Après « Les récits d’Adrien Zograffi » écrits entre 1923 et 1926, « La jeunesse d’Adrien Zograffi » entre 1926 et 1930, voici le dernier cycle des aventures du héros et du double de Panaït ISTRATI, avec encore ici quatre romans (écrits entre 1932 et 1935). Si le premier cycle nous faisait découvrir un Adrien passif, enfant, et fasciné par les combats des adultes, du moins les combats qui pour lui valaient la peine d’être vécus, sublimés par une atmosphère de contes persans, le deuxième cycle proposait un Adrien aux côtés de ceux qui luttaient, qui vagabondaient, philosophes de la misère, dignes et puissants dans leur pauvreté, cet ultime cycle est celui d’un Adrien au cœur de l’action, de la réflexion, de plus en plus désenchanté, désillusionné. Il est aussi le plus politique des trois cycles puisque le jeune Adrien a appris la théorie politique et sociale et veut tenter de la mettre en pratique.
« La
maison Thüringer » (1932)
Rien que le titre de ce roman pourrait bien sonner comme un classique de BALZAC (dont ISTRATI était très amateur). Le contenu peut lui aussi laisser penser à l’influence du vieil Honoré. En effet, ce récit débute au sein d’une maison bourgeoise (de Braïla certes) aux tout débuts du XXe siècle, où Adrien, alors âgé de 19 ans, vient d’être embauché comme garçon de courses. La maison Thüringer a été fondée par deux frères allemands, et est tenue par une maîtresse de maison, Anna, qui ne laisse pas Adrien insensible, d’autant qu’il l’a déjà connue par le passé dans une position bien moins confortable. Ce n’est pas tout pour l’aspect Balzacien, puisque le présent roman ne comporte qu’un seul chapitre, marque de fabrique de BALZAC.
Sur le port, les dockers voient d’un sale œil l’arrivée prochaine d’élévatrices qui entraîneront un moindre travail pour la main d’œuvre. Mise en place d’une lutte ouvrière, tracts (rédigés par Adrien), puis grève.
Dans un monde dominé par la violence et l’alcool, les ouvriers se politisent et se mettent à combattre pour leurs acquis, se solidarisent jusqu’à ce que naisse un mouvement cohérent et revendicatif.
Dans ce tome, il est beaucoup question du mouvement socialiste (on pense à Jack LONDON, à Upton SINCLAIR), de la lutte sous une bannière ou non, de l’appartenance ou non à une doctrine (si vous connaissez un peu le personnage d’Adrien, vous vous doutez sans doute de quel côté il va se placer c’est-à-dire aucun). Et le lectorat se régale du retour de Mikhaïl, vieil ami d’Adrien formidablement peint par l’auteur.
Adrien rédige les premiers articles de sa vie pour un journal, qu’il finit par quitter car d’après ses amis de lutte, contraire aux idéaux défendus par les ouvriers. Dans la vraie vie, ISTRATI a lui-même participé à un journal plutôt réactionnaire, certains de ses anciens amis ne le lui pardonneront jamais. « Je ne crois pas aux « classes » ni à la « lutte des classes », je crois à la lutte des hommes, quoi qu’en dise Karl Marx ». Adrien, comme celui qui l’a enfanté, apprend la signification du mot Désillusion.
Dans ce roman, Adrien nous est présenté comme un homme individualiste, prenant plaisir certes au combat, qu’il a érigé en mission, mais sans jamais s’engager sous un drapeau ou un slogan. Il garde sa liberté, porté par un pacifisme réfléchi, une révolte entière et un humanisme généreux. Adrien est un homme juste, loin des masses. Il veut rester lui-même, n’adhère à rien, quitte à s’isoler. La dernière réplique d’Adrien est tout à fait énigmatique : « Oui, la bourgeoisie est ce que tu dis, mais elle peut être encore quelque chose que tu ignores ».
