Dans la famille Littérature concentrationnaire, je demande Gueorgui DEMIDOV ! Physicien de grand talent arrêté en 1938 pour activité politique, DEMIDOV est envoyé dans un des camps de la tristement célèbre Kolyma. Ces récits, rédigés entre 1966 et 1974, représentent un témoignage d’envergure sur ce que fut le destin des prisonniers de la Kolyma.
Gueorgui DEMIDOV (1908-1987) fut déporté durant 18 ans. Dans ces textes, il se souvient de l’atmosphère des camps de la Kolyma, avec notamment ces prisonniers creusant eux-mêmes les tombes des nombreux morts dans un sol gelé, morts recouverts de deux sacs (car les planches pourtant pourries paraissaient trop luxueuses pour leur confectionner des cercueils). Si le camp situé à un kilomètre de la mer et dans lequel survit tant bien que mal DEMIDOV est mixte, les relations physiques avec les femmes sont interdites. Il raconte entre autres comment il a dû transporter puis enterrer un jeune enfant mort en camp (séquence horreur).
DEMIDOV dresse le portrait d’un peintre bègue délinquant respecté par les truands du camp, artiste n’ayant jamais connu la liberté. Un dur à cuire réalisant ses œuvres sur des bouts de contre-plaqué. Puis c’est le tour de la présentation d’un garde qui va péter les plombs après avoir lui aussi connu l’enfer : « Le camp avait été conçu pour cinq ou six mille hommes, mais ils étaient parfois quarante mille à s’entasser là. On manquait de bateaux, mais les convois amenaient presque chaque jour leur cargaison vivante. La dysenterie faisait des ravages. À l’extrémité du camp le plus éloigné, le long du dôme protecteur, s’étendait le cimetière de ceux qui n’avaient pas pu attendre le bateau. Des dizaines de cadavres, que l’on jetait là chaque jour, étaient entassés dans les petites tombes remplies d’eau marécageuses ; les fossoyeurs, choisis parmi les détenus, s’affairaient de l’aube au soir, trempés jusqu’aux os et gardés par les hommes munis de fusils ».
La Kolyma renferment de nombreuses mines d’or près du cercle polaire. C’est là que les prisonniers creusent lorsqu’ils ne réalisent pas de trous dans la terre pour enterrer leurs congénères. Ils abattent également des arbres pour le bois de chauffage. L’auteur, comme bon nombre de ses co-détenus, tente de s’oublier par le sommeil. Les bagarres sont nombreuses et violentes, l’atmosphère irrespirable avec une surpopulation s’entassant par parfois moins 60 degrés. Un détenu, qui va devenir le héros de l’un des textes, écrit une lettre avec son propre sang. DEMIDOV va suivre sa destinée. Elle est bouleversante.
L’auteur sait utiliser l’argot pour faire parler les prisonniers. La force de ce recueil réside dans le fait que certains des textes sont rédigés comme de longues nouvelles littéraires, comme pour les rendre émotionnellement plus accessibles. DEMIDOV sait aussi manipuler l’humour, sans doute pour les mêmes raisons. Prisonnier reconnu pour sa dextérité et son innovation en ingénierie, il se révèle possesseur d’une plume s’alliant parfaitement à ce qu’il veut partager. Il sait enrober son style pour faire passer la pilule, sur les atroces conditions de détention, mais aussi sur les connivences, les traîtrises, les abus de pouvoir.
Ce récit est dense et peut difficilement être résumé en seulement quelques paragraphes. Il ne se contente pas de décrire le quotidien des prisonniers, il glisse intelligemment son objectif vers les gardiens de camp, vers la condition des femmes détenues, ou encore du côté de la hiérarchie se bâtissant presque naturellement au sein du camp. Il insiste dans un dernier et long chapitre sur le travail et le sort des procureurs. Il n’omet pas les détails, d’allures détachées voire inoffensives, qui pourtant sont empreints d’une image forte faisant froid dans le dos : « Au plafond, une ampoule luisait faiblement, sans doute allumée vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Elle était couverte d’un épais plafonnier, coiffé d’un abat-jour en gros fil de fer, dans le but évident d’empêcher les suicides : même en supposant que le prisonnier parvienne à atteindre le plafond, il ne pourrait pas saisir les fils électriques. La prison faisait des efforts louables pour conserver la vie de ses habitants ». Peu avant la fin de ce témoignage saisissant, DEMIDOV parle de nécrophagie au sein des camps, l’horreur semble absolue. Il la rend néanmoins supportable par son style d’écriture.
Il est impossible de ne pas relier ces récits du goulag au copieux « Récits de la Kolyma » de Varlam CHALAMOV (livre déjà présenté ici) et ses 1500 pages vertigineuses. Ici, fort de « seulement » 270 pages, le témoignage est pourtant dense, riche, et relate dans le détail l’enfer de la Kolyma. DEMIDOV et CHALAMOV se sont connus, ils furent même détenus ensemble dans les camps de la Kolyma et entreprirent ensuite une correspondance qui tourna court : démarrée en 1965, CHALAMOV reproche en 1967 à DEMIDOV de trop appuyer ses récits par un choix littéraire qu’il condamne. La brouille est immédiate. Pourtant, CHALAMOV, toujours dans son recueil, avait rendu hommage à DEMIDOV dans deux textes où il le mettait en scène.
La préface en forme de biographie rapide de DEMIDOV est signée Luba JURGENSON. Quant à la postface, elle est l’œuvre de la propre fille de DEMIDOV, Valentina DEMIDOVA. En quelques pages seulement, elle fait revivre son père avec brio et nous apprend entre autres dans un hommage poignant comment elle a vécu l’absence de père jusqu’à l’aube de ses 20 ans.
Ce « Doubar » fut déjà édité en 1991, mais ici nous avons droit à une récente réédition qui tient toutes ses promesses, parue en 2021 aux éditions des Syrtes, spécialisées en littérature russe, éditions qui ambitionnent par ailleurs d’éditer l’intégrale des textes de Gueorgui DEMIDOV. Pour ce premier volet traduit du russe par Antonio GARCIA, Alexandra GAILLARD et Colette STOÏANOV, le voyage vaut largement le détour et s’inscrit comme l’un de ces indispensables témoignages de littérature concentrationnaire.
« La vérité ne triomphera jamais chez nous, en Russie ».
(Warren Bismuth)
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