Recherche

dimanche 28 septembre 2025

Etienne de LA BOÉTIE « Discours de la servitude volontaire »

 


« Les classiques c’est fantastique » du blog Au Milieu Des Livres de Moka nous ramènent ce mois-ci sur les bancs de l’école avec le thème « C’est au programme » (choisir un titre classique en lien avec les programmes français du baccalauréat ou de l’agrégation 2025-2026). C’est en prenant le bac que Des Livres Rances a trouvé son inspiration : le célébrissime « Discours de la servitude volontaire » de La Boétie.

D’après Montaigne, qui deviendra son ami précisément à partir de ce texte, Etienne de La Boétie a écrit « Discours de la servitude volontaire » à 18 ans, entre 1546 et 1548 (remanié vers 1550 ou 1551). Ce traité très bref est pourtant devenu l’un des textes majeurs de toute la littérature philosophique française.

« Discours de la servitude volontaire » frappe par sa modernité, par son approche offensive. Car La Boétie attaque : les dirigeants, considérés comme tyrans, le peuple, asservi et consentant, mais aussi les soutiens du tyran, qui développent cet esprit tyrannique autour d’eux. La Boétie dénonce en quelques dizaines de pages l’esclavagisme volontaire basé sur la domination et la soumission voulue, le peuple étant effrayé à l’idée de pouvoir un jour gagner sa liberté.

Le peuple apprend méticuleusement, docilement à servir le régnant. Mal éduqué par ses parents et ses proches, il ne fait que courbé l’échine sans aucune volonté ni de révolte ni même de conflit. La Boétie leur adjure pourtant le désormais célèbre « Soyez résolus à ne plus servir, et vous voilà libres ». Bien simple, trop simple. La préférence collective va vers cette soumission vécue comme une protection. L’Histoire ancienne a montré que le peuple est toujours prêt à combattre sur simple ordre du gouverneur. La Boétie appuie ses propos par de nombreux faits historiques, ressuscitant quelques grandes guerres, justifiant ses lignes par des exemples glanés au cours de la grande Histoire du Monde.

Ce sont bien les courtisans qui font la force, la puissance, la crainte de la figure du roi. « Dès qu’un roi s’est déclaré tyran, tout le mauvais, toute la lie du royaume, je ne dis pas un tas de petits friponneaux et de faquins qui ne peuvent faire ni mal ni bien dans un pays, mais ceux qui possédés d’une ambition ardente et d’une avidité notable se groupent autour de lui et le soutiennent pour avoir part au butin et pour être, sous le grand tyran, autant de petits tyranneaux ».

« Discours de la servitude volontaire » est un manifeste autant intemporel que antiautoritaire, il peut encore de nos jours être dégainé, il est impossible que l’on ne songe à aucun dirigeant actuel en le parcourant, tellement il englobe l’universel. Et c’est bien toute sa force. S’il a pu survivre aux siècles, au guerres, c’est qu’il s’exprime à tout le monde par-delà le temps, il pourra encore servir dans les siècles à venir tant que l’humain n’aura pas disparu du vieux globe.

Ce texte a également traversé les siècles par les traductions proposées, toujours plus près de leur époque. En effet, écrit en « vieux français », il est devenu illisible, et des spécialistes ont dû se coller à une sorte de reconstitution du texte de base sans en pervertir les idées ni les pistes. La version que j’ai lue est accompagnée d’une  postface de Séverine Auffret, éclairante sur son choix de traduction. Le livre était sorti aux éditions Mille et Une Nuits en 1995, et le hasard a voulu que je le ressorte très exactement 30 ans après son achat et ma première lecture, me rappelant ainsi que « Discours de la servitude volontaire » est à lire au moins une fois dans sa vie pour son aspect extraordinairement intemporel.

(Warren Bismuth)



mercredi 24 septembre 2025

Laurent MAUVIGNIER « La maison vide »

 


Le nouveau roman de Laurent Mauvignier, fort de 743 pages, est l’occasion rêvée de m’immiscer une fois de plus dans le challenge « Quatre saisons de pavés » du blog Au Milieu Des Livres, dont le principe est de chroniquer un livre d’au moins 500 pages au rythme des saisons. Voici donc (déjà) l’automne.

Laurent Mauvignier est peut-être mon auteur français contemporain préféré. Partant de ce constat, et aussi saugrenu ou contradictoire que cela puisse paraître, je serai moins élogieux, en tout cas plus mesuré que bon nombre de critiques que j’ai eu sous les yeux depuis la parution de ce nouveau roman, toutes pour le moins dithyrambiques.

