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mardi 25 janvier 2022

Sergueï GUINDILIS « Les voisins »

 


Le 9 août 2020, le dictateur biélorusse Alexandre LOUKACHENKO est réélu frauduleusement à la tête de la Biélorussie pour la sixième fois consécutive (il en est le président depuis 1994). S’ensuivent des manifestations massives d’opposants à ce simulacre d’élection. Dans les rues de la capitale Minsk notamment, la foule déterminée en conteste le résultat.

Onze acteurs de ce mouvement populaire (joués par sept comédiens) se succèdent ici pour témoigner de l’intérieur des manifestations vite réprimées avec une violence inouïe. Ils sont issus de couches sociales ou de nationalités variées : juge d’instruction, physiologue, touriste israélien, étudiant, médecin, etc. Ce dernier soigne les blessés dans l’urgence, dans la rue, il aperçoit des morts. Les grenades assourdissantes pleuvent, les flics chargent, blessent, mutilent, tuent. Les médias d’Etat ne relaient aucune image, difficile dans ces conditions de s’informer. Pourtant, le chaos est omniprésent dans la ville. Le chaos et la panique. Des scènes de guerre sont visibles, les forces de l’ordre s’en prennent à des femmes puis à des enfants, garçons comme filles, frappent et intimident, violent parfois, les morts commencent à s’entasser à même le bitume.

Puis viennent les premières arrestations, musclées, disproportionnées. Le médecin témoigne : « Quand ils ont arrêté de m’enfoncer la tête dans la cuvette des WC, ils m’ont saisi, ils se mis à me frapper les jambes, ils m’ont demandé si l’endroit où j’étais me disait quelque chose, ils m’ont demandé si je comprenais où j’étais, et j’ai répondu « Chez les flics ». Après ils m’ont conduit dans le couloir, à ce moment-là j’avais les mains liées dans le dos, ils m’ont allongé sur le sol, mis une cagoule sur la tête et alors le passage à tabac a commencé. Quand ils m’ont fait allonger sur le sol, ils se sont mis à me tabasser, alors j’ai compris que c’était une forme de torture et que cette nuit j’allais déguster… ».

Tous les témoignages concordent sur la violence extrême de la police, sur son acharnement aveugle envers les manifestants. Les récits, brefs, guère plus de deux pages pour chaque intervention, s’entrelacent, chaque témoin apparaît plusieurs fois, sans ordre établi. Une fois arrêtés, certains ont dû signer un faux acte d’accusation sous la torture lors de leur garde à vue. Les manifestants interpellées sont déclarés « disparus » par les autorités, les familles ne reçoivent aucune nouvelle. Des femmes incarcérées ensemble réalisent qu’elles ont toutes leurs règles au même moment. De ces gardes à vues, plusieurs bilans sont à dresser : exécutions pour les uns, tortures et/ou exil pour les autres.

Ce théâtre contemporain ne se lit pas comme tel : il est une suite de monologues, de témoignages poignants et saisissants sur la férocité des autorités dès le 9 août, où l’arbitraire règne en maître. La force, l’intelligence de ce texte sont multiples. Penchons-nous sur la superbe préface du journaliste Benoît VITKINE sur le travail de mise en scène de ce spectacle : « Ici, les comédiens ne lisent pas ni ne récitent des témoignages appris par cœur – ils répètent le texte qu’ils entendent simultanément dans leurs oreillettes […]. Guindilis a poussé l’idée jusqu’à choisir des comédiens presque tous non professionnels, biélorusses, et à leur demander de recueillir eux-mêmes les témoignages. La puissance de l’incarnation est troublante jusqu’au malaise ». Malaise, maître mot à l’issue de cette lecture dérangeante.

Tous les témoignages furent récoltés en 2021, comme dans une urgence à caractère informatif. La pièce de théâtre fut montée par le très engagé Teatr.doc… et la première représentation, en mai 2021, fut immédiatement stoppée par les autorités prétextant – comme souvent – une alerte à la bombe. Sergueï GUINDILIS, 27 ans seulement, est à la mise en scène et à la disposition des monologues, épaulé sur ce second point par Ksenia TERCHTCHENKO et Daria DEMOURA (toutes deux ainsi que Ekaterina FINEVITCH collectrices des témoignages), Daria DEMOURA en assurant également la réalisation. La brillante traduction de ce texte en forme de coup de massue est signée Boris CZERNY.

Document rare et puissant sur l’immédiateté de la réaction d’un peuple, conçu comme un micro-trottoir au cœur d’une révolte, comme un reportage en direct avec ces témoignages recueillis sur le vif ou presque, ce petit livre d’à peine 60 pages est peut-être l’un des plus prenants jamais sortis par les toujours originales éditions L’espace d’un Instant. Politique et social, il est nécessaire pour mieux comprendre comment sont traitées les manifestations de masse dans un pays dictatorial comme la Biélorussie. Il vient de paraître, il ne laissera pas son lectorat indifférent.

https://www.sildav.org/editions-lespace-dun-instant/presentation

(Warren Bismuth)

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