Trois soldats donc. Chris, Fuselli et
Andrews, attendant en cette année 1917 d’être incorporés dans l’armée
états-unienne pour participer à la première guerre mondiale en France et se
battre contre l’ennemi Allemand. Fuselli l’immigré italien orphelin de mère et
ambitieux (il souhaiterait tellement devenir caporal), Chris, un fermier
illettré de 20 ans, et Andrews, musicien brillant de 22 ans, instruit, anarchiste,
pacifiste et parfaitement athée. Ils ne vont pas tarder à rejoindre l’Europe,
chacun de son côté, et enfiler l’uniforme de soldat. Là-bas, comme les autres,
ils vont vivre l’enfer au cœur d’une guerre sanglante. Ils vont y côtoyer
l’alcool et les femmes, les ennemis et les cadavres quotidiens.
Le chiffre de construction du travail
littéraire de DOS PASSOS est souvent le 3. Là encore, Les deux premières parties (l’attente puis la guerre)
s’étendent jusqu’à la première moitié du roman. Puis la troisième partie
représentant l’autre moitié se focalise sur la vie après la guerre, notamment
celle d’Andrews, sillonnant la France et en particulier Paris, faisant de
nombreuses rencontres, avec des femmes surtout, mais aussi des soldats
déserteurs comme lui ou démobilisés. DOS PASSOS nous fait suivre ce soldat
errant, rêvant en vain d’un monde meilleur enfin débarrassé des haines et des
guerres, avide de liberté et de simplicité, et ne se privant pas pour tacler
brutalement un allié dans un élan de compassion : « Il y a des prisonniers allemands qui
viennent à l’hôpital tous les soirs à six heures pour enlever les ordures.
Alors, si vous les haïssez réellement autant que ça, vous n’avez qu’à emprunter
le revolver d’un officier de vos amis et à canarder la corvée ».
Ce roman est dense, c’est pourtant
seulement le deuxième de l’auteur. Le premier, « L’initiation d’un
homme : 1917 » traitait déjà de la première guerre mondiale, guerre à
laquelle DOS PASSOS avait participé en tant qu’ambulancier, et qui l’a marqué à
vie. À seulement 25 ans il écrit « Trois soldats », l’écriture est
déjà pointilleuse, extrêmement précise. Il est par ailleurs très à cheval (ce
sera l’une de ses autres marques de fabrique) sur le langage tenu par ses
personnages car, si la narration est poussée et limpide, ses
« héros » sont issus de diverses classes sociales et s’expriment
tantôt de manière élégante, tantôt bourrue voie populaire. Et le rendu est ici
parfait, saluons au passage l’excellente traduction de René-Noël RAIMBAULT.
Dans chaque roman de DOS PASSOS, il y a
une part d’autobiographie. C’est encore le cas ici. Il est important de noter
que ce roman a été écrit en 1921, à cette époque DOS PASSOS fréquente les
milieux anarchistes et communistes des Etats-Unis, il est pacifiste et radicalement
athée. On peut donc imaginer une facette non négligeable de DOS PASSOS dans le
personnage d’Andrews, mais aussi chez Fuselli puisque DOS PASSOS était
petit-fils d’immigré portugais. Tout comme Andrews, DOS PASSOS était donc
athée, c’est d’ailleurs l’un des rares auteurs de son époque où la religion,
tout comme Dieu, n’existe pas, il n’y est jamais fait allusion : il s’est
débarrassé de Dieu.
DOS PASSOS va passer par toutes les
couleurs politiques, déplaçant ses idées de l’anarchisme au pur conservatisme
de McCarthy. Cette évolution sera entreprise après sa participation à la guerre
d’Espagne, où il a assisté à des horreurs commises par les staliniens,
notamment l’assassinat de l’un de ses proches. Ironie de l’histoire : plus
DOS PASSOS se place à la droite de l’échiquier politique, moins son œuvre
littéraire est encensée : il a paraît-il perdu son génie, son talent, son
esprit visionnaire. Ses ouvrages sont de moins en moins traduits dans le monde.
Aujourd’hui encore, et alors qu’il fut un écrivain très prolifique, la plupart
de ses bouquins écrits après 1951 (il a disparu en 1970) ne sont toujours pas
traduits en France.
De ce fait, DOS PASSOS est un écrivain
relativement « oublié », ce qui semble un comble puisqu’il fut sans
aucun doute l’un des romanciers états-uniens les plus remarqués et les plus
talentueux du XXe siècle, l’un des plus originaux aussi. Souvenons-nous de sa
trilogie (encore le chiffre 3 quelque part) tentaculaire et labyrinthique de
plus de 1200 pages : « U.S.A. », une œuvre majeure quoique
parfois absconse par la structure même du récit (histoire fictionnelle
entrecoupée de biographies succinctes, de pensées ou souvenirs, mais aussi de
montages de coupures de presse ou de citations, aucun roman ne ressemble à
celui-ci, tentez-le un jour où vous avez envie de vous initier à la littérature
d’un genre parallèle et sans fond, pour moi l’une des œuvres les plus
ambitieuses et les plus obscures du XXe siècle). DOS PASSOS possède un don très
développé : l’observation du monde qui l’entoure, qu’il ressert de manière
chirurgicale, avec une écriture brillante et souvent journalistique et dégagée.
Ce « Trois soldats » est
essentiel car il fut écrit par un jeune écrivain revenant de la guerre, sans
avoir encore bâti ce recul nécessaire à la fabrique de l’Histoire, ce n’est pas
le roman d’un ancien soldat français ou allemand mais bien celui d’un
nord-américain (ayant certes grandi en Europe), de surcroît porté par des
valeurs pacifistes et internationalistes. Après cette guerre, en 1921 donc, il
semble gardé le cap, même si ce roman laisse entendre que quelque chose vient
de se briser chez DOS PASSOS : il ne croit plus à la paix, il ne croit plus à la pensée individualiste.
Un détail peut toutefois paraître gênant
dans « Trois soldats » : les diverses rencontres fortuites à
plusieurs reprises dans des situations totalement invraisemblables, notamment
en plein Paris après l’armistice, ce qui rappelle ce début d’un volet de
Tintin, où le héros et le capitaine Haddock sortant d’un cinéma font référence
au général Alcazar qu’ils n’ont plus vus depuis longtemps. L’échange à peine
terminé ils télescopent ce même général. Mais soyez rassurés : ce léger
manque de rigueur dans le roman n’en handicape absolument pas la lecture.
Ce livre de plus de 500 pages n’avait plus
été traduit en France depuis il me semble 1993. 25 ans plus tard, et alors que
nous célèbrerons dans 2 ans le cinquantenaire de la disparition de DOS PASSOS,
les Editions du Castor Astral nous permettent de relire ce roman charnière de
la fin d’une époque en le ressortant ces jours-ci.
(Warren Bismuth)
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