Evénement rare au sein du catalogue des éditions L’espace d’un Instant : un titre français ! Et d’excellente facture de surcroît.
Lodève, une cité méridionale aux portes de la Méditerranée, sur la voie de l’Algérie. À partir de 1962, nombreux habitants ont fui l’Algérie pour s’installer dans cette ville, plus exactement aux abords, dans des tours HLM notamment, la Cité de la Gare. Ces immigrés venaient servir de main d’œuvre au tout nouvel atelier de tissage de la ville. Mais qui étaient ces immigrés ?
Comment un peu partout en France, mais surtout dans le sud, des algériens se sont implantés à partir de 1962, date de la fin des « événements ». Certains, pourtant de nationalité algérienne, avaient combattu aux côtés de la France. On les a alors appelés les harkis. Rejetés sur leur terre natale car traîtres à la cause algérienne, mais mal reçus en France car un peu trop « typés », la plupart auront une vie d’errance, à la recherche d’une identité.
C’est cette quête identitaire que Sarah FOURAGE propose de nous faire découvrir dans cette pièce-témoignage de très grande qualité. Faire parler les descendants de harkis de la ville de Lodève ne va pas aller sans peine, l’émotion, le traumatisme étant toujours palpables. « C’est une honte ; c’est indécent ; c’est un scandale ; on est obscènes, on est des couteaux déguisés en questionneurs de vide ; on débarque ; la sympathie, personne n’en veut. Leurs souvenirs suffisent et les blessures ils les tairont ».
Alors oui, ils vont se taire, en partie du moins. Puis les langues vont lentement se délier. Le quartier de la Cité de la Gare a beaucoup changé depuis les années 60 : barres de béton rasées comme pour effacer le passé, les conditions difficiles pour des travailleurs immigrés vus d’un sale oeil.
Sarah FOURAGE et Sébastien LAGORD font équipe pour la réalisation de cette pièce singulière. Ils explorent diverses pistes, mais « L’historien-chercheur a compris avant tous que le costume était trop grand pour nous. Il nous emmène au bord de la rivière, c’est un cadeau qu’il offre. Il sait que notre thème « les descendants de harkis de la ville de Lodève, en lien avec la mémoire de la Cité de la Gare et de la manufacture de la Savonnerie » est intraitable ».
De longs silences en forme de plaies béantes, un dialogue impossible entre une mère et son fils. Les souvenirs : on était harkis, donc considérés comme français, alors les prénoms changeaient, on les francisait, on rajoutait du mensonge et un nouveau colonialisme, une nouvelle emprise à la tragédie.
Ce texte est foisonnant malgré sa brièveté car l’autrice évoque aussi l’histoire locale de l’industrie du textile, dont les soixante logements de la Cité de la Gare occupés par des harkis, certains n’ont pas oublié les camps de transit, de reclassement au sortir de la guerre. Et puis cette vocation comme toute trouvée : le tissage dans le sud de la France.
Cette pièce commence comme un préambule poétique, le décor est planté. Puis place aux protagonistes, aux descendants, aux blessures, aux incompréhensions sur le long terme. Les personnages se succèdent : une guide historique, des jeunes travaillant sur un exposé à propos de leur histoire familiale, des femmes dont l’une revient sur les terres de son enfance en raison d’un décès, après une longue fuite. Les témoignages furent notés, enregistrés, puis il a fallu laisser décanter, et s’inspirer de ces paroles recueillies pour écrire la pièce ici publiée. Mise en scène 2018, la version papier vient de sortir aux éditions L’espace d’un Instant, agrémentée d’une préface de Fadelha BENAMMAR-KOLY, témoignage fort et très émotionnel d’êtres dont l’identité a été volée ou transformée contre leur gré, travailleurs qui furent expulsés de chez eux puis rejetés dans leur pays d’adoption, parcours chaotique qui forcément a laissé des traces, il a fallu affronter les ombres. Leurs blessures, leurs espoirs perdus sont à découvrir dans cette pièce contemporaine, à cheval entre récit de vie, théâtre et poésie, un grand cru de L’espace d’un Instant.
https://www.sildav.org/editions-lespace-dun-instant/presentation
(Warren Bismuth)
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