Rien que le titre gifle, joue sur les mots, les images. Le contenu dérange aussi, fait de ruralité, d’animaux de ferme abattus, transformés en vulgaire viande à nourrir les humains. Tout ceci dans une poésie brutale en vers libres, à la fois terriblement lucide et magique par sa langue au cordeau.
Tout commence dans les années 50, les paysans sont devenus des forces vives de la Nation. Ils se sont modernisés, nourrissent tant et tant de citoyens, alors que les gouvernements motivent par les remembrements. D’un agriculteur à l’autre, d’une ambition à l’autre, il est toujours possible de finir « paysan directeur général », gérer une grosse exploitation où il sera possible d’exploiter… des ouvriers.
Portes ouvertes sur l’agriculture intensive (des chiffres parlants d’eux-mêmes sont révélés ici), pesticides et diverses bombes à retardement. La Bretagne est prise en exemple, et ce n’est pas précisément joli. Le catholicisme, les croyances s’en mêlent, la Terre appartient au Seigneur, alors… Et puis les fêtes de villages, on s’enivre, on oublie tout, on devient à son tour une bête, tandis qu’un peu partout les publicités colonisent l’espace public.
On appuie sur « pause » lors des congés payés, on s’évade. Puis on reprend exactement où l’on s’était arrêté avant les vacances. Un monde qui tourne en vase clos, communautariste, recroquevillé, endetté (ah, les tracteurs hors de prix, qu’aucune famille ne pourrait se payer sans les crédits exorbitants, ni les aides de l’Etat).
Le monde bouge il paraît. Alors tout doit bouger, jusqu’à l’absurdité, jusqu’à la nausée :
« Les
cafés du port proposent
des glaces au goût Schtroumpf
mais les algues vertes sont
bio
Binic est une petite boutique
qui enfouit l’étable sous la
mer
les Bretons ont le teint halé
Les touristes se projettent
lunettes de soleil sur le nez
Armor-Lux prêt-à-porter »
Avec grande habileté, Aurélie OLIVIER joue avec les mots, les malmène, les entortille, les « élastise », les remodèle, les sculpte, les déforme, et nous les renvoie en pleine poire. Car les images sont crues, font mal, nous attaquent au cœur de notre zone de confort, celle où nous préférons restés aveugles. Nous aussi avons été témoins d’émissions de télé-réalité faisant la part belle au quotidien fantasmé de l’agriculteur, tandis qu’invisibles sortaient de terre les pesticides, entraînant de nombreuses maladies graves, parfois mortelles, en une omerta collective et caractéristique.
« Mon corps de ferme » est un récit de vie, une enfance ballottée au milieu de la pollution inodore dans un monde replié, isolé, retranché. C’est ceci que la poétesse Aurélie OLIVIER met à jour, c’est un immense coup de poing, mais de seulement 55 pages de quelques lignes chacune. On aurait bien accepté un peu de rabe. Sans produits chimiques. Paru toute fin 2022 aux éditions du Commun, ce texte est violent, fort, de la poésie historique et documentaire à partager et à transmettre.
https://www.editionsducommun.org/
(Warren Bismuth)
Je souris en lisant le jeu de mots avec "étable" et Binic (je connais bien la région...). Je viens également de lire un titre sur le monde paysan (Pleine terre de Corinne Royer) qui semble différent de celui-ci, mais ce n'est guère étonnant car il a l'air vraiment original... Je retiens !
RépondreSupprimerMerci pour ta réaction, je vais m'informer sur ta référence !
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