Recherche

dimanche 25 août 2024

Takiji KOBAYASHI « Le bateau-usine »

 


« Je ne suis pas un héros » : tel est le thème du mois pour le challenge « Les classiques c’est fantastique » organisé par les blogs Au milieu des livres et Mes pages versicolores. Je pourrais en faire l’écho par cette chanson de Jean-Patrick Capdevielle « C’est dur d’être un héros » (chacun ses références !), enregistrée tout comme celle de Daniel Balavoine en 1980. Mais je m’égare déjà. J’avais entrepris la lecture de Takiji Kobayashi dans le cadre du challenge annuel du blog Book’ing sur le thème « Lire sur les mondes ouvriers & le monde du travail » dont voici le lien :

https://bookin-ingannmic.blogspot.com/2024/01/2024-lire-sur-le-monde-ouvrier-les.html

mais en cours de lecture, il m’a paru évident que ce roman pouvait aussi s’ancrer pleinement dans le défi « Je ne suis pas un héros ». Explications.

Tout au long de ce périple maritimo-littéraire, nous suivons le bateau-usine japonais Hakkô-maru, navire de 3000 tonnes abritant des pêcheurs et des marins, dont le but est la pêche industrielle au crabe à grande échelle. Les bateaux-usines japonais sont des épaves rachetées pour un prix dérisoire afin de faire fonctionner tout un petit village en pleine mer, ici au nord du Japon, tout près de la Russie. Le travail y est particulièrement dur et physique mais bien payé. Pourtant les patrons se servent grassement au passage, engrangeant de nombreux dividendes. Ces bateaux ne sont soumis à aucune loi de sécurité, ni maritime ni industrielle, aussi les abus sont nombreux et le personnel à bord n’est pas en confiance, d’autant que l’hygiène est déplorable.

Le Hakkô-maru essuie une violente tempête, magnifiquement décrite. Il est contrôlé par un intendant tyrannique, Asakawa. Il est d’ailleurs intéressant pour la suite de noter que seul ce membre d’équipage possède un patronyme. Les ouvriers ont l’habitude de discuter entre eux dans le dortoir, appelé ici « merdier » tellement il est sale. Le bateau-usine s’arrête à la limite des eaux territoriales russes près de l’île de Sakhaline appelées en japonais Karafuto, dans la péninsule du Kamchatka. Or la Russie est l’ennemie jurée du Japon, politiquement s’entend.

Suite à la tempête, une chaloupe remplie d’ouvriers du Hakkô-maru est portée disparue. Elle finit par réapparaître, mais les naufragés ont été recueillis entre temps par des travailleurs russes, qui leur ont appris le communisme, la lutte des classes (la toute nouvelle U.R.S.S. est alors bolchevik), et leur ont servi une copieuse propagande rouge. Ces marins, ces pêcheurs distillent alors ces idées au sein du navire. Le personnel écoute attentivement, fasciné.

Sur le Hakkô-maru, les conditions de travail sont épouvantables, la maltraitance quotidienne de la part des dirigeants, les passages à tabac sont nombreux, la malnutrition règne, entraînant des maladies comme le béribéri. L’auteur décrit certaines scènes avec force violence. Aucun de « ses » prolétaires n’y est nommé. Et c’est bien là toute l’intelligence du récit : ce n’est pas un homme mais une union qui va désormais combattre le patronat dans ce huis clos maritime. C’est ce que Évelyne Lesigne-Audoly nomme dans sa superbe postface (elle est également la traductrice du roman) « Le héros collectif », anonyme et solidaire. Les prolétaires s’organisent comme dans un syndicat, la révolte gronde. Une grève est déclenchée, sans hiérarchie, par ces hommes peu instruits, peu éduqués, qui improvisent une lutte des classes.

