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mardi 15 décembre 2020

Sophie TOLSTOÏ « À qui la faute ? »


 

Ce bref roman pourrait paraître presque banal mais, de par sa simple genèse, est très loin de l’être. En effet, en 1889 en Russie commence à être diffusée « La sonate à Kreutzer » (elle paraîtra officiellement en 1891), longue nouvelle de Léon TOLSTOÏ dans laquelle se distinguent les traits de sa propre femme, Sophie, imaginée en amoureuse éperdue et adultère de son professeur de piano. Alors que le calme ne règne déjà pas dans le couple TOLSTOÏ, Sophie est ulcérée par ce texte et choisit les armes de son mari, l’écriture, pour répliquer.

Est-il nécessaire d’avoir lu « La sonate à Kreutzer » pour s’engager dans « À qui la faute ? » ? Sans doute car, même si l’ouvrage de Sophie TOLSTOÏ est indépendant de celui de son mari, elle s’y appuie afin de tisser sa propre trame. Mieux : il est une réponse sans ambiguïté. Une jeune femme, Anna, tombe amoureuse du prince Prozorski, de quelques années son aîné. De son côté Prozorski, loin d’être indifférent aux charmes d’Anna, s’ingénie à la séduire tant et plus. Ce qui ressemble à un roman à la Jane AUSTEN s’assombrit brutalement lorsque Anna apprend que son désormais époux, qui fut un coureur de jupons, continue à faire risette à de jeunes femmes.

« Si l’on considère le mariage comme on le fait d’ordinaire, il vaut mieux ne pas se marier du tout. Il faut de l’amour en premier lieu, et que cet amour soit au-dessus des choses terrestres, qu’il tende vers l’idéal… ».

Le cœur d’Anna, empreint par ailleurs de forte religiosité, se met à battre pour un certain Bekhmetiev, lui-même fort attiré par la jeune femme. Ils se rencontrent régulièrement, le plus souvent en présence du prince, lui-même ami de Bekhmetiev. Quand soudain, ce prince voit rouge, devient jaloux, de plus en plus insistant dans ses allusions à la relation Anna/Bekhmetiev, il prononce des paroles humiliantes pour Anna, alors simplement en admiration devant Bekhmetiev, mais pas du tout sa maîtresse.

Depuis sa rencontre avec cet homme, Anna est métamorphosée, reçoit, sort beaucoup, se lie d’amitié avec la bonne société russe. Le prince devient possessif et agressif. Il souhaite sa femme soumise, toute à lui, sans distinction.

« Le prince observait avec incrédulité et un certain agacement l’état d’Anna et constatait que tout ce que lui avait dessiné son imagination perverse quand il songeait à sa lune de miel avec une jolie épouse de dix-huit printemps n’avait abouti à rien, hormis l’ennui ; ennui, déception et une jeune mariée en plein désarroi ».

Il faut bien lire entre les lignes car, dans ce roman où le plus important n’est que suggéré, c’est son propre mari que Sophie met en scène. Le prince Prozorski est en fait le comte TOLSTOÏ, et les reproches que peut annoter sa femme sont nombreux et féroces, notamment la gestion du couple par TOLSTOÏ, plus intéressé par ses écrits, son domaine et ses amis que par sa femme. Cette femme oubliée, abandonnée, qui fut éblouie par son professeur de piano. TOLSTOÏ verra le vice et le désir charnel dans ce qui sera vraisemblablement un amour platonique, pur. Dès lors, les relations au sein du couple TOLSTOÏ, tout comme chez le couple Prozorski, vont se tendre jusqu’à devenir irréversibles.

« La sonate à Kreutzer » fut en quelque sorte le déclencheur de la dégradation relationnelle pourtant déjà tumultueuse entre Sophie et Léon TOLSTOÏ. Sophie voit en son mari un être misogyne, irrespectueux pour la gente féminine. Jadis obsédé d’ailleurs par les femmes (comme son double Prozorski), il ne les voit souvent que comme des choses à séduire. Et parallèlement imagine le diable en Sophie dans ses contacts aux hommes. C’en est trop pour celle-ci qui, vivant depuis des décennies à l’ombre des écrits de son mari, décide de prendre la plume car « J’ai moi-même senti dans mon cœur que ce récit était dirigé contre moi, il m’a immédiatement occasionné une blessure, m’a humiliée à la face du monde entier et a détruit le dernier amour entre nous ».

La stature de TOLSTOÏ écrase son ménage, jusqu’aux écrits bien entendu. « À qui la faute ? » ne sera publié… qu’en 1994, soit 84 ans après la mort de Léon TOLSTOÏ, et 75 ans après celle de Sophie. Il est pourtant à lire, au même titre que l’œuvre du grand Léon. Il en fait même partie intégrante puisqu’il en est une réplique aux couleurs inversées. Par ailleurs, l’écriture de Sophie est très agréable, elle ne possède pas la puissance de celle de son mari, mais détient une part toute féminine et délicate absente chez lui.

Puisque nous sommes dans la littérature russe, inutile de dire que le présent roman va très mal se terminer. Il est en tout cas une vraie curiosité, il est même un chaînon de cette grande littérature russe. Cependant, il a malheureusement du mal à exister seul et, dans la version présentée ici, il est encore suivi par « La sonate à Kreutzer », c’est dire si le poids de TOLSTOÏ continue aujourd’hui à écraser Sophie et à la rendre invisible ou presque, et la mémoire de sa femme, ses points de vue et ses révoltes, auront du mal à percer sous le grand écrivain. Pourtant ce roman est convaincant et très soigné par sa chute, où Sophie montre qu’elle peut faire jeu égal avec son Léon, y compris pour les coups bas.

(Warren Bismuth)

2 commentaires:

  1. Merci pour cette chronique très intéressante. Incroyable que le livre soit sorti en fait si tardivement et de voir qu'il est toujours adossé à celui de Tolstoi. Patrice - Et si on bouquinait.

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