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dimanche 21 décembre 2025

Michèle AUDIN « Oublier Clémence »

 


« Clémence Janet est née le 2 septembre 1879 à Tournus (Saône-et-Loire). Sa mère était couturière et son père tailleur de pierres. Elle était ouvrière en soie. Elle s’est mariée le 27 février 1897 à Lyon (5e arrondissement) et a donné naissance à deux enfants, Antoine (29 août 1897-14 septembre 1897) et Louis (13 février 1900-23 juin 1977). Elle est morte à Lyon (2e arrondissement) le 15 janvier 1901 ».

À partir de ces quelques lignes, ces rares éléments d’une courte vie, Michèle Audin reconstitue l’itinéraire d’une femme de la fin de XIXe siècle, une ouvrière décédée à 21 ans. Dans cette courte suite de mots, tout semble dit, une femme est passée sur cette terre sans vraiment laisser de traces. Mais les archives sont tenaces et proposent des pistes. Par ailleurs, Michèle Audin s’amuse à voir que la mère de Clémence était tailleuse tandis que le père était tailleur. Car il faut bien sourire.

Presque mot à mot, Michèle Audin reprend les indications du paragraphe qu’elle décortique. La première de ces indications est donc « Clémence », un prénom peu usité à l’époque, pourquoi fut-il précisément choisi pour cette enfant ? S’ensuit une longue liste de questionnements sur la famille de Clémence, mais aussi les tâches journalières, le travail, tout autant que la période politique et sociale. De nombreuses questions sans réponses, l’autrice suppute, imagine et déduit de ces archives dans lesquelles elle a mis le nez.

Ouvrière de la soie, un métier épuisant, éreintant. Clémence, devenue lyonnaise, bonne catholique, se marie à l’église. Comme on le voit dans le paragraphe analysé, le premier enfant qu’elle a mis au monde est mort à seulement deux semaines. Michèle Audin se demande bien pourquoi. Mais il est vrai que beaucoup d’enfants mouraient jeunes, voire en bas âge.

En bonne mathématicienne, Michèle Audin, à partir de données chiffrées précises, fait des équations, afin de proposer des pourcentages, sur la mortalité infantile notamment, plus précisément celle des alentours de Lyon. Dans une recherche documentaire poussée, elle tisse son bref texte, devient la biographe de Clémence, un peu son ange gardien post-mortem. Elle fait revivre des scènes, en tout cas en remodèle une fiction à partir des rares éléments qu’elle possède. Il se pourrait fort que cette Clémence ne soit pas tout à fait une étrangère aux yeux de Michèle Audin…

Michèle Audin aime peindre l’Histoire à partir de rien. Trois ans après « Oublier Clémence », en 2021, elle imaginera, d’après de vraies archives là encore, la vie d’un couple exilé à Londres après la Commune de Paris, attendant avec angoisse la loi d’amnistie pour rentrer au pays, dans « Josée Meunier, 19 rue des juifs », un texte en partie épistolaire, peut-être moins intense que ce « Oublier Clémence ». Car ici, Michèle Audin ne peut compter que sur quelques mots pour bâtir une histoire solide et cohérente sur seulement quelques dizaines de pages, tout comme elle avait reconstituer plus tôt dans « Une vie brève » la vie de son père, Maurice Audin, tué pendant un interrogatoire en Algérie en 1957, ce père qu’elle n’a pas connu, comme cette Clémence, qui d’ailleurs (mais je n’en dis pas plus), apparaît à plusieurs reprises dans « Une vie brève ». Un tout qui peut se lire comme un triptyque biographique qui ne dit pas son nom, constitué de nombreux documents d’archives, avec « Josée Meunier, 19 rue des juifs », « Une vie brève », et justement ce très beau « Oublier Clémence ». Michèle Audin, spécialiste de la Commune de Paris, est partie rejoindre les communards le 14 novembre 2025, elle avait 71 ans. Elle va laisser un vide immense. Elle le laisse déjà.

(Warren Bismuth)

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