« Sur ce bateau, il y a beaucoup moins de blessures et de maladies dues au travail proprement dit que de complications liées à des coups ou à des mauvais traitements’. Il avait même ajouté qu’il faudrait qu’il note scrupuleusement tout cela sur son registre pour en conserver la preuve ». Kobayashi en profite pour amplifier son discours sur les conditions dramatiques et indignes du prolétariat japonais dans sa globalité. Son style, parfois poétique, se fait sec et rêche lors des échanges entre membres d’équipage, une langue populaire qui retranscrit parfaitement la classe sociale d’appartenance.

Roman dur, âpre, « Le bateau-usine » est un texte typiquement prolétarien, d’un peuple trahi qui décide soudain de se révolter. Car c’est un livre sur la révolte, sur le refus d’obéir aveuglément, sur le besoin d’une lutte sociale organisée dans l’ombre, sans héroïsme. Malgré sa brièveté, il met l’accent sur les différentes étapes du combat, de la soumission à la rébellion.

Ce roman japonais fut écrit en 1929 puis tomba dans l’oubli. Cependant, dans des conditions très spécifiques contées dans la postface, il revient sur le devant de la scène de manière spectaculaire en 2008, devient texte universel et quasi intemporel pour la défense des travailleurs. Mieux : il est traduit un peu partout et s’étend comme une traînée de poudre. C’est ainsi qu’il est pour la première fois traduit en français en 2010, plus de 80 ans après sa parution originale. C’est ici une traduction de 2015 qui est présentée.

Quant à l’auteur Takiji Kobayashi, quelques mots importants. Il fut lui-même un défenseur acharné de la cause prolétarienne, s’inscrivit dans une tradition littéraire elle aussi prolétarienne, fut proche des milieux marxistes et communistes, ce qui était plutôt mal vu dans un pays ayant pour ennemi la Russie bolchevik. Peu après la rédaction de ce roman (il en écrivit d’autres, la plupart inédits en France), il est emprisonné à deux reprises en 1930, la première fois pour financement du parti communiste, la seconde ayant un lien direct avec « Le bateau-usine » puisque c’est un court extrait de ce roman qui est incriminé par les autorités, qui arrêtent son auteur. Kobayashi vit ensuite dans la clandestinité avant d’être à nouveau arrêté en 1933, arrestation fatale puisqu’il décède des suites de tortures. De ce point de vue, Kobayashi peut être vu comme un auteur qui a vécu pleinement les convictions qu’il distillait dans son œuvre, jusqu’à en perdre la vie.

Dernière information, pas la moindre : les éléments décrits dans ce livre ne sont pas le fruit du hasard, L’auteur s’est richement documenté à partir de faits réels, des véritables conditions de travail des marins et pêcheurs à bord de ces bateaux-usines. Il n’invente pas, il restitue.

« C’est pas dans leur intérêt de nous tuer. Leur but, leur vrai but, c’est de nous faire turbiner, de nous pomper la sueur, de nous pressurer, mais alors jusqu’à la moelle, pour obtenir des profits faramineux ». Kobayashi n’a sans doute pas voulu assez « turbiner » pour le pouvoir, lui obéir, lui être docile. Il le paiera de sa vie.

« Le bateau-usine » fut retraduit et publié en 2015 aux éditions Allia, s’ensuivront de nombreuses rééditions chez le même éditeur. Il a également été adapté en bande dessinée.

https://www.editions-allia.com/

 (Warren Bismuth)






5 commentaires:

  1. Effectivement, je l'avais vu passer récemment (c'est relatif). C'est un texte très fort que tu me donnes envie de découvrir.

    RépondreSupprimer
  2. Tout a l'air passionnant, aussi bien le roman que l'histoire de l'ouvrage et de son auteur ! Je récupère ton lien.

    RépondreSupprimer
  3. Ah je dis "oui"! Et je vais aller fureter du côté de son adaptation BD!

    RépondreSupprimer
  4. L'ourse bibliophile9 septembre 2024 à 05:36

    Un texte intense et fascinant de toute évidence ! Je note l'idée !

    RépondreSupprimer