Longtemps je me suis refusé à lire SOLJENITSYNE, tiraillé entre les informations capitales que je pourrais en tirer de mes lectures, et la réputation d’un homme plus que polémique, sulfureux et un brin malséant. Mais un ami – le meilleur de tous – m’a lentement poussé à la faute, m’encourageant à me pencher sur « Le pavillon des cancéreux ». J’ai une confiance quasi aveugle envers les conseils russes de cet influenceur bien malgré lui. Et force est de reconnaître, qu’encore une fois, hélas, il a vu juste.
Il n’est pas aisé d’interpréter par des mots les sentiments que laisse une fresque telle que « Le pavillon des cancéreux », 800 pages écrites entre 1963 et 1967 et publiées originellement en samizdat (publication clandestine). Ce roman nous rend muets, béats et pour tout dire démunis. Car il peut, il doit se lire à plusieurs niveaux.
1955, dans un hôpital se dresse le bâtiment numéro 13, celui des cancéreux. L’auteur (qui venait justement d’avoir le cancer) nous invite à pénétrer au cœur du pavillon pour nous y présenter de nombreuses figures, nous dépeindre le quotidien de cet hôpital, fait de fortes figures, les médecins comme les malades. C’est toute une fresque de la société soviétique qui est ici dessinée, personnages grouillant dans chaque recoin du bâtiment, comme un ballet ininterrompu. Mais ce serait hérésie que de n’y voir cette vie-là.
Comme beaucoup d’écrivains soviétiques (comme russes avant et après), SOLJENITSYNE use savamment de l’allégorie. Son but n’est pas de présenter un hôpital de cancéreux, mais bien sûr le système soviétique, qui vient juste d’être « déstalinisé » (STALINE est mort deux ans plus tôt) et semble amorcer une nouvelle voie. Cette lecture-là s’avère fascinante : les malades représentent celle que l’on appelle alors l’U.R.S.S., leur mal vient des années, des décennies STALINE, il a germé dans leur corps, leur âme, s’est répandu puis s’apprête à les grignoter, à les tuer. Plusieurs personnages principaux incarnent ce système : Roussanov bien sûr, le premier à entrer en scène, mais aussi celui avec lequel il ne communique pas malgré leur proximité dans l’espace, ce Kostoglotov, le double de SOLJENITSYNE, sans oublier les portraits secondaires, je pense à ce Poddouïev, dont le mal a commencé à le ronger par la langue. La langue, organe particulièrement dangereux en U.R.S.S. si tant est qu’on le laisse trop pendre…
Dans ce pavillon des cancéreux, les patients se méfient de la science, ne lui font pas confiance. De toute façon, personne ne fait plus confiance à personne en cette sortie de terreur stalinienne. En effet, qui croire ? Ceux qui condamnent ? Ceux qui continuent à encenser ? Alors que dehors, la liberté paraît se faire un semblant de place, dans le pavillon nous assistons à un huis clos, paradoxalement pas étouffant. Car contrairement par exemple à DOSTOÏEVSKI, SOLJENITSYNE a choisi un détachement total pour rendre compte de ses observations. Ainsi il reste distant à la fois de ses personnages et du système qu’il décrit. L’écriture est froide, sans émotions, neutre.
« Voilà de quoi il s’agissait : les radiothérapies pratiquées il y a dix ou quinze ans avec de hautes doses d’irradiation et qui s’étaient terminées de façon positive, réussie, ou même brillante, donnaient lieu aujourd’hui, aux endroits irradiés, à des lésions et à des atrophies inattendues. Cela pouvait encore s’admettre, ou du moins se justifier, quand ces radiations d’il y a dix ou quinze ans avaient été administrées dans des cas de tumeur maligne. Dans ces cas-là, on n’avait que ce seul moyen de sauver le malade d’une mort certaine, et seules les fortes doses pouvaient agir, les petites doses n’étant d’aucun secours ; le malade qui venait montrer son membre atrophié devait lui-même comprendre que c’était là le prix du surcroît d’années qu’il avait vécues et qu’il lui restait encore à vivre ».
Roman vertigineux et stupéfiant, en équilibre sur une crête ténue, montrer une histoire pour en raconte une autre, avec cette question en exergue, qui hante le récit : « Qu’est-ce qui fait vivre les hommes ? », alors que les patients du pavillon apprennent par la presse les bouleversements en cours au sein de la société soviétique, les questionnements sur la doctrine et la nouvelle mise en pratique du socialisme. Et ces scènes, fortes, je pense à cette réussite totale dans cette séquence de visite dans un zoo, où chaque animal prisonnier représente un des maux du système. Bluffant et quasi hypnotisant !
Les réflexions littéraires ne sont pas en reste. Le régime stalinien a créé de toutes pièces des auteurs à succès, jetables et corvéables à merci : « Au siècle précédent, il n’y avait qu’une dizaine d’écrivains, et tous de grands écrivains. Et maintenant, les écrivains se comptaient par milliers (…). Lire tous leurs livres était chose impossible. Et si l’on en lisait un jusqu’au bout, on avait comme l’impression de n’avoir rien lu. On voyait émerger tour à tour des écrivains inconnus de tous, ils recevaient des prix Staline, et puis ils sombraient à tout jamais. Chaque livre tant soit peu volumineux était primé l’année suivant sa parution, et il y avait de chaque année de quarante à cinquante prix ».
Il est peu d’écrire que SOLJENITSYNE prend le lecteur à témoin pour dénoncer chaque rouage du régime soviétique (il fut longtemps emprisonné) dans un roman qui ne doit absolument pas se lire dans un sens littéral. Il accuse l’aveuglement de tout un peuple : « Lui aussi se sentait un peu blessé, surtout pour son père qu’il avait perdu. Il se souvenait combien celui-ci aimait Staline, plus que lui-même, en tout cas, c’était certain (pour lui-même, son père n’avait jamais rien cherché à obtenir). Et plus que Lénine. Et probablement plus que sa femme et ses fils. Sa famille, il pouvait en parler avec calme, ou ironie, mais Staline, jamais : sa voix tremblait un peu dès qu’il prononçait son nom ». Faire du passé table rase ? Le slogan n’est pas à l’ordre du jour.
« Le pavillon des cancéreux » est l’un de ces pavés russes magistraux, qui se lisent un peu dans tous les sens, qui possèdent une face secrète, une partie immergée. Sa structure est à la fois effrayante et fascinante : il ne laisse rien au hasard. Œuvre ample et dérangeante à lire en temps de quiétude intérieure afin d’apprécier à sa juste valeur cette gigantesque claque littéraire.
« Si l’on ne devait se soucier que du ‘bonheur’ et de la procréation, on encombrerait inutilement la terre et on créerait une société effrayante… Je ne me sens pas très bien, vous savez… Il faut que j’aille m’étendre… ».
(Warren Bismuth)
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