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dimanche 3 février 2019

Stefan ZWEIG « Dostoïevski »


Pas vraiment une biographie. Certes quelques éléments distillés, du privé, de l'intime, mais ce texte des années 1920 est avant tout une étude de l'écrivain DOSTOIEVSKI (1821-1881), pas de l'homme privé, une analyse de DOSTOIEVSKI, mais à travers les personnages sortis de son imagination. ZWEIG (1881-1942), en idolâtre convaincu, « vend » son DOSTOIEVSKI à la perfection. Il lui rend vie, tout comme à ses personnages les plus remarquables et inoubliables.

Une analyse de l’œuvre toute en puissance, un style élevé, enlevé. ZWEIG s'est tout particulièrement comporté comme si DOSTOIEVSKI, par l'au-delà, puisse lire un jour ces lignes. ZWEIG se sent petit, minuscule, faible devant l'épaisseur du travail de toute une vie de l’auteur russe. DOSTOIEVSKI, l'athée recherchant désespérément Dieu sans jamais le trouver, DOSTOIEVSKI qui aimerait aimer Dieu et les hommes. DOSTOIEVSKI qui a souffert comme personne, qui a connu plusieurs vies en une seule, qui aurait dû mourir jeune, qui a pourtant été gracié, à l’ultime instant, sur le poteau d'exécution, envoyé au bagne à la place. Il en restera traumatisé. Il est difficile de lire DOSTOIEVSKI sans avoir cette partie de sa vie en tête.

Les personnages de ses livres défilent comme des fantômes, mais attention : peut-être pour la première fois dans l'histoire de la littérature, l'auteur leur donne un fort aspect psychologique, ils ne sont ni bons ni mauvais mais faits de plusieurs âmes, de plusieurs peaux, de plusieurs gènes. Jamais un écrivain n'est allé si profondément, si entièrement aux tréfonds de la complexité humaine. DOSTOIEVSKI est plus psychologue que n'importe quel psychologue de métier, comme une vocation transformée en don. Il cherche la lumière dans chaque être, n'y trouve pourtant que les ténèbres, qui s'obscurcissent de plus en plus. Ses personnages évoluent dans la misère, le doute, la crasse, l'alcool, le vécu tragique, le poids de la vie, la maladie, les couples qui périclitent ou n'existent jamais, la recherche de Dieu, la recherche de la vérité au milieu de miasmes et de fumées toxiques.

Toujours la souffrance, la noirceur, les immeubles pourris, crados, sombres, les escaliers branlants, les appartements spartiates aux chaises boiteuses, tables bouffées par les vers, meubles fatigués, parquets moisis, livres entamés par les mites. Un visuel unique des personnages, leurs figures imaginées par le lecteur (DOSTOIEVSKI donne sur ce point toujours très peu d'indices, rendant le lectorat actif et imaginatif).

Oui DOSTOIEVSKI a souffert, ZWEIG tient bien à mettre ce point en lumière. Pour lui cela explique la suite. DOSTOIEVSKI n'aurait pas pu vivre autrement, pas pu écrire une œuvre différente, peut-être la plus puissante de toute la littérature mondiale. Tous ses personnages, en étant fondamentalement différents les uns des autres, tendent au même idéal inatteignable : la rédemption. Mais ils ne croisent que le chaos, la vilenie, la merde.

Peut-être que DOSTOIEVSKI est le père spirituel dans l'imaginaire de ZWEIG, ce dernier né la même année que celle de la mort de l'écrivain russe, une sorte de continuité.

L'écriture de ZWEIG est un joyau, il vibre en DOSTOIEVSKI, il se laisse emporter par le flot de son œuvre, le tutoyant même à la fin de son étude, l'attendant, le rendant coupable d'un nouveau mode de pensée ancré à jamais. Il est impossible de choisir la moindre phrase de cette biographie, chacune est un élément entier du travail de ZWEIG pour qui DOSTOIEVSKI est le maître incontesté, indéboulonnable. Cette étude était sortie dans un recueil, « Trois maîtres », comportant trois analyses, avec celle sur BALZAC et DICKENS (mais rien que l'étude sur DOSTOIEVSKI prend la moitié du volume, c’est dire la place très spéciale que ZWEIG lui donnait). Mais cette étude était également sortie séparément, la première fois en 1928, puis en 1932, autant dire il y a trop longtemps. Chaque fois, c’est la traduction d’Henri BLOCH qui fait foi, inaltérable, jamais défiée. Cette fois-ci c'est la Bibliothèque Russe et Slave qui ressort en ce début d'année 2019 cette subtile et envoûtante analyse en version e-book, toujours avec la même source de traduction. Impossible, pour tout admirateur de DOSTOIEVSKI, de ne pas se laisse tenter puis chavirer.


(Warren Bismuth)

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