(Le texte qui suit fut écrit en 1941 et
édité le 4 avril 2020
dans la collection Tracts de crise chez
Gallimard.
Offert en période de confinement)
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Publié avec un autre texte en avril 1947 dans les Cahiers de La Pléiade, sous le titre « Les Archives de La Peste », Exhortation aux médecins de la peste a probablement été écrit par Albert Camus en 1941, soit six ans avant la parution de La Peste dont il constitue l’un des travaux préliminaires. Alors que le grand roman d’Albert Camus est lu et relu aujourd’hui dans le monde entier, en toutes langues, la collection « Tracts », avec l’aimable autorisation de la Succession Albert-Camus, vous propose de découvrir ce texte méconnu, mais d’une brûlante actualité, dans lequel l’écrivain adresse ses recommandations aux médecins dans leur combat quotidien contre l’épidémie.
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Les bons auteurs ignorent si la peste est contagieuse. Mais ils en ont le soupçon. C’est pourquoi, messieurs, ils sont d’avis que vous fassiez ouvrir les fenêtres de la chambre où vous visitez le malade. Il faut se souvenir simplement que la peste peut être aussi bien dans les rues et vous infecter de la même façon, que les fenêtres soient ouvertes ou non.
Les mêmes auteurs vous conseillent aussi de porter un masque à lunettes et de placer, au-dessous de votre nez, un linge imbibé de vinaigre. Portez également sur vous un sachet composé des essences recommandées dans les livres, mélisse, marjolaine, menthe, sauge, romarin, fleur d’oranger, basilic, thym, serpolet, lavande, feuille de lauriers, écorce de limon, et pelure de coings. Il serait souhaitable que vous fussiez entièrement vêtus de toile cirée. Cependant, cela peut s’accommoder. Mais il n’y a point d’accommodements avec les conditions sur lesquelles bons et mauvais auteurs sont d’accord. La première est que vous ne devez tâter le pouls du malade qu’après avoir trempé les doigts dans du vinaigre. Vous en devinez la raison. Mais le mieux serait peut-être de vous abstenir sur ce point. Car si le malade a la peste, cette cérémonie ne la lui enlève point. Et, s’il en est indemne, il ne vous aura pas fait appeler. En temps d’épidémie, on soigne son foie tout seul, pour se garder de toute méprise.
La deuxième condition est que vous ne regardiez jamais le malade en face, pour ne pas être dans la direction de son souffle. De même, si, malgré l’incertitude où nous sommes touchant l’utilité de ce procédé, vous avez ouvert la fenêtre, il sera bon de ne pas vous placer dans l’orientation du vent qui risque de vous apporter en même temps le râle du pestiféré.
Ne visitez non plus les patients quand vous serez à jeun. Vous n’y résisteriez pas. Mais ne mangez pas trop cependant. Vous vous abandonneriez. Et si, malgré toutes ces précautions, quelque chose du venin est venu se placer dans votre bouche, il n’y a pas de remède à cela, sauf que vous n’avaliez jamais votre salive, durant tout le temps de votre visite. Cette condition est la plus dure à observer.
Lorsque tout ceci, tant bien que mal, aura été respecté, vous ne devez pas vous tenir pour quittes. Car il est d’autres conditions, très nécessaires à la préservation de votre corps, bien qu’elles touchent plutôt aux dispositions de l’âme. « Aucun individu, dit un vieil auteur, ne peut se permettre de rien toucher de contaminé dans un pays où règne la peste. » Cela est bien dit. Et il n’est endroit que nous ne devions purifier en nous, fût-ce dans le secret des cœurs, pour mettre enfin de notre côté le peu de chances qui nous restent. Cela est surtout vrai pour vous autres, médecins, qui êtes plus près, s’il se peut, de la maladie, et qui en apparaissez d’autant plus suspects. Il vous faut donc devenir exemplaires.
La première chose est que vous n’ayez jamais peur. On a vu des gens faire très bien leur métier de soldats tout en ayant peur du canon. Mais c’est que le boulet tue également le courageux et le tremblant. Il y a du hasard dans la guerre tandis qu’il y en a très peu dans la peste. La peur vicie le sang et échauffe l’humeur, tous les livres le disent. Elle dispose donc à recevoir les impressions de la maladie, et, pour que le corps triomphe de l’infection, il faut que l’âme soit vigoureuse. Or, il n’y a point d’autre peur que celle d’une fin dernière, la douleur étant passagère. Vous donc, médecins de la peste, devez vous fortifier contre l’idée de la mort et vous réconcilier avec elle, avant d’entrer dans le royaume que la peste lui prépare. Si vous êtes vainqueurs sur ce point, vous le serez partout et l’on vous verra sourire au milieu de la terreur. Concluez qu’il vous faut une philosophie.
