Sous-titré « Birkenau 1944 – Thessalonique 1947. Résurgence », ce documentaire est bien plus qu’une curiosité, il est un maillon essentiel de la longue chaîne de l’histoire du témoignage dans la littérature concentrationnaire. Il est aussi une sorte de miracle historique par son existence même, car le premier manuscrit du déporté grec Marcel NADJARY à Auschwitz-Birkenau de mai 1944 à janvier 1945 aurait pu ne jamais être découvert puis déchiffré.
Le 24 octobre 1980, des élèves ingénieurs forestiers polonais déterrent une sacoche enfouie dans le sol de l’arrière-cour d’un crématoire de Birkenau. Dans cette sacoche une bouteille thermos, elle-même renfermant un manuscrit en grande partie illisible. Il est daté du 3 novembre 1944 et signé Marcel NADJARY, prisonnier et sonderkommando au sein du camp de Birkenau. Mais ce n’est pas tout : inexploitable en l’état à l’époque de son exhumation, ce document rare le devient seulement 38 ans plus tard, en 2018, soit près de 50 ans après le décès de son auteur (survenu en 1971), grâce aux nouvelles technologies, en l’occurrence à l’aide de l’analyse multispectrale. Ce manuscrit de quelques pages fut griffonné dans l’urgence, dans le camp même, alors que NADJARY est certain d’être exécuté par les SS, connaissant trop de détails sur leur entreprise de la solution finale. Le style est précipité, le fond absolument testamentaire, il relate les événements majeurs au sein du camp ainsi que la mort prochaine de l’auteur des lignes. Qui n’aura pourtant pas lieu.
En avril 1947, après la libération des camps mais en pleine guerre civile grecque, NADJARY a écrit à Thessalonique un second manuscrit, plus étayé, plus long. Dans celui-ci, rédigé de manière plus posée, l’auteur reste cependant en partie dans l’urgence. S’il donne plus de détails sur sa captivité, son parcours en temps de guerre, les phrases restent brèves, percutantes, parfois sous forme télégraphique, comme s’il devait terminer son épreuve le plus rapidement possible, s’en « débarrasser » sans pourtant omettre un quelconque détail majeur. Il s’attarde bien plus sur des croquis du camp, devenus éléments historiques d’envergure de par leur précision quant à l’architecture du complexe. Il revient sur les accusations de Résistance active qui ont entraîné son arrestation en Grèce, puis les interrogatoires sous la torture, l’arrivée au camp d’Auschwitz-Birkenau sous le matricule n°182669.
Dans le camp, NADJARY a assisté aux gazages des juifs, a traîné les corps jusqu’à un monte-charge avant leur destruction par le feu, il a pilé les cendres humaines. Ce qu’il a vu est indicible, dangereux aussi, car les nazis peuvent le liquider à tout moment, faire taire définitivement ses yeux. Durant sa déportation, il a cependant eu la force de monter une pièce de théâtre. Qui fut jouée.
Nous avons ici pour le premier manuscrit un témoignage crucial d’un prisonnier écrivant en direct d’un camp d’extermination, dans l’agitation mais comme pour laisser une trace indélébile. Pour le second, se remémorant les épreuves du passé, il vient compléter le premier. Dans cet épais livre, le lectorat se place lui aussi au cœur de l’action, car le volume offre les fac-similés de chaque page des deux manuscrits. Mieux : il propose pour le premier d’entre eux un visuel de son état initial tel qu’il fut exhumé en 1980, puis une version restaurée après l’analyse multispectrale de 2018, après rectifications du musée d'Auschwitz de 2020. La différence est flagrante. D’une page considérée comme presque vierge surgit soudain de « vrais » mots, avec de vraies lignes dans de vraies pages. Et tout s’éclaire, NADJARY révélant également une tentative de démolition de l’un des crématoires du camp par des prisonniers.
Ces deux manuscrits parlent pour l’Histoire. Mais ce n’est pas tout. De nombreux historiens et/ou spécialistes de la shoah se succèdent dans de longues analyses sur la découverte du premier manuscrit, sur la rédaction du second, sur le parcours de son auteur, mais aussi sur les (sur) vies dans le camp de Auchswitz-Birkenau. La préface présentée après les manuscrits est signée Serge KLARSFELD, la fille de NADJARY, Nelly, dressant ensuite une brève biographie de son père dans laquelle nous apprenons que l’auteur des deux textes a refait sa vie puis émigré à New York en 1951 (la destination initiale était Indianapolis, Nelly nous explique pourquoi il n’en fut rien) avec sa femme, elle-même rescapée du camp de Bergen-Belsen. Leur fils Alberto prend la plume à son tour pour se souvenir de son illustre paternel.
Dans les témoignages de celles et ceux qui l’ont connu, il en ressort systématiquement son grand sens de l’humour et son charisme, même au sein du camp, Andréas KILIAN analyse d’ailleurs ce fait, avec justesse et recul. L’existence des manuscrits est sondée par Fragiski AMPATZOPOULOU avant de laisser la place à Georges DIDI-HUBERMAN et son approche philosophique et psychanalytique passionnante de la vie en camps. L’aspect technique du camp d’extermination d’Auschwitz-Birkenau ainsi que la détention de NADJARY sont proposés par Tal BRUTTMANN, Loïc MARCOU, le traducteur, confessant avec brio les difficultés de traduire des documents tels que celui de Marcel NADJARY.
Le volume se clôt sur une mine d’informations : une chronologie précieuse et détaillée des faits, une bibliographie vertigineuse (plus de 20 pages, dans lesquels nous apprenons furtivement qu’un livre sur un sujet similaire paraîtra en 2024 chez Signes et Balises) et multilingue, une liste d’archives audiovisuelles, multilingue elle aussi, puis des listes de noms et lieux que nous rencontrons tout au long du recueil, d’organisations grecques de Résistance ainsi qu’un glossaire sur les termes allemands employés dans le présent volume. Les annexes sont de Loïc MARCOU, fort impliqué dans cet ouvrage qui devrait devenir un témoignage de référence en France. C’est en effet la première fois qu’il est traduit et publié en intégralité dans cette langue.
Ce livre est un monument. Au-delà de l’aspect historique notoire, il résulte d’un travail collectif colossal. Quand au choix esthétique il est tout simplement époustouflant. En effet, en plus des fac-similés des écrits de NADJARY, des photographies diverses sont ici insérées, faisant de ce recueil un documentaire à la fois littéraire mais aussi visuel. Pour finir il est une archive extrêmement documentée sur la Grèce durant la seconde guerre mondiale et sur la guerre civile qui lui succède (1944-1949).
Les éditions Signes et Balises nous avaient déjà impressionnés l’an dernier avec la parution – une première mondiale – de l’intégralité de la poésie du grec Nikos KAVVADIAS (œuvre majeure !) en version bilingue. Ici, en près de 500 pages, c’est la partie la plus sombre de l’Histoire contemporaine mondiale qui rejaillit avec des témoins directs, mais aussi des spécialistes de cette période. L’objet est co-édité avec les éditions Artulis, petite maison dont le catalogue est cependant alléchant, tant visuellement qu’au niveau du contenu. C’est à coup sûr l’un des événements de l’année 2023 en matière de publication ainsi qu’un support indispensable sur la littérature concentrationnaire.
Décédé aux Etats-Unis 9 ans avant la découverte de son premier manuscrit, Marcel NADJARY ne saura jamais qu’il fut exhumé, déchiffré puis publié. C’est cela aussi la force de l’Histoire, des témoignages disparus ou inconnus retrouvés presque par hasard, qui constituent vite une source capitale pour une compréhension ultérieure des faits et de la barbarie.
https://www.signesetbalises.fr/
http://www.editionsartulis.fr/artulis/accueil.htm
(Warren
Bismuth)
Bonjour, merci pour ce conseil. Le sujet m'intéresse beaucoup et c'est un témoignage de première main rare. Je note cet ouvrage.
RépondreSupprimerUne lecture mémorielle indispensable !
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