Dans le cadre du challenge « Les classiques c’est fantastique », le thème du mois, qui ouvre de grands perspectives, est un (ou plusieurs) ouvrage à présenter issu des palmarès de Prix Nobel de littérature ou Prix Goncourt, autant dire que l’éventail est large. Moka et Fanny des blogs Au milieu des livres et Mes pages versicolores ne manquent décidément pas d’inspiration ni de ressources pour dégoter des thèmes attractifs. Je possédais depuis, disons, quelques années, ce roman de Ivan BOUNINE, premier russe à avoir obtenu le Prix Nobel de littérature (en 1933), l’occasion m’était donné de l’explorer.
Ce roman est le premier de l’auteur. Et il est d’un intérêt tout au moins littéraire quant à sa forme et son contenu. Écrit en 1909, il n’est pas encore l’un de ces romans aboutis dont la littérature russe a fait œuvre. Cependant, il est bien plus qu’une esquisse, il est même un véritable exercice de style.
Les frères Krassov, Tikhon et Kouzma, ont grandi ensemble, puis se sont brouillés, ont tracé leur chemin, chacun de son côté. À 50 ans, Tikhon, sans enfants (sa femme Nastasia Pétrovna a plusieurs fois accouché d’enfants morts), tient une auberge, tandis que Kouzma, se revendiquant anarchiste, vient de faire publier un recueil de poésie. Tikhon l’embauche comme administrateur et parallèlement tombe amoureux d’une jeune femme dont le mari est subitement mort. D’ailleurs, l’a-t-elle ou non empoisonné ? Tikhon entretient des relations explosives avec ses moujiks, Kouzma en est témoin, triste et impuissant.
« Le village » n’est pas fait d’un bloc, il est une analyse dans son jus des mœurs de la Russie rurale et profonde du début du XXe siècle. Mais il est loin de l’enjoliver ! Bien au contraire, il tire à boulets rouges sur ces mentalités considérées comme dépassées. Les dialogues sont en langue populaire, forts de nombreuses apostrophes pour couper les mots, comme s’ils étaient mâchés et recrachés par ceux qui les prononcent. On peut y voir l’influence de Nikolaï LESKOV, romancier russe à l’atmosphère rurale marquée, mais sous l’emprise d’une poésie envoûtante : « La pluie se calmait, le soir tombait : devant la télègue, sur un pacage vert, un troupeau galopait vers les isbas. Une noire brebis aux jambes fluettes s’était écartée, et une femme la poursuivait, se couvrant de sa jupe mouillée, pieds nus, montrant de blancs mollets lustrés. À l’ouest, au-delà du bourg, le ciel s’éclaircissait ; à l’orient, sur le fond poudreux et moiré d’une nuée, au-dessus des blés, deux arcs décrivaient leur courbe, verts et violets. Une senteur dense et moite venait des herbes champêtres, une odeur tiède – des habitations ».
BOUNINE (1870-1953) ne rangeait d’ailleurs pas cette œuvre dans la catégorie ‘Roman‘, il y voyait plutôt comme une longue poésie en prose. Et c’est vrai que la langue narrative est riche, dense, précise, musicale, exactement à l’opposé des dialogues. BOUNINE décrit par exemple avec force détails une foire aux bestiaux ainsi que les échanges verbaux des protagonistes, les deux styles tranchent, se font face. L’auteur semble n’avoir aucune empathie pour ces villageois qu’il décrit parfois de manière abrupte, proche de la caricature, alors que ses deux personnages principaux, les frères Krassov, sont emplis de mélancolie, regardant avec nostalgie leur lointain passé.
Les repères concernant la date approximative de l’action sont rares mais assez nets : préparation de la guerre entre la Russie et le Japon (débutée en 1904), prémices puis fin de la révolution de 1905, dissolution de la Douma (en 1907). Ce qu’a voulu faire BOUNINE ici est sans doute de tester son style. En effet, l’intrigue est légère, presque inexistante. En revanche les longues phrases magnifiques par leur enrobé sont nombreuses, leur musicalité est bien présente, même si la traduction de Maurice PARIJANINE (de 1922), par ailleurs fort bien exécutée, ne reflète sans doute pas toute l’ardeur de ce travail. L’action ouvre pas mal de portes quant à une piste de scénario, mais les referme aussitôt : beaucoup de questions sont soulevées, aucune réponse n’est proposée, le roman reste constamment en suspens, ce qui peut en gêner en partie la lecture.
