Il s’en passe de belles au café l’Helvezia
situé dans la montagne du canton des Grisons à l’est de la Suisse, pour la
dernière soirée avant sa fermeture définitive. La tenancière va s’exiler en
Espagne. Alors on fête son départ, ses adieux de manière excessive. Tous les
piliers de comptoir sont là, la voie haut perchée, gouailleuse et chargée
d’alcool. Parce que forcément, la fermeture d’un bar ça s’arrose. Alors on
picole en fumant cigarettes sur cigarettes, et surtout on égrène les souvenirs,
on est là pour se remémorer le passé tandis que, comme pour le faire revivre, les
aiguilles de l’horloge de la salle tournent à l’envers.
L’éboulement d’une montagne en 1927,
celle-ci, faudrait pas que ce qu’il en reste dégringole à son tour, les dégâts
avaient été jadis importants, et on y avait dénombré des morts. Chacun y va de
son anecdote, les boissons aidant : les exploits, les rigolades, les
tragédies locales, et puis bien sûr la météo. La tante, qui est aussi la
patronne, sert les verres comme une virtuose, d’autant qu’elle est toujours
encombrée d’une cigarette. Sitôt que l’une s’éteint, elle en rallume une autre.
Pour les clients, pas question de gâcher la
bière ni le piccolo, les dalles sont en pente, les gestes incertains et les
langues déliées. Souvenirs d’hôpitaux : « J’ai été content quand finalement quelqu’un a ramené sa fraise, ce sera
sûrement une gentille doctoresse que je me suis dit, mais que nenni, c’était une
doctoresse plus rustre que le premier équarisseur qui passe. Et puis ils te
donnent des médocs que le lendemain tu sais même plus le nom de ton canasson ».
En fond une radio grésille, mais personne
n’y porte attention. L’important est de combler le silence, le vide, et de
vider les chopines tout en remplissant les cendriers. Les dialogues sont
imbriqués dans le récit, ils en forment la majeure partie, sont déclamés dans
une langue verte, populaire, emplie d’images et de mots approximatifs ou
carrément détournés, échanges fusant sans laisser aucune place à la
respiration, les phrases s’entrechoquent, se montent les unes sur les autres,
il faut tout raconter en une soirée comme si on n’avait pas eu le temps avant,
et que justement ce temps est désormais compté.
Dans cet exercice de style pied au plancher,
décalé, théâtral et souvent hilarant, on peut y entendre des voix proches de
celles des romans de René FALLET les plus festifs ou bien des bribes des
dialogues les plus imbibés de Michel AUDIARD. Exercice d’équilibriste qui à
tout moment pourrait bien se casser la figure, mais qui chaque fois
miraculeusement retombe droit sur ses pattes. Ça s’appelle le talent. Et la
maîtrise.
« Derrière la gare » est également
un court roman, indissociable du précédent, et pourrait représenter son point
de départ en quelque sorte. Dans celui-ci, l’Helvezia ne s’apprête visiblement
pas à fermer. Ici le narrateur est un enfant du village, neveu de la tenancière
de l’Helvezia, et amène le lectorat hors des murs de l’auberge pour nous faire
découvrir le quotidien de la population. La langue est de fait plus enfantine,
mais truffée là aussi de néologismes dont certains amusent beaucoup. Nous
voyons ces autochtones dans leur travail, leurs loisirs, on fait connaissance
avec de vieux métiers. Les situations cocasses, drôles, se succèdent tandis que
les enfants jouent au ballon, y compris dans la cuisine. Parfois les punitions
tombent pour condamner les turbulences : « Pour nous punir, la Maman nous a acheté des chaussures trop grandes. On
a l’air de clowns avec. Vous allez bien grandir des pieds ». Le jeune
narrateur décrit la préparation des fêtes de Noël par exemple, ou bien des
journées à la neige (abondante dans les Grisons). Des petites tranches de vie
rapportées avec une grande tendresse : « Le Gion Bi est debout sur le seuil. Il porte le manteau de fourrure de
sa mère morte. Sur la table du salon, le Gion Bi a un sacancuir à rabat. Il
appartenait aussi à sa mère. Quand il arrive à l’Helvezia, il a son manteau de
fourrure et son sacancuir à rabat avec lui. Dedans il met ses poesias, qu’il
sort en s’asseyant avec les habitués. Dans sa poche, il prend ses lunettes
décaïe, les pose sur son nez et lit la poesia à voix haute jusqu’à ce que la
table soit vide et que la tata dise bon basta ».
J’ai jadis fort bien connu la Suisse et je peux vous assurer que certaines expressions, certains mots « exotiques » issus de ces deux volumes sont typiquement suisses, bravo à la traduction très vivante de Camille LUSCHER. Ces deux livres ne pourraient en former qu’un seul, ils sont disponibles chez l’excellent Quidam éditeur depuis février 2020 et les deux couvertures sont absolument superbes.
(Warren
Bismuth)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire