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vendredi 2 août 2024

Joseph CONRAD « Au bout du rouleau »

 


Deuxième participation du mois pour le challenge « Les classiques c’est fantastique » des beaux blogs Au milieu des livres et Mes pages versicolores. Une battle entre Kafka et Conrad ne pouvait pas bien sûr connaître de vainqueur. Aussi, après un titre du premier lundi, en voici un du deuxième, précisément le jour même du centième anniversaire de sa disparition, un réel hommage donc. Merci à Moka et Fanny de m’avoir permis de le commémorer à la seconde près !

Le capitaine Whalley est un vieux marin veuf proche de la retraite, il a navigué un peu partout, mais surtout en Extrême Orient. Il fut même en son temps célèbre et respecté pour avoir notamment découvert plusieurs nouvelles voies navigables au fil de sa longue carrière. À 67 ans il pense enfin à se retirer. Dressant le bilan de sa vie, il réalise qu’une seule personne sur terre lui est chère, sa fille, qu’il tient absolument sur ses vieux jours à aider financièrement. Aussi il s’apprête à vendre son unique bateau et à décrocher une ultime mission en mer.

« La peur irraisonnée d’avoir à entamer ses cinq cents livres pour ses dépenses personnelles à l’hôtel troublait le solide équilibre de son esprit. Il n’y avait pas de temps à perdre. La note augmentait. Il nourrissait l’espoir que ces cinq cents livres pussent, si tout le reste échouait, lui permettre d’obtenir un emploi qui, en lui assurant de quoi vivre (ce n’était pas une grosse dépense), lui permettrait de venir en aide à sa fille. Dans son esprit c’était son argent à elle qui serait employé ainsi, en somme, à aider son père, et uniquement dans son intérêt à elle ».

Un vapeur en partance pour un long voyage n’a toujours pas trouvé de commandement. Whalley est finalement embauché par l’armateur Massy dans des circonstances fort singulières. L’ambiance à bord du bateau s’avère rapidement délétère, d’autant qu’un certain Sterne observe les passagers et pourrait bien avoir percé un lourd secret que cache le vieux Whalley.

« Au bout du rouleau » est un modèle du genre. Se déroulant tour à tour sur terre et sur mer, il convoque peu de personnages, faisant la part belle à leur réflexion psychologique. Il est le portrait d’un vieil homme usé par la mer et les soucis, un homme solitaire qui n’a plus qu’un but : venir en aide à sa fille. Ce récit en partie maritime est puissant par ses face-à-face entre caractères masculins trempés. Comme souvent dans les nouvelles de Conrad les femmes sont absentes (on a pu reprocher ce fait à l’auteur dont l’œuvre globale est tout de même relativement « mâle »). Encore une fois, pas de figure féminine directe ici, la fille de Whalley se contente d’être présente en pensée, en souvenirs, même si elle apparaît en fin de volume.

Si le texte, par ailleurs fort moderne par son style, est rangé dans la catégorie des nouvelles de l’auteur, il pourrait sans conteste faire partie des romans tant sa prose ample est précise et ne déroule pas uniquement des faits « en direct ». De plus il s’étend sur près de 200 pages (il est la nouvelle la plus longue de Conrad) et serait aujourd’hui placé dans la catégorie « Novellas », définition qui semble ici coller au plus juste. Le dernier chapitre est très impressionnant par sa structure narrative et son intensité, il explique tout ce qui précède. La fin tragique vient ponctuer un récit à la fois haletant et presque immobile, puisant dans les pensées, réflexions et intentions des protagonistes, chacun ayant une personnalité propre et marquée, tous entrant pourtant dans la catégorie de loups de mer burinés par l’expérience.

Encore une fois, « Au bout du rouleau » est un récit (de 1902 !) qui a pu influencer le travail de Simenon, d’ailleurs ce dernier n’a-t-il pas écrit un – excellent - roman intitulé « Au bout du rouleau » en 1947 ? Rien ne semble permettre d’affirmer qu’il faut ici y voir un clin d’œil appuyé ou un hommage, mais c’est pourtant plausible. Quoi qu’il en soit, cette longue nouvelle est éblouissante par l’émotion qu’elle dégage et communique. Alors que l’on commémore aujourd’hui les cent ans de la disparition de Joseph Conrad, ce titre est une piste solide si vous ne connaissez pas encore l’auteur. Pour les autres, une relecture peut s’avérer fort attrayante. D’ailleurs, pour la petite histoire, sachez que j’ai personnellement lu ce texte deux fois en quelques semaines, sans avoir le sentiment de perdre mon temps une seule seconde.

(Warren Bismuth)



9 commentaires:

  1. Au bout du rouleau, c'est exactement ce que j'ai ressenti en achevant la lecture de mon Conrad du défi. Pas sûre d'être des plus friandes de son si célèbre texte... Merci pour cette encore chouette chronique qui enrichira avec plaisir le bilan mensuel. Et bravo pour le timing parfait !

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    1. Des Livres Rances3 août 2024 à 07:10

      "Au cœur des ténèbres" n'est définitivement pas le meilleur texte pour s'imprégner de l'univers de l'auteur. Très complexe et pouvant paraître abscons.

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  2. L'ourse bibliophile3 août 2024 à 05:29

    Ma tentative de découvrir Conrad a avorté misérablement, je n'ai pu pénétrer Au coeur des ténèbres, mais ta chronique laisse penser qu'il faudra peut-être que je revienne vers cet auteur un jour...

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    1. Des Livres Rances3 août 2024 à 07:12

      Je crois qu'en effet pour débuter avec l'auteur il faut éviter "Au cœur des ténèbres", "Typhon" ainsi que la plupart des romans. En revanche ce "Au bout du rouleau" me semble en tous points parfait.

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  3. Etant donné que j'ai aimé Typhon, mais que tu sembles considérer qu'il ne s'agit pas de sa meilleure nouvelle, je note celle-ci, bien sûr ! Et il faut que je vérifie, mais je crois bien avoir quelque part le titre de Simenon, que je ne crois pas avoir lu..

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    1. Des Livres Rances8 août 2024 à 11:36

      Les deux "Au bout du rouleau" sont à lire !

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  4. En tous les cas, j’aime le titre! Ça me ressemble. Je n’ai pas choisi cet auteur pour le défi mais le thème de la mer m’interpelle particulièrement dans les livres de Conrad. Je le lirai un jour!

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    1. Des Livres Rances8 août 2024 à 11:37

      Ce titre pourrait fort être une belle entrée dans l'univers de l'auteur.

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  5. Tu me donnerais presque envie de retenter après ma lecture de "Typhon" qui ne m'avait pas passionnée du tout...

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