Voilà une excellente question ! Bien
que n'ayant pas vécu un événement donné de l'Histoire car pas nés ou vivant
ailleurs à ce moment-là, dans quel camp nous serions-nous placés ? Celui
des vainqueurs potentiels ? Des dissidents ? Aurions-nous gardé une
neutralité sans failles ? C'est ce que demande Pierre BAYARD, en allant
exhumer dans le passé du XXème siècle divers massacres mais aussi expériences
psychanalytiques (BAYARD est professeur ET psychanalyste !). En début d'ouvrage
il analyse l'expérience dite de MILGRAM et sa « soumission à
l'autorité » qui fit couler beaucoup d'encre dans les années 1960 (et fut
immortalisée dans le magnifique film d'Henri VERNEUIL « I comme
Icare » de 1979 avec un redoutable Yves MONTAND). Puis il se penche plus
en détails sur la seconde guerre mondiale non sans avoir
« fictionné » sa propre personne et utilisé l'uchronie pour se
transposer jeune adulte au début la grande boucherie. Il nous invite à nous projeter
en arrière en s'appuyant sur des exemples concrets pour démontrer par exemple
qu'un destin de résistant n'est pas tout tracé d'avance. Prenons celui de
Daniel CORDIER, Maurassien convaincu et fasciste actif, qui se retrouve dans la
résistance et devient secrétaire particulier de Jean MOULIN par accident !
Il fera ses classes de résistant sous le célèbre pseudonyme de CARACALLA.
BAYARD mentionne avec respect et tendresse Les Justes, celles et ceux qui ne
pouvaient concevoir l'alternative au fait d'avoir aidé, protégé, secouru ou
sauvé d'une mort certaine quelques éléments d'une population discriminée et
traquée. Ces Justes qui resteront anonymes, qui refuseront toute gloire,
puisque leur intervention leur parut naturelle (il y en a un paquet qui
devraient d'urgence prendre exemple sur ces Justes pour ne pas perpétuellement
déborder d'autosuffisance sirupeuse et moite qui tend à nous dégoûter de
leur simple évocation). Dans ce bouquin on croise Romain GARY et son parcours
de résistant, pourtant à l'opposé de celui de CARACALLA. À classer près de
celle de MILGRAM voici l'expérience de BATSON sur « le conformisme de
groupe » (un autre grand danger sociétal), détaillée par l'auteur et
servant à mieux comprendre les réflexes humains sous l'influence collective (ou
comment sciemment se tromper collectivement sans scrupules). BAYARD met
également en exergue le parcours de Hans et Sophie SCHOLL et leur organisation
« La rose blanche ». Il n'oublie pas une Milena JESENSKA, ancienne
muse de KAFKA et perpétuelle révoltée qui tiendra tête à ses gardiens au camp
de concentration de Ravensbrück. Il prend des tas d'exemples et contre
exemples, où malgré un objectif commun, les motivations ainsi que les parcours
personnels sont très différents, très éloignés, voire aux antipodes les uns des
autres, chacun comme unique. BAYARD va se rapprocher un peu plus de nous,
énumérant les massacres du Cambodge sous les Khmers rouges dans les années 1970
(rappelez-vous Pol POT), ceux de l'ex-Yougoslavie ainsi que de populations
entières au Rwanda durant la décennie 90. Pour exposer ses thèses sur sa
formule « résistant ou bourreau » durant la seconde guerre mondiale,
Pierre BAYARD ne part pas sans munitions : son père a lui-même été résistant,
certes pas parmi les premiers, mais pas vraiment non plus en queue de peloton.
J'avais récemment lu « Le Titanic fera naufrage » (ÉDITIONS DE MINUIT
2016) du même auteur et, malgré quelques remarques très convaincantes et des
exemples à la pelle non dénués d'intérêt, j'avais été quelque peu effrayé
lorsque BAYARD tentait de mener son lectorat du côté de la physique quantique
ou du paranormal. Rien de cela ici : réflexions solides, recherche
psychologique sérieuse, exemples historiques d'une grande précision, travail
global très poussé, nombreuses références en matière de documents de tous
formats. BAYARD fait réfléchir, nous amène à nous poser ses propres questions,
à nous positionner dans cette uchronie déstabilisante, c'est une sorte de jeu
cruel dans lequel on prend part de plein gré. Ce petit bouquin est un outil
psychanalytique assez remarquable qui nous bouscule, c'est sorti en 2013 aux
magnifiques ÉDITIONS DE MINUIT. On reparlera sans doute de ce BAYARD qui vient
par ailleurs de signer « L'énigme Tolstoïevski » où sont scrutés les
personnages des romans de TOLSTOÏ et DOSTOÏEVSKI, sans doute une belle leçon
littéraire et documentée en perspective.
(Warren Bismuth)
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