devoir d’apprivoiser, prendre leur temps pour faire plus ample connaissance dans cette vallée de la Swan nouvellement habitée par les humains puisqu’elle ne fut occupée à l’année qu’à partir des années 1910. Soudain, Wallis tombe sur de vieux carnets de jeunesse de Dudley, et c’est un choc. Car Dudley est un érudit de géologie, et ses carnets regorgent d’informations de première main sur la minéralogie, la Terre jusqu’à l’origine du Monde. Dans ce long roman, Wallis va ouvrir ponctuellement ces carnets, s’en imprégner tout en tentant de percer à jour la personnalité de Dudley qui lui échappe en partie.

Régulièrement, Dudley et Matthew viennent rendre visite à Mel et Wallis, traversent le pays afin de passer quelques jours dans ce coin sauvage du Montana. Dudley se comporte horriblement, cruellement. Mel n’hésite pas à le remettre en place, à le houspiller. Puis Dudley et Matthew repartent comme ils étaient venus, après que Matthew ait embrassé sa femme une dernière fois. Mais Mel et Wallis se rapprochent inexorablement.

Tout en étant un roman étrangement silencieux et très contemplatif, « Là où se trouvait la mer » foisonne en informations : sur l’hiver extrême dans un coin perdu du monde, sur la géologie, l’origine de la création de la terre, mais aussi sur la faune locale, les cerfs notamment. Il se fait parfois guide naturaliste ou minéralogique. Il est aussi roman psychologique, avec ces deux beaux personnages que sont Mel et Wallis, vivant ensemble un grand isolement, une sorte de solitude à deux. Les personnages secondaires peuvent également s’avérer forts, je pense à Joshua, ce fabricant de cercueils aux formes bestiales pour rendre comme onirique le trépas des habitants de la vallée et alléger les souffrances des survivants. Il y a aussi la vieille Helen, la mère de Matthew, en fin de vie, influencée par la sagesse amérindienne, tandis que se forme à chaque visite de Matthew un faux triangle amoureux entre lui, Mel et Wallis, bien que Rick Bass soit avare en dialogues malgré de réguliers rebondissements qui mettent du piment dans la lecture. « La neige ne cessait de tomber, plus vite qu’on ne pouvait la ramasser, si bien que la plupart des gens finirent par abandonner et par rentrer chez eux, résignés à attendre le printemps, ne dépendant maintenant plus que de la pitié des éléments ».

Rick Bass déploie un redoutable talent pour nous immiscer au coeur de la nature sauvage, mais plus encore au coeur de la famille qu’il peint. Son talent fait que nous nous sentons appartenir entièrement à cette quasi fratrie. Certes, les scènes de chasses, de traques, d’assassinats d’animaux sont irrespirables et parfois bien trop longues, se perdant dans des détails dont nous nous dispenserions aisément. Mais il y a tout le reste : la chaleur humaine, la beauté de la terre, de la nature, la complicité, la lenteur surtout. Qu’il fait bon se pavaner en ces pages qui filent à un train de sénateur. Rick Bass, lui-même habitant le nord-ouest du Montana, observe ses égaux, leurs gestes du quotidien, leurs émotions, leur solitude, pour nous les retranscrire sans fioritures mais avec cette langue d’une haute porte poétique où plutôt « poéthique animalière » comme l’écrit dès le titre de son ouvrage de 2021 l’essayiste Claire Cazajous-Augé à propos du travail de l’auteur. Car il s’agit bien de cela, la poésie par l’éthique et de profondes valeurs animalières. Les femmes chez Bass sont aussi prépondérantes par leur présence, leurs valeurs, leur identité de femmes et leur répondant. « Une petite fille prit la parole – c’était Suzie, une des élèves. ‘Vous avez pas besoin de forer ici, dit-elle avec colère. C’est pas bien. Ça va tout bousculer, ici – ça va déranger les animaux – leurs vies – leurs… Elle regarda autour d’elle, désespérée. Leurs cultures, quoi, dit-elle. Leur relation avec la terre’ ».

Des êtres vont naître, d’autres vont disparaître, tels est le cycle de la vie sur terre, simple mais divinement raconté par Rick Bass. Comme ses personnages, son roman d’aspect sauvage se laisse finalement domestiqué pour ne plus nous lâcher. Tout est beau dans ce roman : ses protagonistes, sa nature immense, les cours d’histoire, de biologie, de géologie. Même les excès du vieux Dudley sont rendus avec tendresse (mais révolte). Car Bass ne juge pas, il laisse vivre et évoluer ses personnages, il ne les condamne pas, même s’il est parfois palpable qu’il se dresse contre certains de leurs abus. Et puis ces cours d’écologie, ces pages contemplatives sont d’une splendeur absolue. « Là où se trouvait la mer », écrit en 1998, est paru en 1999 en France, traduit par Anne Wicke. Il souffre de quelques longueurs (quel roman de plus de 600 pages n’en souffre pas ?), de quelques redites, mais pardon, quel voyage époustouflant ! Sans les scènes difficiles de souffrance animale, ce roman serait peut-être un chef d’oeuvre dans son genre. Il peut aussi être vu comme une version fictionnelle de sa fausse trilogie nature des grands espaces (fausse car elle n’est pas du tout présentée comme trilogie, même si les trois volumes se complètent et me paraissent en partie indissociables) comprenant « Winter », « Le livre de Yaak » et « Le journal des cinq saisons », qu’il vous faut à tout prix avoir lu (et même si je n’ai parlé sur ce blog que d’un seul des trois titres). « Toute la terre qui nous possède », l’un de ses rares romans, ne m’avait pas provoqué la magie nécessaire à l’appréciation d’une œuvre, mais « Là où se trouvait la mer » en comble peut-être les manques. Roman à apprécier loin de la vitesse et du bruit, comme une offrande.

(Warren Bismuth)





1 commentaire:

  1. un coup de coeur alors! Je ne connais pas du tout cet auteur mais vais tenter de le découvrir...

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