La montagne à l’honneur, ainsi que le
Christ crucifié. Au pied des montagnes dans les Alpes frontalières entre Italie
et France, un narrateur un peu sculpteur, un peu bohème, un peu humaniste. Il
aide les migrants à passer la frontière par les cols, les sommets des
montagnes, dans la neige et le froid. Comme le veut la coutume, il empoche
l’argent avant la course. Mais une fois les migrants passés, il les rembourse.
Il ne fait pas cela pour le fric, mais bien par solidarité. Les villageois l’apprennent,
ils ronchonnent, s’écartent de lui, l’isolent, se méfient.
Le narrateur va se faire proposer une rude
tâche : remettre « à poil » une statue de marbre d’un Christ
crucifié drapée d’une couche de granit ultérieurement posée pour cacher
l’élément purement masculin du corps, déshabiller la statue afin de découvrir
le travail originel d’avant la censure.
Voilà pour le fil conducteur. C’est DE
LUCA, donc forcément ça digresse de manière splendide et franchement
poétique : un jumeau mort, des femmes aimées, des anecdotes, tantôt
tragiques, tantôt savoureuses, tantôt émouvantes, toujours d’une rare élégance.
Puis vient une femme peut-être plus choyée que les autres, consciente du talent
du sculpteur. Lui ne recherche pas la notoriété, la femme désirerait aller la
trouver, cette notoriété, la lui offrir, à lui. Il refuse, il s’en fout car pour
tout dire, il compte parmi les humbles. La femme le quitte, frustrée.
De son côté le narrateur devient de plus
en plus obsédé par sa mission à effectuer sur le corps de marbre du Christ
sauveur. Il pense de plus en plus à se faire circoncire. Que va-t-il trouver
sous ce drap aussi granitique qu’énigmatique ?
Les souvenirs, la montagne, la neige, une
cordée. Du dessus, un corps tombe en pleine tempête de neige. En montagne on ne
compte pas le temps comme ailleurs, ni les morts ni les saisons. « Ici,
à la montagne, avril n’est pas dans le compte du printemps ».
Les sensations de l’enfance, toujours chez
DE LUCA, sont sans nostalgie, olfactives. « Le lait me ramène à mon
enfance deux minutes par jour. Je le prends entier. À la montagne, je me
procure du lait tiède, qu’on vient de traire. Il bout en laissant monter deux
doigts de crème. Il sent l’étable. Le lait chaud suscite en moi un bonheur immédiat.
On devrait l’offrir sur l’autel à la place du vin. S’il avait dit au cours de
son dernier dîner que son sang était du lait, il n’y aurait pas eu d’ivresse en
son nom. Ce vin-là a tourné la tête à plusieurs fanatiques ».
Et puis bien sûr, l’auteur militant,
révolté, vient poindre sous le narrateur : « Le royaume des cieux,
écrivent les Évangiles qui en connaissent le roi. Moi qui suis incompétent, je
vois en revanche l’anarchie, qui n’est pas du désordre, mais le gouvernement
indépendant de chaque lumière. Des masses, des météorites, des comètes tournent
comme des catapultes en frôlant des satellites, des planètes. Elles se
désagrègent de temps en temps dans l’atmosphère, en renouvelant par leur chute
les semailles de l’univers ».
Le boulot minutieux du sculpteur va payer,
mais pas de la manière attendue. Une fois les coups de marteau, burin et
compagnie bien exécutés, le travailleur va voir apparaître sur
« son » Christ en marbre une érection, une vraie, une solide. Celle
de la souffrance, du Golgotha, ça change la donne.
Un DE LUCA très à l’aise entre liberté des
montagnes, entraide aux plus démunis et compagnon indirect du Christ, toujours
ce style épuré au maximum, dégrossi, dégorgé, essoré, magistral. Rien de bien
nouveau dans l’œuvre de l’italien, mais un très bon roman intimiste, sorti en
2016 (traduit en France en 2017), qui se termine entre autres par un petit clin
d’œil à Pinocchio. DE LUCA devait sans doute savoir à cet instant précis
comment il commencerait son futur « Tour de l’oie », sorti en janvier
2019 (et chroniqué en nos colonnes), et qui semble reprendre où cette
« Nature exposée » s’était tarie.
(Warren
Bismuth)
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