ISTRATI, artisan conteur trop libre, a peu été épargné par la critique. Ici, elle lui reprocha d’avoir fait pénétrer Adrien dans le monde de l’aristocratie. ISTRATI, désenchanté, diminué par la tuberculose et l’isolement, écoeuré par la traîtrise de ses proches, règle ses comptes dans une préface éblouissante, toute de souffrance, et « La maison Thüringer » ne peut à mon sens pas être lue sans celle-ci. Cette préface est une sorte d’acte de vie, de biographie désespérée, peut-être ce que ISTRATI a écrit de plus fort.
« Le
bureau de placement » (1933)
Bucarest 1904. Avec son ami Mikhaïl, Adrien, 20 ans, vagabonde durant deux années. Ils finissent par rejoindre un bureau de placement dirigé par Cristin, figure du socialisme révolutionnaire, désormais patron respecté. Les rapports entre ce dernier et Adrien sont tendus, voire sulfureux. Adrien a repris son métier de peintre en bâtiment. Parallèlement, il va s’impliquer dans des mouvements de lutte sociale.
La philosophie d’Adrien est toujours de n’adhérer à rien. Donner un coup de main, militer, mais seul, à son niveau, avec ce qu’il peut fournir. Il découvre quelques grands noms de la littérature qui lui donnent ce droit de rêver, de s’échapper de son quotidien oppressant. La figure de Maxime GORKI apparaît à plusieurs reprises.
Adrien, fidèle à ses concepts, refuse toute fanatisme, il s’en tient éloigné, est lucide dans la lutte. Les discussions sur le socialisme révolutionnaire s’éternisent, Adrien devient un homme sans espoir concernant l’humanité, il s’éloigne même parfois de ses racines anarchistes car il condamne tout dogme. Il se peut aussi que Mikhaïl, son ami de toujours, ne le comprenne plus. Pourtant, Adrien est resté cet homme combatif aux idéaux profondément ancrés dans son âme. Il veut rester digne dans sa pauvreté et, peu à peu, semble s’écarter du monde.
Parfaite suite à « La maison Thüringer », « Le bureau de placement » est un pamphlet contre l’autoritarisme militant, certaines luttes syndicales en résultant, ainsi qu’une ode à la liberté et à la révolte. « Je me moque de vos statuts ! La révolte ne sort pas de votre paperasse, mais bien du cœur de l’homme opprimé, qui a existé avant les registres. Je suis avec ce cœur-là. Et ce n’est pas vos statuts qui m’en empêcheront ! ». ISTRATI fait encore des miracles dans une langue – le français – qui n’est pourtant pas sa langue natale. Volet offensif et cyclonique dans la série des Adrien Zograffi.
« Méditerranée
- lever de soleil » (1934)
Nous sommes en 1906, Adrien a 22 ans. Pour la première fois de sa vie il quitte son pays, la Roumanie, pour découvrir l’Egypte où son vieil ami Mikhaïl se trouve déjà. Adrien part avec Moussa, un homme qui veut revoir sa fille Sarah, une femme de petite vertu.
Nos protagonistes vont effectuer divers métiers de manière plus ou moins légale, toujours pour des escrocs, de petites frappes dont l’intimidation est l’arme favorite. Mais ISTRATI n’oublie par de nous faire visiter l’Egypte, par ses descriptions parfaitement calées dans le récit, tandis qu’Adrien s’essaie à la profession d’homme-sandwich. Un nouveau fiasco en vue.
Le presque frère Mikhaïl change et évolue peut-être pas tout à fait comme Adrien l’aurait désiré. À 26 ans, il souhaite se convertir religieusement par intérêt (la convoitise d’un possible magot) et se retirer dans un monastère. De son côté, Adrien va partir en quête du Liban où il va être témoin de l’exploitation sexuelle.
Comme tous les romans de la série des Adrien Zograffi, celui-ci est politique, libre et philosophique : « Je ne conçois pas le bonheur d’une vie somptueuse au milieu de l’atrocité quasi universelle qui règne aujourd’hui sur la terre et qui est la condition absolue du bonheur d’une minorité. Si je devais à ce prix-là acquérir l’aisance, eh bien, c’est ma pauvreté que je préfèrerais. Je laisserais délibérément tomber de mes mains le plateau d’or sur lequel on m’offrirait mon bonheur, à côté du malheur d’autrui ».
