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vendredi 28 juillet 2023

Sultan ULUTAŞ ALOPÉ « La langue de mon père »

 


Comédienne née à Istanbul en 1988 de père kurde et de mère turque, Sultan ULUTAŞ ALOPÉ évoque dans ce court texte de 2022 ses racines à la fois kurdes et turques tout en racontant son présent en France où elle habite depuis 4 ans. En France, elle désire apprendre enfin la langue de son père, le kurde, qui ne fut jamais parlé en famille, étant illégal en Turquie. Sultan suit des cours à Paris, quatre heures par semaine, peut-être pour créer une passerelle entre ses racines et son quotidien, pour mieux s’imprégner du passé et comprendre le présent, son présent.

Mais c’est la silhouette du père, à la fois absente et écrasante, qui s’invite dans ce récit poignant. Un père en forme de courant d’air. Elle se souvient : enfance marquée par une figure paternelle disparaissant, parfois de nombreux mois voire des années, puis surgissant à nouveau, reprenant une conversation stoppée longtemps auparavant, comme si rien ne s’était passé. L’autrice a choisi le mode du « Tu » pour s’adresser à son père. Si elle a opté pour le français dans cet exercice, c’est pour garder ses distances avec sa famille qui ne comprend pas cette langue, pour parvenir à s’exprimer en toute liberté, sans autocensure.

Apprendre la langue paternelle : « Je ne sais pas pourquoi mais je ressens que c’est le moment de le faire. Je me sens obligée. Pour parler avec mon père ? Pour le retrouver ? Pour pouvoir le comprendre mieux ? Pour savoir qui je suis ? Pour adopter quelques petits mots de cette langue ? Pour les gens qui ont dû oublier leur langue maternelle ? Pour assumer que j’ai été – pas par la haine mais la honte – une petite raciste ? ». Peut-être aussi pour envisager un avenir moins cloisonné, ou pour exorciser ce passé lourd de conséquences.

Texte en partie écrit au présent, il fouille les souvenirs douloureux, les longues et nombreuses absences du père devenues tragiquement banales, sans explications. La scolarité en Turquie avec les intimidations, les violences envers les kurdes. Et ce père, toujours, dont elle se demande parfois s’il est encore vivant. Il l’est. Elle lui a parlé au téléphone récemment. Il habite au Kazakhstan. Il parle russe désormais. Il l’aime, mais pas comme il aurait dû, lui ce joueur invétéré, qui s’est ruiné au jeu, qui a bu tant et plus, qui a faire preuve de violence verbale, physique.

Résurgence des souvenirs scolaires : « En tant qu’enfants kurdes qui grandissent dans une région nationaliste turque, nous comprenons vite qu’il faut se camoufler comme des caméléons. Ma petite sœur, par exemple, le comprend en perdant sa meilleure amie parce que ses parents ont appris que notre père est kurde. Moi, je n’ai pas envie de rester toute seule pendant toute ma vie. Donc je me tais ». On voit que le père est omniprésent, comme une obsession dont on ne peut se détacher. Il repart, peut-être définitivement. Alors la mère, jusque là effacée, prend la parole, désigne sa fille Sultan : « Tu es l’homme de la maison, maintenant. C’est toi qui vas nous protéger ». Sultan a alors 18 ans.

Récit de vie tragique en même temps qu’empli d’espoir, « La langue de mon père » est un témoignage bouleversant d’une jeune fille qui, malgré le ressac, n’a jamais désespéré, et s’apprête à remonter le fil du temps pour étudier cette langue jadis prohibée. Sultan ULUTAŞ ALOPÉ prévient en introduction du texte : « Ce texte est le monologue d’une personne ayant appris le français récemment. C’est un français qui n’est pas tout à fait français, un français ‘étranger’, une langue à l’image du personnage, étrangère elle aussi. Cette langue se découvre et s’apprécie par ses imperfections ». Pourtant, ces imperfections sont rares dans ce monologue empreint d’une grande poésie. Le texte fut joué pour la première fois sur scène en 2022 à Lyon. Depuis, il fait son petit bonhomme de chemin. Il vient de paraître aux éditions L’espace d’un Instant grâce au Cercle des mécènes de la Maison d’Europe et d’Orient, avec le soutien de Sens Interdits, il est bouleversant.

https://www.sildav.org/editions-lespace-dun-instant/presentation

(Warren Bismuth)

3 commentaires:

  1. Bonjour,
    Je propose jusqu'en fin d'année une activité autour de la lecture sur les minorités ethniques (https://bookin-ingannmic.blogspot.com/2021/12/lire-sur-les-minorites-ethniques-le.html), et ce titre rentre parfaitement dans ce cadre. Aussi, je récupère ton lien pour l'jouter au récap de l'activité si tu le permets !
    Bon week-end.

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    1. Des Livres Rances29 juillet 2023 à 05:39

      Bien sûr que je permets ! Et merci beaucoup pour ton super travail de recensions, bravo !

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    2. Bonjour, bravo et félicitations ! vous devriez trouver pas mal de choses sur le sujet chez nous : https://parlatges.org/boutique/
      En plus je vois que vous êtes à Mérignac... : https://parlatges.org/produit/merignac-beaudesert-filhol-faurie-sigognault/
      Amicalement, Dominique Dolmieu.

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