Les villageois de BOUNINE sont cruels, racistes, ils s’organisent pour faire expulser des exploitations les travailleurs non natifs de la région pour les faire remplacer par des locaux. Dans ces coins reculés, on tombe malade, on ne peut pas se soigner. Les chapitres sont brefs, mais le tout souffre parfois d’une certaine longueur pour montrer peut-être un peu impudiquement une population rurale à l’agonie, comme le régime d’alors (qui tombera huit ans plus tard, c’est-à-dire presque le lendemain).
BOUNINE amorce la révolution manquée de 1905, ne s’y attarde pas, fait miroiter des horizons sur la pensée socialiste révolutionnaire, les referme aussitôt, ce n’est pas le but de ce roman. Il esquisse, s’en contente, se focalise sur son style, les impressions, dépeint la société villageoise à la façon d’un impressionniste, presque sans héros, à part ces deux frangins qui ne crèvent pas non plus « l’écran » de leur présence. BOUNINE cherche visiblement à se rassurer, à se montrer qu’il est capable de fournir une œuvre littéraire pouvant se faire remarquer. Il semble déjà en partie affranchi de l’influence théâtrale et burlesque de GOGOL même si elle se fait encore sentir avec force par moments, débarrassé également en partie des formes presque naturellement imposées pour la littérature russe par DOSTOÏEVSKI ou TOLSTOÏ. Il a trouvé un style même si le fond est encore un peu brouillon.
Si vous ne connaissez pas la littérature russe, il n’est peut-être pas du tout judicieux de la découvrir par l’entremise de ce titre, qui ne la repréente pas particulièrement. Même réflexion si vous ne connaissez pas BOUNINE, ce n’est pas son œuvre la plus significative. BOUNINE fut le premier écrivain russe à recevoir le Prix Nobel de littérature, c’était en 1933, il était alors exilé en France, il ne rejoindra jamais sa Russie.
« Le village » existe en version numérique et petit prix aux éditions Bibliothèque Russe et Slave, les éditions Ginkgo l’ayant réédité récemment en version papier.
https://bibliotheque-russe-et-slave.com/index1.html
(Warren Bismuth)
Merci pour ce billet fort instructif. Je ne connais pas la littérature russe classique, je crois qu'elle m'impressionne un peu. Mes quelques tentatives passées n'ont pas toujours été concluantes.
RépondreSupprimerSouvent avec la littérature russe, ça passe où ça casse, je crois que les noms/surnoms des personnages y sont pour beaucoup...
SupprimerJe n'ai encore jamais lu Ivan Bounine. Ton billet me donne envie de me pencher dessus avec ce titre ou un autre.
RépondreSupprimerJe ne suis pas très objectif avec la littérature russe, une passion
SupprimerUne fois de plus, un auteur inconnu pour moi et toujours un plaisir de te lire pour nous donner envie d'aller vers ces classiques plus confidentiels ! Merci Lolo !
RépondreSupprimerMon prochain "classique" sera bien moins confidentiel.
SupprimerCet auteur a échappé à la boulimie russo-livresque dont j'ai été atteinte adolescente (j'étudiais le russe au lycée)... et du coup, tu conseillerais quel titre pour l'aborder ?
RépondreSupprimerPeut-être l'un de ses recueils de nouvelles. Je n'avais pas trop apprécié son roman "La vie d'Arséniev".
SupprimerJe ne connaissais pas du tout Bounine mais j'aime beaucoup la littérature russe, donc ! ;)
RépondreSupprimerVoilà qui me donne envie de relire de la littérature russe ! Peut-être pas cet auteur, probablement pas ce livre, mais ça fait bien longtemps que je n'en ai pas lu...
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