Il vous faudra aussi être sobre en toutes choses, ce qui ne veut point dire être chaste, qui serait un autre excès. Cultivez la raisonnable gaîté afin que la tristesse ne vienne point altérer la liqueur du sang et la préparer à la décomposition. Il n’est rien de meilleur à ce sujet que d’user du vin en quantités estimables, pour alléger un peu l’air de consternation qui vous viendra de la ville empestée.
D’une façon générale, observez la mesure qui est la première ennemie de la peste et la règle naturelle de l’homme. Némésis n’était point, comme on vous l’a dit dans les écoles, la déesse de la vengeance, mais celle de la mesure. Et ses coups terribles ne frappaient les hommes que lorsqu’ils s’étaient jetés dans le désordre et le déséquilibre. La peste vient de l’excès. Elle est excès elle-même, et ne sait point se tenir. Sachez-le, si vous voulez la combattre dans la clairvoyance. Ne donnez pas raison à Thucydide, parlant de la peste d’Athènes et disant que les médecins n’étaient d’aucun secours parce que, dans le principe, ils traitaient du mal sans le connaître. Le fléau aime le secret des tanières. Portez-y la lumière de l’intelligence et de l’équité. Ce sera plus facile, vous le verrez à l’usage, que de ne pas avaler sa salive.
Vous devez enfin devenir maîtres de vous-mêmes. Et par exemple, savoir faire respecter la loi que vous aurez choisie, comme celle du blocus et de la quarantaine. Un historiographe de Provence dit qu’autrefois, lorsque quelqu’un des consignés venait à s’échapper, on lui faisait casser la tête. Vous ne désirez pas cela. Mais vous n’oublierez pas non plus l’intérêt général. Vous ne ferez pas d’exception à ces règles pendant tout le temps où elles seront utiles et même si votre cœur vous presse. On vous demande d’oublier un peu ce que vous êtes sans jamais oublier cependant ce que vous vous devez. C’est la règle d’un tranquille honneur.
Munis de ces remèdes et de ces vertus, il ne vous restera plus qu’à refuser la fatigue et garder fraîche votre imagination. Vous ne devrez pas, vous ne devrez jamais vous habituer à voir les hommes mourir à la façon des mouches, comme ils le font dans nos rues, aujourd’hui, et comme ils l’ont toujours fait depuis qu’à Athènes la peste a reçu son nom. Vous ne cesserez pas d’être consternés par ces gorges noires dont parle Thucydide, qui distillent une sueur de sang et dont une toux rauque arrache avec peine des crachats rares, menus, couleur de safran et salés. Vous n’entrerez jamais dans la familiarité de ces cadavres dont même les oiseaux de proie s’écartent pour en fuir l’infection. Et vous continuerez de vous révolter contre cette terrible confusion où ceux qui refusent leurs soins aux autres périssent dans la solitude tandis que ceux qui se dévouent meurent dans l’entassement ; où la jouissance n’a plus sa sanction naturelle, ni le mérite son ordre ; où l’on danse au bord des tombes ; où l’amant repousse sa maîtresse pour ne pas lui donner son mal ; où le poids du crime n’est jamais porté par le criminel, mais par l’animal émissaire qu’on choisit dans l’égarement d’une heure d’épouvante.
L’âme pacifiée reste la plus ferme. Vous serez fermes, face à cette étrange tyrannie. Vous ne servirez pas cette religion aussi vieille que les cultes les plus anciens. Elle tua Périclès, alors qu’il ne voulait d’autre gloire que de n’avoir fait prendre le deuil à aucun citoyen, et elle n’a pas cessé depuis ce meurtre illustre jusqu’au jour où elle vint s’abattre sur notre ville innocente, de décimer les hommes et d’exiger le sacrifice des enfants. Quand même cette religion nous viendrait du ciel, il faudrait dire alors que le ciel est injuste. Si vous en arrivez là, vous n’en tirerez cependant aucun orgueil. Il vous revient au contraire de songer souvent à votre ignorance, pour être assurés d’observer la mesure, seule maîtresse des fléaux.
Il reste que rien de cela n’est facile. Malgré vos masques et vos sachets, le vinaigre et la toile cirée, malgré la placidité de votre courage et votre ferme effort, un jour viendra où vous ne pourrez supporter cette ville d’agonisants, cette foule qui tourne en rond dans des rues surchauffées et poussiéreuses, ces cris, cette alarme sans avenir. Un jour viendra où vous voudrez crier votre dégoût devant la peur et la douleur de tous. Ce jour-là, il n’y aura plus de remède que je puisse vous dire, sinon la compassion qui est la sœur de l’ignorance.
ALBERT CAMUS
LES CAHIERS DE LA PLÉIADE, 1947 ; ŒUVRE COMPLÈTES, II,
GALLIMARD, 2006 (« BIBLIOTHÈQUE DE LA PLÉIADE »)
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