Il semblerait que nous soyons au paradis, Lucifer et Krabat (jeune apprenti sorcier) discutent. Lucifer vient d’être évincé de son poste de premier ministre par le Seigneur. Il s’est reconverti dans le free-lance. Smjala, une femme, fait irruption, elle va rapidement envoûter Krabat. Arrive sur scène un certain Jan Serbin, la cinquantaine, récent prix Nobel de science, il est devenu étrangement renfrogné...
Dans ce texte énigmatique, vous croiserez des objets qui se métamorphosent et acquièrent des pouvoirs, des personnages mystérieux qui ne sont peut-être pas ceux que vous croyez, dans un « Faust » revisité et transporté de nos jours pour un théâtre contemporain empli de questionnements. Ce conte philosophique évoque avec subtilité le contrôle du pouvoir sur la masse.
« Je pense pour ma part que le fait de ne rien penser est le frère du fait de ne pas penser grand-chose. Et que l’un et l’autre deviennent peu à peu aveugles. Et que le cerveau rétrécit. Une sorte d’Alzheimer, à quoi est d’ailleurs donnée la promotion ». L’ambiance et le décor peuvent être aisément rapprochées d’un conte mythologique où les humains sont frappés d’une empreinte de loup pour valider leur appartenance commune dans cet espace restreint mené autoritairement par le mystérieux Reissenberg. « L’homme sera sauvé à l’instant où son être deviendra manipulable par nous comme un jouet d’enfant ». Certains lorgnent du côté d’une colline vers laquelle se réfugier.
Cette dictature de la pensée, sans échappatoire, revêt cependant une once d’espérance lors de sa chute, même si elle peut se lire de deux façons. Mais avant cela, les protagonistes de cette pièce auront souffert, notamment devant l’emprise de ce diable de Reissenberg : « Vous refusez de me donner ce qui m’appartient. Votre cerveau exceptionnel a manifestement une fêlure. Vous vous imaginez devoir sauver l’humanité en vous sacrifiant, comme une sorte de Jésus. Sans parler du blasphème : cela ne vaut pas le coup ».
Les différentes scènes semblent sauter du XVIIe siècle à notre monde actuel selon les dialogues et les intervenants de cette fable dans laquelle la science prend une grande part, avec ces questions existentielles : la création scientifique ne peut-elle pas fournir en même temps le bien et le mal ? Où est la frontière entre intérêt et destruction ?
Jurij BRĚZAN (1916-2006) possèdait un parcours riche historiquement puisqu’il a connu quasiment tout le XXe siècle, de surcroît dans l’Allemagne des minorités. En effet, il faisait partie de ce peuple slave nommé Sorabe, vous pouvez d’ailleurs consulter dès le début de ce livre une petite biographie très éclairante de l’auteur par Dietrich SCHOLZE. La traduction est ici assurée par Jean KUDELA, d’après l’allemand, détail nécessaire puisque l’auteur a également écrit des textes de son œuvre en sorabe (proche de plusieurs langues de l’est européen).
L’auteur a écrit dans tous les registres une œuvre considérable, a même donné une suite à son « Krabat » en 1994. Cette pièce pouvant s’avérer difficile d’accès fut écrite en six ans. Elle fut achevée en 1976 et est enfin disponible en version française, nous devons la parution aux éditions l’Espace d’un Instant.
https://www.sildav.org/editions-lespace-dun-instant/presentation
(Warren Bismuth)
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