Quelque part en province. Une famille réunie pour la première fois depuis quatre ans. Les hôtes se prénomment Malou et Quentin, un couple. Elle fille de Cathy et Didier, qui ont emménagé depuis quelque temps loin d’ici, loin de leur terre natale. La raison de ces retrouvailles est le retour de Yoann, frère de Malou, libéré de prison. Mais malgré les liens peu intimes entres les membres de la famille, l’attente du retour de Yoann va dégénérer jusqu’à devenir incontrôlable.
Dans la famille, chacun a ses petits secrets, ses petits travers, ses petits excès. Et dès que le dialogue tente de s’amorcer, personne n’écoute l’autre, les langues se délient enfin, état provoqué par ce prétexte de réunion, par une frustration exacerbée par le silence durant des décennies. L’agressivité règne en maîtresse. Il est temps de régler des comptes, aller jusqu’au bout des pensées, laver le ligne sale, mais surtout de l’essorer jusqu’à la dernière goutte.
Cette pièce de théâtre de 2023 est suffocante par bien des aspects, notamment ce martèlement des mots, leurs répétitions, jusqu’à l’absurde ou la nausée. Ici chacun joue pour soi. Il condamne l’autre. Pour un simple mot. Qu’il va détourner de son sens. Pour un regard, un geste. Et puis cette soi-disant pensée, détournée de sa signification première, elle aussi : les proches et la famille sont-elles deux entités différentes ? Le torchon brûle et personne ne souhaite éteindre l’incendie. Au contraire, chacun attise les braises.
« Proches » est une pièce étouffante : le contexte, la forme, le fond, aucune ligne ne permet de souffler, l’étranglement est total dans une atmosphère qui ferait passer le moindre des romans durs de Simenon pour une aventure des Pieds Nickelés. Tout est réuni pour créer une déflagration : antagonismes, jalousies, préjugés. Car sur ceux-ci on est fort dans la famille ! Voir sur ce point l’arrivée du compagnon de Yoann qui suscite la haine et le dégoût pour certains. Et comme si tout n’était pas assez explosif, on rajoute un petit discours raciste, on lève un secret de famille, on détruit par la simple parole, on finira bien par trouver un bouc émissaire pour sortir la tête haute.
« Proches » rappelle dans les moindres détails, hélas, ces horribles repas de famille où tout le monde parle et personne n‘écoute, dégoupillant les réflexions les plus ignobles, celles qui cherchent à faire mal et qui dynamitent pour longtemps, parfois pour toute une vie. La bêtise faite fierté, défi. Mauvignier, en adversaire de la Famille, met en scène ce rejet de l’autre, cette haine, ce narcissisme, ce besoin d’avoir raison, envers et contre tous, jusqu’à l’irréparable. Et ce constat : même à plusieurs on est toujours seul : « Personne n’accuse personne ? Tout le monde ici accuse tout le monde ». Les secrets familiaux sont comme héréditaires, ils contaminent, entraînant la cruauté, la dévastation. Et puis cette autocritique, jouée ou réelle ? « Je suis pas qu’un gros connard – vous me prenez tous pour un gros con parce que je dis des conneries, mais on me voit pas si je dis pas de conneries. Personne me voit si je dis pas de conneries – personne – même pas toi. J’ai rien d’autre à dire – le reste, ce que je pense, ce que je veux, ce que j’aime – je sais pas, je sais pas le dire, faites pas chier – je suis con mais j’ai que ce qui me passe par la tête à dire. Fais pas attention – faites pas attention ».
« Proches » est le cri d’un muet, plutôt les cris d’une famille jusque là muette. Les dialogues d’une violence inouïe laissent des marques indélébiles, comme des coups de fouet dans le dos. Une fois de plus, Mauvignier présente un document à charge contre la Famille, contre ce qu’elle est censée représenter. Il lève l’omerta, rend l’échange féroce, sans limites. Cette pièce, aussi malséante soit-elle, est un texte d’une grande puissance sur l’incommunicabilité familiale, éternelle, jamais réglée. C’est bien sûr paru chez Minuit, en 2023. Et ça laisse groggy.
http://www.leseditionsdeminuit.fr/
(Warren Bismuth)
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