Après un formidable et très remarqué
« De nos frères blessés » (Goncourt du premier roman 2016, prix
refusé par l'auteur), Joseph ANDRAS, reprend sensiblement les mêmes ingrédients
un peu plus de deux ans plus tard pour ce « Kanaky ». Récit
historique basé sur les tristement célèbres événements de la prise d'otages de
la grotte d'Ouvéa en Nouvelle-Calédonie en avril/mai 1988.
Même si les relations, bonnes et surtout
mauvaises, entre la France et la Nouvelle-Calédonie sont anciennes, avec ces
drames, ces meurtres, ces déroutes (l'auteur en dresse un bref historique très
instructif) le point culminant semble se profiler avec le « référendum
Pons » sur l'autodétermination de la Nouvelle-Calédonie en septembre 1987
et le boycott par les indépendantistes, suivi du « statut Pons » en
1988, très défavorable aux « Kanak » (les indépendantistes). Puis
c'est l'escalade jusqu'à l'attaque de la gendarmerie de Fayaoué le 22 avril
1988 par les indépendantistes, tuant quatre gendarmes avant la prise d'otages
dans la grotte Watetö de l'île d'Ouvéa qui se soldera par 19 kanak tués ainsi
que 2 gendarmes.
Cela, ANDRAS le raconte à merveille dans
ce bouquin historique très documenté, très militant, très critique sur la
politique française de colonisation en Nouvelle-Calédonie. Le but avoué du
projet littéraire : « Comprendre qui était Alphonse DIANOU,
par-delà la prise d’otages suffisamment documentée, et saisir ce qui le mit en
mouvement ; raconter à travers la trajectoire d’un individu une lutte
collective aux racines fort anciennes ; donner la parole à celles et ceux
que cette histoire implique en premier lieu et n’être qu’une courroie,
narrateur assemblant comme il le peut les morceaux vivants et disparus ».
Au coeur de ces événements, Kahnyapa
DIANOU (Alphonse DIANOU pour la France), chef de file du mouvement
indépendantiste kanak aux côtés de Jean-Marie DJIBAOU le « leader »
du FLNKS (Front de Libération Nationale Kanak et Socialiste). DIANOU est l'un
de ces utopistes non violents adepte de GANDHI, que le pacifisme a forgé mais
aussi déçu. Les témoignages sont formels : DIANOU, homme croyant, d'une
foi pure, contre l'usage des armes à feu, ne peut avoir tué de gendarmes ni
même ordonné de tirer sur eux. Répondre sur ce point est d'une importance
capitale car DIANOU est mort lors de l'attaque de la grotte d'Ouvéa par des
forces françaises soucieuses d'en libérer les otages.
C'est d'autant plus crucial que l'assaut
des forces de l'ordre a lieu pendant l'entre-deux tours de l'élection
présidentielle française durant laquelle chiraquiens et mitterrandiens ne vont
cesser de s'envoyer des peaux de bananes ou des savonnettes mouillées entre les
pattes. Tous les coups sont permis ! Il semble que c'est bien du côté de
l'atoll d'Ouvéa que le résultat final se joue, l'enjeu politique calédonien est
énorme, donc chaque parti va mettre le paquet, oubliant juste accessoirement
que derrière cette tragédie il y a des êtres humains et un peuple. Le contexte
politique de l'époque en métropole est majeur et biscornu dans cette affaire :
en effet, depuis 1986 la France vit sa première cohabitation, la gauche préside
mais la droite décide, les couteaux sont aiguisés et les grenades prêtes à
exploser, d’autant que les médias sont friands de cette lutte sans merci entre
deux partis politiques historiquement ennemis, le P.S. et le R.P.R.
Dans cette quête de la vérité, ANDRAS
réalise un vrai travail journalistique, collectant les archives, allant sur place rencontrer
divers témoins de tous bords, maîtrisant jusqu'à la perfection la mise en place
et en scène des indices car, s’il sait bien d’où il vient, il n’en oublie pas
sa famille de combat, celle du cœur : « ʺJ’aimais la Franceʺ,
écrivit encore le général dans ses mémoires ; je l’aimais aussi, sans
imparfait, mais s’il faut un récit au pays, n’empruntons pas la plume des
puissants – le nôtre s’écrit à l’encre des omis, des sans-parts, des incomptés,
de ceux ʺqui ne sont rienʺ ». Deux
fils conducteurs se répondent à chaque chapitre : son enquête actuelle et,
en italiques, les événements de l'époque, jour après jour, présentés sous forme
de compte à rebours jusqu'à l'attaque de la grotte. C'est extrêmement
minutieux, extrêmement sérieux et, ce qui ne gâche rien, extrêmement bien
écrit.
Le boulot d'ANDRAS n'est pas sans rappeler
celui d'Eric VUILLARD : s'appuyer par exemple sur une photographie pour la
faire parler, lui faire raconter le passé, jusqu'à désincarcérer le détail.
Tout comme dans « De nos frères blessés », ANDRAS s'insurge contre la
colonisation. La première fois elle était traitée pendant la période de la
guerre d'Algérie avec la figure de Fernand IVETON, militant communiste
guillotiné par l'État français, ici elle est dénoncée par le biais de DIANOU et
du drame d'Ouvéa. Et les deux résultats littéraires sont proprement prodigieux.
ANDRAS est déjà un grand à seulement 35 ans. Sa force est aussi dans son
intérêt plein mais mesuré, sa compassion non aveugle. Il ne voit pas en DIANOU
une figure parfaite à laquelle lui, Joseph ANDRAS, aurait aimé ressembler :
« J’admets n’être guère sensible au
verbe religieux d’Alphonse DIANOU et de certains des siens, fondations
matérialistes obligent, mais là n’est plus la question puisqu’ils ont une
réponse, la seule qui vaille, Dieu ou non, en cette Terre combien mal
ficelée : ne pas plier ».
Avec ce « Kanaky » il frappe
très fort, et son bouquin sorti chez Actes Sud peu après la grand-messe de la
rentrée littéraire 2018 ne s'est de fait positionné sur aucun prix. Pourtant il
est à mon avis sans doute LA véritable sensation de cette rentrée, un
sans-faute absolument éblouissant et se terminant comme une apothéose avec une
bibliographie solide et même très imposante sur le sujet développé, pour bien
montrer que l'auteur n'a rien laissé traîner. Son enquête lui aura pris deux
ans et demi de sa vie, et le moins que l'on puisse dire est que ce ne fut pas
du temps perdu. Bravo.
(Warren
Bismuth)
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