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mercredi 9 juillet 2025

Ron RASH « Un silence brutal »

 


Les, shérif d’un comté des Appalaches en Caroline du Nord, s’apprête à prendre sa retraite. Sa fin de carrière pourrait n’être cependant pas un fleuve tranquille. Gerald, vieil homme de 76 ans, veuf indépendant qui a aussi perdu un enfant à la guerre, a décidé d’aller se balader quand il en a envie dans un relais de pêche privé détenu par un certain Turner. Becky, une de ses amies garde forestière, a été traumatisée dans sa jeunesse par une fusillade survenue dans une école. C’est elle aussi qui défend Gerald lorsqu’il est soupçonné d’avoir empoisonné la rivière où de très nombreuses truites flottent le ventre en l’air. « Je grimpe le long de la rivière et le vomi me brûle la gorge comme de la soude. Des truites jonchent les bancs de sable et les berges. Quelques ouïes palpitent faiblement, mais la plupart des poissons sont mort-blanchis, brunes et arc-en-ciel ne le sont désormais plus que de nom ».

Quant au neveu de Gerald, Darby, il s’est lancé dans la fabrication de methamphétamine, la meth. Et son oncle est d’autant facilement soupçonné d’être le pollueur de la rivière qu’il a jadis brûlé la propre maison de son fils. Quand des blessures de jeunesse remontent à la surface (si j’ose dire) de partout et collent aux semelles…

« Un silence brutal », impressionnant de maîtrise narrative, est un grand roman noir dont l’action évolue lentement au milieu de grandes étendues d’eau, Ron Rash étant en quelque sorte l’écrivain des rivières et des cours d’eau. Il dépeint des personnages à visage humain, touchants, pondérés et agréables (y évoluent tout de même de parfaits salauds cupides, on est dans la montagne isolée étasunienne, ne l’oublions pas), même si Becky « perce l’écran » par ses convictions, son énergie, son charisme et sa seule présence. Elle s’empare d’ailleurs régulièrement du fil de la narration pour raconter son traumatisme de jeunesse dans une langue poétique très souple. C’est elle qui est à la manœuvre pour faire de ce récit une pure petite merveille.

Et c’est là tout le talent de Ron Rash : parvenir à la fois à faire cohabiter des dialogues de personnages bourrus dans une langue parfois populaire, y insérer cette Becky flamboyante et poétesse (ces poèmes naturalistes sont peuplés d’une faune sublime), tout en jouant sur la corde raide avec des descriptions de paysages à couper le souffle. Car Ron Rash aime et défend la nature, il livre ainsi un texte écologique tout en finesse (sans par exemple les grosses actions de force décrites rudement par un Edward Abbey), il déplie lentement son intrigue tout en noirceur et vise juste. Car « Un silence brutal » se lit calmement jusqu’à la dernière ligne. Quant à Les, il a un je ne sais quoi qui le rapproche du shérif Longmire de Craig Johnson, ce qui est plutôt gage de très grande qualité.

Le tour de force consiste, outre à faire parler plusieurs personnages dans des styles différents voire opposés, à croiser deux affaires qui n’ont apparemment aucun point commun (la suite nous prouvera le contraire), l’une concernant des dealers de meth bas et avaricieux, de l’autre une pollution de rivière pour laquelle Gerald semble le coupable trop bien trouvé.

La collection Noire peut être vue comme une sous collection de la fameuse Série Noire de Gallimard, en moins polar, plus axée sur l’ambiance du roman noir. Elle fut créée en 1992 (premier auteur proposé : James Crumley) et perdura jusqu’en 2005. C’est ce roman de Ron Rash qui la relance en 2019 et, depuis, elle semble bien se porter (à noter les beaux visuels très reconnaissables). Quant à son aînée, la Série Noire, elle fêtera dignement ses 80 ans à la rentrée, ce titre de Ron Rash est donc une petite mise en bouche avant quelques présentations cet automne de titres véritablement issus de la Série Noire, l’inévitable collection polar de Gallimard, une vraie institution (plus de 3000 titres à son actif depuis 1945, mais je vous en reparlerai).

« Un silence brutal » est un petit joyau de 2015 traduit en 2019 par Isabelle Reinharez dans lequel est insufflée toute la diversité de l’écriture de Ron Rash, un auteur que l’on pourrait rapprocher de Rick Bass, quoique plus sombre et plus « polar ». En tout cas ces deux-là n’ont rien à s’envier tant leur style, original, détonne de la plupart de la littérature étasunienne contemporaine, mais aussi pour Rash dont le style littéraire se démarque de la littérature habituelle du roman noir. Et ils se ressemblent aussi pour les rôles qu’ils donnent aux femmes, jamais mièvres, jamais distribués sous forme de seconds couteaux, mais toujours aux premiers postes, et formidables de détermination. Mieux : il y a indéniablement une sensibilité toute féminine dans leur écriture, est-ce pour cela qu’ils sont souvent traduits par des femmes ? Deux immenses auteurs à ne pas louper. Je reviendrai bien évidement sur l’un et l’autre très prochainement, patience…

 (Warren Bismuth)

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