Dans un futur indéterminé – et pour cause – les principaux dirigeants de la Fédération de Russie sont convoqués au tribunal international de La Haye pour crimes contre l’humanité après la fin de la guerre en Ukraine. Vladimir poutine (jamais dans cette pièce la majuscule sur son nom de famille n’aura sa place) doit être entendu ainsi que neuf de ses « lieutenants » militaires parmi lesquels Ramzan Kadyrov chef de la République tchétchène, le fantôme de Evguéni Prigojine chef de l’armée Wagner et « ressuscité » pour l’occasion (il est mort en août 2023 dans un « accident » d’avion), Sergueï Choïgou ministre de la défense de la Fédération de Russie, et quelques autres.
La Russie de poutine s’est construite sur la peur, la surenchère et bien sûr le mensonge. Dans cette pièce de théâtre politique et historique, les fake news ne manquent pas, déversées sans scrupules ni barrière ni pudeur. Ainsi cette déclaration de Nikolaï Patrouchev, chef du conseil de sécurité et ex-chef du FSB (ex-KGB) : « En Ukraine, tout près de la frontière russe, les Anglo-Saxons ont déployé un réseau de laboratoires biologiques américains pour répandre des virus parmi les citoyens russes par l’intermédiaire d’oiseaux migrateurs, en particulier les oies et les canards. Nous avons intercepté trois colverts mâles, tous les trois souffraient de fortes démangeaisons, nous avons trouvé un virus dangereux sur leurs plumes… Ce genre de migrateurs, en volant jusqu’en Russie, pourraient priver les militaires de la capacité de prendre des décisions… ».
Toue les accusés sont entendus, ils sont nombreux. Le ton pourrait être tragique, sombre, mais la plume de Sasha Denisova le rend drôle voire burlesque dans son absurdité. Usant de situations propres au théâtre russe, l’autrice manie l’humour pour ne pas sombrer, pour ne pas rendre le récit suffocant. Les intervenants se coupent la parole, s’affrontent, difficile pour eux d’assumer leurs actes monstrueux qui sont consignés dans cette pièce. Car derrière la légèreté de ton, c’est tout un minutieux travail que Sasha Denisova a effectué, se documentant au plus près de l’action et des déclarations. Les deux traducteurs Gilles Morel et Tania Moguilevskaïa précisent d’emblée : « Le corps de cette pièce chargée d’espoir est composé ou inspiré de prises de paroles publiques des protagonistes morts ou vifs désignés ; de documents écrits et d’images glanées dans les médias nationaux, sociaux, privés ». Sasha Denisova joue entre le fictif et le réel, entre la pièce documentaire et la farce sinistre. Les échanges sont dynamiques, et si le fond est dramatique, la forme sert justement à dépassionner l’ensemble. Et le coup est rudement bien joué.
Parmi les ennemis jurés du régime poutinien, la communauté LGBT que les dirigeants russes accusent d’agir contre l’intérêt du pays dans un procès parfois hors sol par les propos des principaux belligérants. Pourtant les faits sont graves : attaques sur les populations civiles, déportations d’enfants afin de les « russifier », accusation de nazisme envers le régime ukrainien souverain, tortures, etc.
Cette pièce imagine donc la suite. Après la guerre. Pour une condamnation des bourreaux à la mesure des horreurs commises. Elle porte l’espérance d’une justice impartiale, d’un futur juste, débarrassé des tortionnaires. Elle juge sur preuves dans un travail historique conséquent. Et bien sûr elle est à découvrir. Elle est sortie en 2024 aux solides éditions théâtrales Les Solitaires Intempestifs grâce aux bons soins d’une traduction au cordeau assurée par Gilles Morel et Tania Moguilevskaïa. Ne passez pas à côté. Quant à l’autrice, la talentueuse Sasha Denisova, Ukrainienne, elle a quitté Moscou le jour même de la déclaration de guerre du 22 février 2022 pour s’exiler en Pologne.
https://www.solitairesintempestifs.com/
(Warren
Bismuth)
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