Ce mois-ci, le challenge « Les classiques c’est fantastique » magistralement orchestré par les blogs Au milieu des livres et Mes pages versicolores s’intéresse aux « Gros dégueulasses », en n’omettant pas ce sous-titre d’importance : « auteurs, autrices, œuvres controversées et/ou censurées ». C’est sur cette dernière idée que Des Livres Rances, emporté par une incontrôlable énergie, a travaillé d’arrache-pied pour vous proposer non pas une, non pas deux, mais bien trois chroniques, un défi dans le défi en somme. De plus, ces trois chroniques ne sont pas orphelines puisqu’elles constituent un triptyque que vous découvrirez cette semaine au fur en à mesure des mises en ligne. Premier volet : Mikhaïl BOULGAKOV, écrivain persécuté et mort dans son pays après plusieurs demandes d’extradition refusées.
Entre Mikhaïl BOULGAKOV et la censure de l’Etat soviétique, il y a comme un arrière goût de jeu du chat et de la souris. Entre l’écrivain russe et le pouvoir bolchevik, c’est même une partie d’échecs qui se met peu à peu en place. En 1921 BOULGAKOV quitte ses fonctions de médecin pour se lancer en littérature, il est immédiatement dans le viseur du pourtant tout jeune Etat bolchevik en tant qu’homme de convictions « blanches » (anti-bolcheviks) et « bourgeoises ». Ce sont surtout ses pièces de théâtre qui sont interdites de publication pour raisons politiques. Plus tard, ses demandes d’exil adressées à STALINE sont toutes refusées. Il est sous ce régime politique l’un des écrivains russes les plus censurés. C’est le cas de la nouvelle « Cœur de chien ».
C’est en 1925, alors qu’il est surveillé par le pouvoir en place, que BOUGAKOV (1891-1940) écrit « Coeur de chien », une longue nouvelle à l’atmosphère satirique. À Moscou, Bouboul (son nom peut varier selon les traductions) est un chien de 2 ans en déshérence, recueilli par un médecin, Transfigouratov (petite précision : selon les traductions, il a été décidé de garder les patronymes originaux ou bien de les franciser pour les rendre proches des significations des noms donnés par BOULGAKOV, c’est le cas ici). Bouboul aboie, demande de la nourriture, observe les humains autour de lui. Toujours dans les pattes de son maître, il va devenir pourtant chien de laboratoire, le docteur épaulé par des confrères, décidant de lui greffer des testicules et un cerveau d’homme, prélevés sur un jeune membre du parti communiste de 28 ans, décédé – assassiné - quatre heures plus tôt. BOULGAKOV connaît son sujet puisqu’il fut lui-même médecin.
Tout paraît engagé pour que Bouboul ne survive pas à la délicate et complexe opération mais, contre tout espoir, il revient des ténèbres. C’est alors qu’il commence à agir en humain, à parler. Le docteur Bormenthal tient un journal personnel, que le narrateur a ici la bonté de partager, journal qui représente sans doute le sommet du récit, puisque que nous y apprenons comment l’opération s’est déroulée, ainsi que les suites immédiates de celle-ci.
Bouboul, humanisé, réclame une identité, demande à s’appeler désormais Bouboulov. Il est devenu un être grossier et provocateur. Parmi ses premières phrases prononcées, celle-ci : « File-moi donc une cibiche, toi qu’as des rayures à ton sac à miches ». Ce récit, par sa structure, pourrait aisément être rapproché de la pièce de théâtre « R.U.R. » du Tchèque Karel ČAPEK écrite cinq ans plus tôt.
L’écriture de ce texte est parfois rugueuse, voire crue ou populaire (on peut penser ici à Nikolaï LESKOV), les songes du narrateur se glissant par moments dans ceux du chien. L’univers y est fantastique, teinté de science-fiction qui, pensait peut-être BOULGAKOV, devrait servir à contourner la censure. Malgré ce stratagème de l’allégorie, l’auteur en profite pour insérer quelques attaques contre l’appareil d’Etat : « Les patients [de la clinique] qui ne lisent pas de journaux se sentent parfaitement bien. Au contraire, ceux que je forçais à lire la Pravda perdaient du poids […]. Ce n’est pas tout. Réflexes rotuliens en baisse, peu d’appétit, état dépressif ».
Des scènes absurdes, typiques du théâtre russe, même si la présente nouvelle n’est en rien du théâtre, malgré les nombreux dialogues, viennent diversifier le texte, lui donnant une légèreté presque incongrue au vu des scènes dramatiques. Il pourrait être lu comme une farce. Il n’en est rien. Et le fond déplaît fortement au pouvoir. En effet, Bouboulov, une fois humain, rêve de devenir influent, devient vulgaire et alcoolique, ambitieux. Schwonder, le responsable du comité que veut rejoindre Bouboulov, est un homme sournois, assez immonde et sans scrupules.
S’il devait y avoir une morale, ce pourrait être la suivante : Bouboul, chien obéissant et sans aucun intérêt, devient vil et excessif dès qu’il se transforme en homme, il réclame alors sa part de pouvoir. « Cœur de chien » est immédiatement jugé contre-révolutionnaire par la censure d’Etat, le récit est interdit en URSS (le manuscrit de « Cœur de chien » est subtilisé dans la propre demeure de l’écrivain par les autorités en 1926). Plusieurs fois, BOULGAKOV tente de le faire publier. En vain. Il ne sera autorisé en URSS qu’en… 1987, en pleine perestroïka, plus de 60 ans après sa rédaction, et près de 50 après la mort de son auteur.
BOULGAKOV fut l’un des écrivains russes les plus persécutés par le régime soviétique. En 1929 il demande l’exil, sans succès. La plupart de ses œuvres sont interdites et ne verront le jour que dans les années 1980 en U.R.S.S. Entre temps, il meurt de maladie, en 1940, à Moscou dans ce pays que jamais il n’aura pu fuir.
(Warren Bismuth)
Je n'ai lu que le fabuleux Le Maître et Marguerite de Boulgakov que je compte parmi les textes russes que je préfère. (Dit-elle sans en avoir lu des tonnes au demeurant...)
RépondreSupprimerJ'avais déjà noté ce titre, tu me rappelles qu'il serait peut-être temps de me le procurer.
Tu es le deuxième à parler de ce bouquin.
RépondreSupprimerJ'avais Le Maitre et Marguerite mais les longueurs m'avaient un peu ennuyée.
Je viens d'aller voir que la version poche comptait une centaine de pages, ça pourrait le faire!
J'ai tellement aimé Le Maître et Marguerite que je pensais depuis un moment à retourner vers Boulgakov. Et ce titre, que je ne connaissais absolument pas, me parle particulièrement. Ça semble encore être un grand moment de littérature. Hâte de lire la suite des gros dégueus !
RépondreSupprimerTrès belle présentation d'un auteur dont j'ai apprécié le recueil de nouvelles Carnets d'un jeune médecin. Je le recommande plus que Le Maître et Marguerite, plutôt décevant pour moi. Il excelle dans le genre nouvelles et c'est du vécu permettant de voir comment s'efforçait la médecine avant la révolution.
RépondreSupprimerQuel destin ! Je ne le savais pas si tragique. Comme souvent, tu me donnes diablement envie d'aller mettre le nez dans un roman que je ne connaissais pas du tout. Merci :)
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