Un homme agonisant dans une chambre. Tout à côté, derrière la cloison, une femme est installée à un bureau, elle écrit. Ce bureau est celui d’Alexandre POUCHKINE, blessé à mort lors d’un duel en janvier 1837, et la femme qui écrit s’appelle Natalia GONTCHAROVA, elle est l’épouse du poète depuis 6 ans. POUCHKINE vient de provoquer un homme en duel, l’accusant de tourner autour de la belle Natalia, mais la balle de son adversaire a atteint l’écrivain au thorax, il lui reste quelques heures à vivre.
La lettre rédigée ici est sortie de l’imagination de Cathie BARREAU, elle est celle d’une femme délaissée, abandonnée. Natalia GONTCHAROVA a certes aimé POUCHKINE, mais le poète russe adulé par tout un peuple fut parfois un piètre compagnon : noceur, joueur, égoïste, attiré par les femmes mais pourtant possessif et même autoritaire voire vicieux.
Pendant que POUCHKINE vit ses derniers instants, l’autrice imagine donc sa femme Natalia vidant un sac devenu trop lourd à porter, se délestant de reproches toujours tus jusque là. Les gémissements de douleur de son mari, son aîné de 12 ans, viennent s’ériger à la place de ceux qu’il n’a jamais poussés lors de l’acte d’amour. Devant cette aridité, Natalia fut attirée par un certain Georges D’ANTHÈS, un officier français. Des rumeurs ont couru sur une éventuelle liaison amoureuse.
Cathie BARREAU ne revient sur cet épisode que brièvement, par petites touches, se focalisant sur le ressenti d’une femme pour son mari expirant. Jamais le poète n’apparaît, c’est toujours sous le trait de l’homme privé, de l’époux presque anonyme qu’il est montré. « Alexandre, tu vas mourir et nous ne nous rencontrerons jamais ». Au-delà de ce monologue inventé, c’est bien la condition des femmes que Cathie BARREAU tient à mettre en exergue : ces femmes réduites au rôle de femelle domestique et soumise à un époux.
Ce long et superbe poème en prose d’une soixantaine de pages est ambivalent : si l’autrice se coule dans le personnage de Natalia, c’est pour mieux en déborder et universaliser son propos. Texte flirtant beaucoup avec l’érotisme, le sens charnel, il en reste pourtant délicat sans jamais trop en montrer. « Que rien de grand ne m’arrivât avec toi, cela ne m’inquiétait pas le moins du monde. Je souriais souvent en m’endormant. Mon corps inexpérimenté savait tout. Il reposait avec douceur et prévoyait le meilleur un jour ; je ne pouvais envisager à quel moment, mais j’avais foi en l’avenir et me savais tout prête à vivre. Il ne me manquait qu’une chose : la liberté ».
Cathie BARREAU envoie des piques, fait de Natalia l’expéditrice, mais ne nous y trompons pas, derrière ces phrases polies par la plume de Natalia, c’est bien Cathie BARREAU qui s’exprime : « Mais il arrive souvent que, tous, je vous haïsse, vos grandeurs et vos mépris, vos lourdeurs et vos dénis. Quand vous courez vers le Caucase, bottés et harnachés de prétention et de douleur cachée, exaltés par vos voix d’hommes brutaux, avides de vivre aussi près de la mort que possible alors que vous ne savez rien de la vie, jouissant des tourments que vous allez infliger à vos soi-disant ennemis mais aussi à vos compagnons de guerre, petits fantassins d’une armée que vous dirigez, persuadés que vous êtes immortels, pauvres hommes bourreaux, convaincus que la justice et la gloire sont de votre côté, ensanglantés de vos bassesses inavouées, je sais que des siècles ne suffiront pas à vous faire entendre que rien ne sert de tenter de régler ses insatisfactions dans la guerre. Le Caucase, ses plaines et ses montagnes, ses peuples, mourront sans cesse sous les coups de vos masculines rancoeurs ».
Ce texte à la fois offensif et plein de doigté féministe vient de paraître aux éditions L’œil ébloui, maison d’édition indépendante depuis 2013 et basée à Nantes, forte d’une vingtaine de titres. Celui de Cathie BARREAU était initialement sorti en 2006 chez Laurence Teper. Il est ici réédité avec des aquarelles florales de Patricia CARTEREAU ainsi qu’une brillante postface de Françoise NICOL. S’il est un document à charge contre POUCHKINE, il montre d’un doigt plein de finesse l’avidité des hommes.
(Warren Bismuth)
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