Récit écrit étrangement à la première personne et au présent, ce qui en fait un volet à part, il est encore un témoignage sur l’exploitation de l’homme par l’homme, la liberté abandonnée au profit du salariat. Adrien est droit dans ses bottes, même s’il peut se commettre dans des missions fort peu émancipatrices. Adrien reste un juste, un homme libre et sans bannière.
En décrivant Adrien et ses amis, ISTRATI se décrit lui-même. « Mes amis prétendent que j’ai l’étoffe d’un écrivain et ils voudraient que je m’essaie à écrire autre chose que des articles. Mais peut-on être écrivain sans avoir l’esprit inventif ? C’est mon cas. Je suis incapable d’imaginer une histoire que je n’ai pas vécue au moins dans ses grandes lignes ».
L’une des phrases marquantes de ce volume pourrait être « Ma « situation » ? Je la cède à ceux qui en font le but de leur existence ».
« Méditerranée
– coucher de soleil » (1935)
Adrien est de plus en plus seul, toujours intransigeant et sans concession. Il retrouve une vieille connaissance, le pianiste Bianchi. Cette fois-ci, le décor est la Syrie, où Adrien rencontre Herdan, un patron juif au milieu de la corruption généralisée. Pour gagner sa vie, Adrien peint des enseignes et s’avère d’ailleurs assez talentueux. Mais ce n’est pas, ce n’a jamais été un forçat du travail.
Dans son humilité, Adrien va se rendre au mont Athos et penser devenir fou en cherchant en vain durant plusieurs jours le nom du créateur d’Hamlet. Sur le mont Athos il se prend d’amitié pour le père Sylvestre, le staretz du monastère, par ailleurs ivrogne et quelque peu blasé d’assister régulièrement à des scènes plus ou moins sexuelles. Adrien a alors 24 ans.
Adrien continue à explorer le monde, revient près de chez lui à Braïla en Roumanie, au bord du Lac-Salé. C’est ici que ses souvenirs d’enfance refont surface. Le roman se termine au moment de la mort de son ami Mikhaïl.
Si ce volume est l’ultime tome de la série des Adrien Zograffi, forte de douze brefs romans, il paraît être aussi le tout dernier écrit d’ISTRATI, disparu la même année que la rédaction du texte, en 1935. Jusqu’aux dernières pages, Adrien sera resté droit et libre, n’adhérant à rien, même pas à une façon de penser : « Un éditeur me demande un roman. Et le parti socialiste, devenu puissant, me réclame comme son dû, mais toujours à sa manière autoritaire, toujours en me reprochant mes « incartades », mon « indiscipline ». Il veut faire de moi ce qu’il fait de tous ses militants : un simple rouage de sa machinerie. Je ne m’y résignerai jamais ».
Adrien ne nous aura pas lâché, aura été un compagnon de route comme on les aime : humble, pauvre, allergique à la masse humaine y compris dans sa pensée, rêveur, juste, et bien sûr forcément un peu radical dans son mode de vie. Mais il est sans doute l’un des personnages récurrents les plus tendres et les plus émouvants de toute la littérature, aux côtés de figures libertaires comme celle du Chéri-Bibi de Gaston LEROUX, du Chien Brun de Jim HARRISON et de quelques autres. Il fut un membre de la famille durant ces trois cycles. Et il est évident qu’il va laisser un grand vide.
ISTRATI a su conter avec un talent hors pair le parcours de son double, sans larmoyance, sans trémolos, sans misérabilisme, avec humour, même lorsque lui-même souffrait terriblement. Il est difficile de ne pas voir ISTRATI dans les traits d’Adrien, mais résumer cette œuvre à une simple autobiographie serait à mon sens une erreur. Pour finir, les écrits d’ISTRATI sont tombés dans le domaine public, donc la série entière de ce diable d’Adrien Zograffi est disponible gratuitement en version numérique. Elle est indispensable car humaine et magistrale.
(Warren Bismuth)
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