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dimanche 23 mars 2025

Arno CAMENISCH « Ustrinkata »

 


Ce court roman loufoque est extrait du « Cycle grison » fort de trois brefs volumes, cycle dont chaque titre peut se lire indépendamment. Arno Camenisch redonne vit à toute une population rurale montagnarde vivant dans le canton des Grisons, le seul de Suisse où la langue romanche est encore pratiquée, ce qui aura son importance lors de la lecture de la trilogie.

« Zer ner », le premier volet, revenait sur le travail paysan proprement dit, fort de quelque 300 instantanés sur la vie à la ferme, non sans humour et dérision, mais dénué de dialogues. « Derrière la gare » est quant à lui le regard posé par un jeune enfant sur la vie des adultes de son village, avec cette écriture si particulière, ces mots déformés, « infantilisés », et une immense pétillance doublée d’une fausse innocence, le tout servi encore par l’humour généreux et communicatif de son auteur, ainsi que les nombreuses situations cocasses. Mais arrêtons-nous sur le troisième volume, « Ustrinkata », peut-être le sommet (montagneux) de ce cycle.

Dans un village grison, l’Helvezia est un bar de proximité tenu depuis soixante ans par la Tante (par ailleurs tante du jeune narrateur de « Derrière la gare »). En ce lieu haut et en couleurs, il est fortement déconseillé de boire de l’eau sous peine de se faire houspiller. Chaque geste des habitués est savamment scruté et comme décortiqué, en une langue verte, populaire, voire dialectique. Arno Camenisch redonne vie à un monde semblant englouti, à une atmosphère unique et surannée. Les piliers de l’Helvezia sont à eux seuls des personnalités, d’un pittoresque vrai.

Ici l’on se souvient du fameux éboulement de 1927 qui avait englouti un village, tandis qu’on engloutit les verres à un rythme soutenu. Chacun y va de son commentaire entre deux bouffées de cigarette, un jadis lointain et brumeux car « Regarder ça veut pas dire forcément qu’on voit ». Dans un lieu clos où les mouchoirs sont des torche-morve, les langues sont bien pendues et l’air enfumé, les ivrognes gouailleurs ne laissent aucun répit à la Tante qui doit être sur le front sans arrêt pour les servir.

La puissance du récit est dans l’écriture qui restitue à merveille des expressions typiquement suisses, des mots oubliés, et même des bouts de phrases empruntés au romanche, dans une immense farce parfois sinistre lorsque les convives se souviennent des trépassés, auxquels d’ailleurs ils rendent hommage par des tournées ponctuées de « Viva ». Le dialogue est ininterrompu et même Arno Camenisch semble avoir bien du mal (mais en toute maîtrise) à trouver une ouverture pour décrire une scène.

La Tante garde les coupures de journaux d’époque pour prouver la date exacte d’un événement passé dans le village ou à proximité. Car ici on vit en vase clos, loin des villes et de leur tumulte, on prend le temps, sauf pour finir un verre. Et ces moments forts peuvent être de toutes petites historiettes apparemment sans importance mais qui font la vie et le sel d’un village : « Mais après, une fois qu’on l’avait enterré, la tombe elle avait été refermée, l’était toute couverte de jolies couronnes et des fleurs qu’on avait mises dessus, tout joli tout beau, quand là on remarque qu’on avait enterré le maître avec son salaire. Pardi, son salaire, dans la poche de sa veste qu’il l’avait. Alors y a plus eu le choix que de ressortir le maître de sa tombe pour le repiocher dans la poche de son veston ».

Des habitants sont partis ou vont partir à l’étranger, d’autres sont morts mais pas oubliés car les traditions n’ont pas de prix, y compris celles de la longue cérémonie à la divine chopine. Et interdit de passer outre ! « C’est quoi ce carnaval, tu acceptes ça dans ton bar toi, un qui boit pas, tu peux pas imposer ça aux autres hein, je te dis ça me rend nerveux quand il boit pas ». L’écriture est tassée, car il faut partager le maximum de situations en un minimum de place, de temps, c’est ainsi que Arno Camenisch réussit une véritable prouesse stylistique.

Trilogie verte et dépaysante où les points d’interrogations ont été bannis même après une question, ce « Cycle grison », s’il est dominé en mon sens par ce « Ustrinkata », est à lire devant une chopine à la terrasse d’un bistrot. Rendons ici hommage au travail exceptionnel de traduction signé Camille Luscher, tant il fut sans doute difficile de restituer ces expressions, cette gouaille, ces inventions de mots (je pense à l’admirable quasi novlangue de « Derrière la gare »), ces expressions paraissant à première vue intraduisibles. En France la trilogie fut publiée en seulement quelques mois et en de splendides couvertures en 2020 par Quidam éditeur qui offre ici trois textes parmi les plus beaux de tout son catalogue. Viva !

https://www.quidamediteur.com/

(Warren Bismuth)

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