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dimanche 3 juin 2018

John DOS PASSOS « Trois soldats »


Trois soldats donc. Chris, Fuselli et Andrews, attendant en cette année 1917 d’être incorporés dans l’armée états-unienne pour participer à la première guerre mondiale en France et se battre contre l’ennemi Allemand. Fuselli l’immigré italien orphelin de mère et ambitieux (il souhaiterait tellement devenir caporal), Chris, un fermier illettré de 20 ans, et Andrews, musicien brillant de 22 ans, instruit, anarchiste, pacifiste et parfaitement athée. Ils ne vont pas tarder à rejoindre l’Europe, chacun de son côté, et enfiler l’uniforme de soldat. Là-bas, comme les autres, ils vont vivre l’enfer au cœur d’une guerre sanglante. Ils vont y côtoyer l’alcool et les femmes, les ennemis et les cadavres quotidiens.

Le chiffre de construction du travail littéraire de DOS PASSOS est souvent le 3. Là encore, Les deux  premières parties (l’attente puis la guerre) s’étendent jusqu’à la première moitié du roman. Puis la troisième partie représentant l’autre moitié se focalise sur la vie après la guerre, notamment celle d’Andrews, sillonnant la France et en particulier Paris, faisant de nombreuses rencontres, avec des femmes surtout, mais aussi des soldats déserteurs comme lui ou démobilisés. DOS PASSOS nous fait suivre ce soldat errant, rêvant en vain d’un monde meilleur enfin débarrassé des haines et des guerres, avide de liberté et de simplicité, et ne se privant pas pour tacler brutalement un allié dans un élan de compassion : « Il y a des prisonniers allemands qui viennent à l’hôpital tous les soirs à six heures pour enlever les ordures. Alors, si vous les haïssez réellement autant que ça, vous n’avez qu’à emprunter le revolver d’un officier de vos amis et à canarder la corvée ».

Ce roman est dense, c’est pourtant seulement le deuxième de l’auteur. Le premier, « L’initiation d’un homme : 1917 » traitait déjà de la première guerre mondiale, guerre à laquelle DOS PASSOS avait participé en tant qu’ambulancier, et qui l’a marqué à vie. À seulement 25 ans il écrit « Trois soldats », l’écriture est déjà pointilleuse, extrêmement précise. Il est par ailleurs très à cheval (ce sera l’une de ses autres marques de fabrique) sur le langage tenu par ses personnages car, si la narration est poussée et limpide, ses « héros » sont issus de diverses classes sociales et s’expriment tantôt de manière élégante, tantôt bourrue voie populaire. Et le rendu est ici parfait, saluons au passage l’excellente traduction de René-Noël RAIMBAULT.

Dans chaque roman de DOS PASSOS, il y a une part d’autobiographie. C’est encore le cas ici. Il est important de noter que ce roman a été écrit en 1921, à cette époque DOS PASSOS fréquente les milieux anarchistes et communistes des Etats-Unis, il est pacifiste et radicalement athée. On peut donc imaginer une facette non négligeable de DOS PASSOS dans le personnage d’Andrews, mais aussi chez Fuselli puisque DOS PASSOS était petit-fils d’immigré portugais. Tout comme Andrews, DOS PASSOS était donc athée, c’est d’ailleurs l’un des rares auteurs de son époque où la religion, tout comme Dieu, n’existe pas, il n’y est jamais fait allusion : il s’est débarrassé de Dieu.

DOS PASSOS va passer par toutes les couleurs politiques, déplaçant ses idées de l’anarchisme au pur conservatisme de McCarthy. Cette évolution sera entreprise après sa participation à la guerre d’Espagne, où il a assisté à des horreurs commises par les staliniens, notamment l’assassinat de l’un de ses proches. Ironie de l’histoire : plus DOS PASSOS se place à la droite de l’échiquier politique, moins son œuvre littéraire est encensée : il a paraît-il perdu son génie, son talent, son esprit visionnaire. Ses ouvrages sont de moins en moins traduits dans le monde. Aujourd’hui encore, et alors qu’il fut un écrivain très prolifique, la plupart de ses bouquins écrits après 1951 (il a disparu en 1970) ne sont toujours pas traduits en France.

De ce fait, DOS PASSOS est un écrivain relativement « oublié », ce qui semble un comble puisqu’il fut sans aucun doute l’un des romanciers états-uniens les plus remarqués et les plus talentueux du XXe siècle, l’un des plus originaux aussi. Souvenons-nous de sa trilogie (encore le chiffre 3 quelque part) tentaculaire et labyrinthique de plus de 1200 pages : « U.S.A. », une œuvre majeure quoique parfois absconse par la structure même du récit (histoire fictionnelle entrecoupée de biographies succinctes, de pensées ou souvenirs, mais aussi de montages de coupures de presse ou de citations, aucun roman ne ressemble à celui-ci, tentez-le un jour où vous avez envie de vous initier à la littérature d’un genre parallèle et sans fond, pour moi l’une des œuvres les plus ambitieuses et les plus obscures du XXe siècle). DOS PASSOS possède un don très développé : l’observation du monde qui l’entoure, qu’il ressert de manière chirurgicale, avec une écriture brillante et souvent journalistique et dégagée.

Ce « Trois soldats » est essentiel car il fut écrit par un jeune écrivain revenant de la guerre, sans avoir encore bâti ce recul nécessaire à la fabrique de l’Histoire, ce n’est pas le roman d’un ancien soldat français ou allemand mais bien celui d’un nord-américain (ayant certes grandi en Europe), de surcroît porté par des valeurs pacifistes et internationalistes. Après cette guerre, en 1921 donc, il semble gardé le cap, même si ce roman laisse entendre que quelque chose vient de se briser chez DOS PASSOS : il ne croit plus à la paix, il ne croit plus à la pensée individualiste.

Un détail peut toutefois paraître gênant dans « Trois soldats » : les diverses rencontres fortuites à plusieurs reprises dans des situations totalement invraisemblables, notamment en plein Paris après l’armistice, ce qui rappelle ce début d’un volet de Tintin, où le héros et le capitaine Haddock sortant d’un cinéma font référence au général Alcazar qu’ils n’ont plus vus depuis longtemps. L’échange à peine terminé ils télescopent ce même général. Mais soyez rassurés : ce léger manque de rigueur dans le roman n’en handicape absolument pas la lecture.

Ce livre de plus de 500 pages n’avait plus été traduit en France depuis il me semble 1993. 25 ans plus tard, et alors que nous célèbrerons dans 2 ans le cinquantenaire de la disparition de DOS PASSOS, les Editions du Castor Astral nous permettent de relire ce roman charnière de la fin d’une époque en le ressortant ces jours-ci.


(Warren Bismuth)

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