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samedi 9 juin 2018

Jacques JOSSE « Débarqué »


Jacques JOSSE dit de son père qu'il était un voyageur empêché. Breton de souche et de cœur, il aurait souhaité être marin, la pipe à la bouche en plein roulis, mais suite à une maladie (il est épileptique), il est resté sur la berge, en rade, au rade plutôt. Interdit de naviguer, de conduire, de fumer, de picoler. Il va se créer une ordonnance pour ne pas avoir à suivre les deux dernières prescriptions. À défaut d'eau salée, il va s'occuper de courant. Il sera électricien. L'eau et l’électricité ne font pas toujours bon ménage, c’est ce que l’auteur va nous démontrer à propos de son paternel.

La boîte qui l'emploie fait faillite. Bilan : chômage et alcool. Et tabac. Et petits boulots. Mais il rebondit, se dégote un chouette gagne-pain sur une île, dans sa branche. Bonheur. Chaque semaine, il quitte sa famille pour quelques jours, un rituel bien huilé. Il est entouré d'eau, alors son rêve assassiné, celui du grand large, devient presque réalité de substitution. Il rêve les bateaux, les matelots, les bonheurs, les tragédies : « Plusieurs embarcations s'étaient abîmées dans les parages. La carte des épaves, punaisée au-dessus du comptoir de l'unique café du bourg, en témoignait. Un mur des disparus, sur lequel des centaines de noms et de dates, ceux et celles des péris qui n'étaient pas rentrés, se dressait au bout du cimetière, dans la commune qui abritait l’embarcadère. Un dicton affirmait que voir l'île c'était voir son trépas. Ses abords inhospitaliers nourrissaient les légendes ». Maman elle, est « laveuse de morts ». Si si. Et accessoirement ne finit jamais ses phrases.

On vit comme naguère, on élève des animaux pour les tuer, les bouffer, nourrir la famille. Puis ce sont les membres mêmes qui ne vont pas tarder à suivre les bestiaux. Car la guigne va reprendre ses droits : ça commence par le papa et une mauvaise chute. Dans tous les sens du terme. Pourtant tout était écrit : « Il semblait avoir trouvé un rythme de croisière capable de l'aider à franchir les fatidiques quatre-vingts berges sans avoir à subir de nouvelles avaries ».

La mère-grand avait ouvert les hostilités des excursions au cimetière communal pour ces cœurs cabossés, ces destins brisés, dans une famille qui va souffrir : le frère de Jacques a devancé à son tour le cortège funèbre en 1996. Puis la frangine, retrouvée dans un bois en mars 2004, défunctée. La faucheuse semble planer dangereusement sur la fratrie, va falloir redoubler de vigilance. Mais tout va aller de mal en pis, jusqu'à ce jour de février 2008 où le paternel casse sa pipe, le même jour que l'humoriste en chef Henri Salvador. Ironie du sort ? Salvador signifie sauveur/salvateur en espagnol.

Derrière la figure émouvante et imposante de ce père silencieux, ce sont toutes les images de la Bretagne qui remontent à la surface, au-dessus de l'écume et de la brume, la houle, les tempêtes. Ce petit récit est truffé d'anecdotes, d'odeurs, d'ivrognes, parsemé de suicides (trois raisons selon l’auteur : alcool, grisaille et sentiments d'inutilité). On y croise les fantômes de GIONO, SIMENON, STEINBECK, CALDWELL (excusez du peu), les ombres de ceux qui ont écrit sur la mer : LOTI, LONDON, CONRAD. On y entrevoit des héros du Tour de France cycliste, on y apprend comment réaliser du cidre artisanal tout en prenant BRASSENS à contre-pied dans les rites du père : « Chaque matin, il ouvrait son journal sur la double page des obsèques. Il notait l'âge des partants. Remarquait qu'ils avaient tous à peu près le sien, en déduisait que ça sentait vraiment le sapin, blaguait à peine en assurant que l'arbre avec lequel on fabriquerait son cercueil était sans doute débité depuis belle lurette et qu'il ne tarderait pas à les rejoindre ». Respect éternel pour les marins disparus, dans une langue flirtant avec le sublime : « … ces adeptes des tours du monde qui, ces années-là, descendaient, à tour de rôle et en piqué, boire l'ultime bouillon, celui de onze heures, mijoté dans les crevasses, sur lit d'algues et de coraux, par le facétieux cuisinier des bas-fonds ».

Halte-là ! Je pourrais en effet vous citer tout le bouquin tellement dans ces courts chapitres l'écriture imagée est forte, puissante, poétique, pudique, brassant l'humour noir, celui du désespoir, comme pour envoûter d'une ultime saillie. Délicieux à tous points de vue. JOSSE est unique, seul sur son îlot, c'est pourquoi ce poète « rêveur de tombes », prince de la prose, est indispensable, ne serait-ce que par sa manière extatique de décrire la mort et les paysages. Cette savoureuse biographie du père (mais pas que) vient de sortir aux Éditions La Contre Allée, je vous recommande vivement de vous y ruer, c'est même quasiment un ordre. C'est grâce à ce petit livre que l'on comprend JOSSE, ses 40 publications, son rapport quasi charnel à la mort (qui semble avoir été omniprésente dans son parcours, d'où cette « obsession », ces références incessantes), à la mer. Et qu'on ne l'aime que davantage. Il fait partie des grands, ne le ratez pas.


(Warren Bismuth)

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