En refermant ce livre, une question taraude :
quel gabarit lui attribuer ? Recueil de dix nouvelles formant un seul et
même roman, certes mais ce pourrait être aussi une autobiographie partielle,
l’auteur – né en 1931 - ayant vécu dans les mêmes lieux que ceux dépeints dans
le présent livre, au même âge que son narrateur entre 1945 et 1950, soit dans
un quartier bien spécifique d’Athènes en Grèce.
Ce narrateur, double de l’auteur donc, va
croiser pas mal de personnages tout au long de cette épopée de cinq années
post-occupation et peu après la semaine sanglante de décembre 1944, au cœur
d’un Athènes regorgeant de figures locales issues de diverses classes sociales.
Séraphin, ancien militaire puis poinçonneur
du métro, qui trompe son amoureuse Matìna et dont la silhouette réapparaîtra
ponctuellement tout au long du récit (tout comme la plupart des personnages
présentés). Sàvvas, jeune frère du Hibou et marin ayant bourlingué un peu
partout, accostant au Venezuela, aux Etats-Unis, ayant laissé un enfant en
Martinique. Kekilìa, peintre vieillissante et femme du Général Sàssi, qui là
aussi le trompe. Le Général découvre la trahison et provoque l’amant en duel.
Il le tue mais meurt à son tour peu après. Chrìstos, fils de Penelòpi, hébergé
dans la famille du narrateur, noceur invétéré, travaille à l’usine. Aimerait se
considérer comme un caïd. C’est une petite frappe du quartier, toujours dans
les bons coups. Clémence, la très séduisante infirmière aimée de tous les
habitants, discute facilement, apaise ses patients, les taquine aussi :
« Durant tout l’hiver et au
printemps, Clémence continua de me piquer, sans manquer de m’interroger sur mes
cours, mes camarades, mes lectures aussi, pour aboutir à la conclusion que je
deviendrais ‘soit fainéant, soit écrivain’ ».
Le prof de gym est l’un des personnages
mystérieux du livre. Amateur de jeunes hommes, il les rencontre dans les
cinémas, leur caresse distraitement le genou. Il l’a fait sur le narrateur.
Mais le monde (le quartier) étant petit, le narrateur va le reconnaître dans
les traits du prof de gym remplaçant de sa classe. Un prof plus militaire que
pédagogue. N’oublions pas Polybe, exhibitionniste maladif possesseur d’un
membre hors normes (un « bélier »).
Puis vient pour le narrateur la rencontre
avec la Juive, femme meurtrie par les camps, la déportation, pianiste de retour
dans son pays. C’est ici le chapitre le plus long du bouquin. Comme certains
précédents protagonistes, elle est attirée par les jeunes garçons, le narrateur
là encore en fera les frais, succombera à son charme. « Cette femme avait dû connaître son heure de
gloire autrefois, non pas l’une de ces vaines gloires publiques, mais quelque
chose de particulier, le sommet d’une vie, suivi d’un discret déclin. C’est ce
que trahissait son front, un peu creusé entre les sourcils, mais qui en
remontant bombait comme pour recevoir la tiare d’une princesse. Elle en était
digne ». Le métro comme
allégorie des trains de déportés dans lesquels la Juive avait pris
part : « Les rames ne
cessaient d’arriver, de repartir, pleines de gens entassés dans des wagons qui
les emportaient on ne savait où, vers quel terminus entre les barbelés, là ou
la vie n’étaient plus qu’un fantôme, la liberté un mot dépourvu de sens, où
l’on avait faim et soif, où l’on manquait de place même débout ». Ce
même narrateur qui dans le même chapitre va être abordé à son tour de manière
insistante par un jeune homme.
Le ton change dans l’avant-dernier chapitre
consacré à Chérubin, bon pote de Séraphin le poinçonneur, trousseur de femmes,
vagabond, voleur, un aimant à emmerdes. Dans ce chapitre, l’auteur quitte
l’écriture poétique pour décrire des situations avec une sorte de jactante gouailleuse
qui colle au plus près de l’atmosphère. Un chapitre qui, peut-être que tous les
précédents, sent la désillusion : « Je veux que tu me dises, toi qui au moins t’y connais, qui a vu
l’envers des choses, pourquoi ne peut-on pas s’accorder avec les autres,
pourquoi passe-t-on si rapidement dans leur vie ? Est-ce la faute aux amitiés
à qui on fait trop confiance, aux familles que certains ont et d’autres
non ? ». Dans le court dernier chapitre, comme pour la fin d’une
représentation, devenu vieux, le narrateur donnera des nouvelles des différents
protagonistes tout en levant un voile sur la nécessité d’écrire ce livre :
« Ce que je cherche, c’est certaines
présences, l’innocence d’une époque disparue, bonne ou mauvaise, que l’on
commémore aujourd’hui. Car nous avons bien souffert depuis, et bien des rêves
sont tombés en cendres ».
Divers thèmes sont abordés dans ce livre
plein de vibrations : les classes sociales qui se réunissent dans un pays
au sortir de la guerre, la misère flirtant avec la bourgeoisie locale
(l’auteur, issu d’une classe aisée, a toujours été fort attiré par les
déclassés de tout poil). Si les personnages ont bel et bien les pieds sur terre
voire dans la boue, quelques pointes de fantastique s’immiscent mais sans
jamais gêner la lecture. Au milieu des miasmes vient se greffer la musique
classique, apaisant les esprits, seuls moments de grâce et de calme relatif au
sein d’un récit sombre.
Ce livre est écrit un peu comme un scénario
de cinéma (art dont les références sont nombreuses, idem pour la musique, la
littérature et autre culture) : une caméra semble se déployer et scruter
le quartier, se balader sur la façade d’un immeuble pour ensuite zoomer sur les
fenêtres afin d’espionner le quotidien des habitants, peut-être à certains
moments un petit côté « fenêtre sur cour » d’HITCHCOCK, le sexe en
plus. Car en effet, il y a beaucoup de sexe dans cette œuvre, même s’il est
diffus et drapé, toujours vu d’une manière très poétique. Si le fond du récit
est politique (le plan Marshall est en place, la guerre civile un douloureux et
très proche souvenir), la forme est plus âpre : la vie au jour le jour
d’un quartier meurtri dans lequel le métro joue un rôle de premier ordre, tel
un monstre d’acier engloutissant les vivants sous terre, mais aussi un lien
social nécessaire. Une galerie de gueules cassés, d’êtres cabossés et/ou
cabossants, aucun ne respirant franchement la joie de vivre ni la lavande en liberté.
Une très bonne surprise, encore un excellent
cru de chez Quidam qui vient de le sortir tout récemment. Le livre fut publié
originellement en 1981 mais jamais traduit en France, et la présente traduction
(ainsi que les préface et postface) de Michel VOLKOVITCH est aux petits
oignons. Bref, rien ne manque dans ce roman, car oui, après tout, il s’agit
sans doute d’un roman bien que l’on ne le saisisse qu’une fois achevé.
L’auteur, né en 1931, est mystérieusement mort assassiné chez lui en décembre
2014, battu puis étranglé… chez lui à Athènes. Comme un sordide clap de fin. Il
avait écrit, outre des nouvelles, de la poésie et des articles, sept romans,
dont ce « Mauvais anges » semble être une pièce maîtresse.
(Warren Bismuth)
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