Deux pièces en albanais du même auteur kosovar mais écrites à quelques années d’intervalle. « Peer Gynt du Kosovo » fut écrite entre 2013 et 2018. N’ayant pas lu l’œuvre poétique puis théâtrale « Peer Gynt » de Henrik IBSEN, je ne pourrai comparer avec la présente pièce qui en est présentée comme une revisite. Ici, Peer Gynt jeune homme quitte un Kosovo en guerre pour rejoindre la Suède de bien meilleure réputation. Mais il se heurte aux demandes d’asile, aux papiers demandés et à la mauvaise foi des autorités. Il va tenter plusieurs pays vus comme des eldorados, mais toujours ces demandes rejetées, par ailleurs de manière plus ou moins légales, plus ou moins convaincantes, toujours assez arbitrairement.
Peer Gynt va essayer de pénétrer dans une partie des pays d’Europe, y compris estampillés Schengen. Chaque fois le refus s’abat comme un couperet. Un parcours en forme de tragédie et en dents de scie. Oui mais Jeton NEZIRAJ (déjà présenté sur le blog ici) dégaine son humour, corrosif, provocateur, caustique, absurde. Il démine la situation, la rendant grotesque. Il nous fait suivre la vie de Peer Gynt par scènes elliptiques, indépendantes les unes des autres. On le retrouve tout à tour voleur et escroc, proche d’un ami avec lequel il partage la coke, puis entiché de Bella, enceinte, mais qui va le quitter. On le croise en taule ou errant, dans son pays ou tentant le grand voyage vers des frontières infranchissables.
En prison il lui arrive de s’évader, puis retour à la case départ dans un Kosovo encore et toujours en guerre. Puis le père va mourir. « Voilà, en le regardant mort, c’est le souvenir que tu emporteras de ton père pour toutes les fois où tu penseras à lui. Je n’ai pas eu cette chance moi, voilà mon père mort, mais j’étais au chevet de ma mère quand elle a rendu l’âme. Et désormais, chaque fois que je pense à elle, c’est son visage sans vie que je vois. Sa bouche ouverte, des yeux comme des orbites, sa peau diaphane ».
Etrange pièce structurée en partie comme un roman, avec un court prologue, parfois de longs monologues, des titres de scènes en forme de titres de chapitres, et une fin en épilogue qui sème un peu plus le trouble.
« L’effondrement de la tour Eiffel » a été écrite en 2011. Le ton, même si différent de la pièce précédente, est toujours très caustique. Structure plus complexe, sujet plus épineux puisqu’il s’agit ici des actions terroristes ou violentes de l’Islam radical. Plusieurs histoires se croisent : des Balkans de jadis au Paris d’aujourd’hui, des expériences de vie, des personnages personnifiant une doctrine, une conviction. José le chrétien accusé de terrorisme, Aïcha/Marie la femme qui finira voilée, l’actrice amoureuse d’un terroriste, Habib et Ghalib étant le moteur de cette pièce et représentent la vengeance. Il y a aussi Osman le jeune, un fanatisé qui va douter, ou bien encore un peintre qui portraitise une femme comme il la ressent, sans regard, sans yeux car entièrement voilée.
Cette pièce, tout en étant drôle, mène à des réflexions sociétales majeures, entre autres la liberté de croire, de penser, d’agir, la mixité religieuse, la tolérance, la difficulté entre deux cultures de s’entendre. Très belle pièce, violente mais sans excès, car l’humour fait tout passer, elle est un peu la plaquette de beurre pour ne pas que le fond colle au cul. Car ce fond est dur : « Dix-huit agressions sur des femmes musulmanes en trois mois. Des actes bien réfléchis, des actes fomentés dans vos laboratoires, pour salir la dignité de nos femmes. Vous avez touché le seul talon d’Achille que nous ayons, nous les musulmans ! Pas d’exécutions, pas d’expulsion, pas d’emprisonnement, pire, vous avez choisi de nous déshonorer ! Merveilleuse trouvaille ! C’est ce qu’ils t’ont dit de faire, hein ? Sors dans Paris et arrache les niqabs aux femmes. Les musulmans du monde entier comprendront alors qu’ils ne sont pas désirables en Europe, qu’ils ne sont que les brebis galeuses de l’Europe ».
Déchaînement, colère, mais humour et maniement de l’absurde, comme pour déjouer le mal. Deux excellentes pièces très bien réfléchies, de 80 pages chacune. La seconde est un peu moins proche d’une structure romanesque, mais encore une fois, certains éléments peuvent s’avérer troublants. Le livre vient juste de sortir aux éditions L’Espace d’un Instant, décidément les spécialistes de ce théâtre balkanique en Occident. Merci et respect éternel !
http://www.sildav.org/editions-lespace-dun-instant/presentation
(Warren Bismuth)
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