En prenant sa propre famille comme cadre, Laurent Mauvignier se livre en disséquant, en exhumant et bien sûr et surtout en imaginant ce que fut la vie et les relations des générations passées, depuis le XIXe siècle. Étonnement tout d’abord quant au style : l’auteur se fait Balzacien, réécrit un roman du XIXe siècle y compris par le ton donné, si loin de son écriture, de son univers habituels.

Dans ce qu’il nomme une « catastrophe familiale », Laurent Mauvignier place d’abord en exergue une question primordiale à partir d’une de ses figures du XXe siècle : sa grand-mère Marguerite effacée tout bonnement du tableau de l’histoire familiale. Pourquoi ? Pour obtenir la réponse, il lui faut remonter le temps, jusqu’à sa mère à elle, Marie-Ernestine, l’arrière-grand-mère de l’auteur.

Marie-Ernestine est née religieusement, a connu le couvent où elle a appris le piano grâce à un homme. Elle a découvert un art inconnu de sa classe sociale. Marie-Ernestine grandit, jusqu’à son mariage forcé par son père. Ce sera Jules. Et là le style unique de Mauvignier entre en scène, quittant l’ambiance surannée du roman du XIXe siècle. Mauvignier redevient lui-même.

Cependant, tout n’est pas si fluide. Je pense à la nuit de noces de Marie-Ernestine, exagérément, démesurément étirée, avec ses grandes phrases qui finissent parfois par se mordre la queue, tandis que le bon Jules se met à titiller le goulot un peu trop avidement. De cette union naît la « fameuse » Marguerite, en 1913, possiblement d’un viol exercé par Jules, alors que la première guerre mondiale vient montrer ses baïonnettes. « Marie-Ernestine scrute la peau rougeâtre et les yeux gonflés de l’enfant ; elle pense à la souffrance de l’accouchement, à Jules et à sa proie, elle pense qu’en effet le bébé lui ressemble, à lui ; elle regarde l’enfant avec une dureté qui la surprend elle-même – maintenant la guerre peut commencer ». Celle de Jules se terminera pourtant bien vite puisqu’il mourra en 1916 sur le front. Cependant, son visage, sa silhouette posent pour l’éternité grâce à une statue le représentant sur le monument aux morts du village.

« La maison vide » est une chronique rurale s’étalant sur plusieurs générations, elle est ambitieuse, mais Mauvignier est peut-être tombé en partie dans le panneau de l’autofiction historique, pullulant actuellement chez nombre d’auteurs français (certes depuis pas mal d’années, mais le moins que l’on puisse dire est que ça ne s’arrange pas, chacun parlant de soi, des ancêtres et des héros ou antihéros de sa propre famille, avec parfois une impudeur frisant l’indécence, en des récits nombrilistes qui oublient tout simplement de s’ouvrir au monde, fin de la parenthèse). Il semble parfois empêtré entre données réelles personnelles et universelles. Exemple : de la tentative de suicide d'une aïeule puis du suicide de son père en 1983, l’auteur envisage, certes furtivement, une sorte d’hérédité dans ce geste, imaginant une potentialité, sans doute inconsciente, du suicide dans sa globalité comme un atavisme, voire une malédiction contre laquelle on ne peut lutter.

Plus c’est long plus c’est bon, à voir… Si « Histoires de la nuit », son roman précédent, flirtait allègrement avec le chef d’œuvre malgré ses 635 pages passant comme une averse glaciale, « La maison vide » souffre cruellement de longueurs, en tout cas pour tout admirateur de Mauvignier et dans sa première moitié. L’édifice entrepris pourrait être une compression de « La comédie humaine » de Balzac doublée de la saga des Rougon-Macquart de Zola pour le sujet de l’hérédité. Le résultat pourrait être à son tour un chef d’oeuvre. Pourtant, il manque ce je-ne-sais-quoi, ou plutôt il y a ce trop-plein de je-ne-sais-quoi, d’introspection à rebours, presque d’uchronie sous-jacente. Mais revenons à notre généalogie.

Marguerite, la fille (qui deviendra la grand-mère de Mauvignier), s’éprend de son père par-delà la mort, l’occasion pour l’auteur de nous rappeler à son immense talent, grâce à des images puissantes sur les gueules cassées, ces morts toujours en vie. Marguerite ne va pas tarder à rencontrer l’âme sœur, mais là encore le tragique s’installe à table, une gangrène semblant bouffer tout ce qu’il reste de sain dans la famille.

La clé du roman est sans doute dans ces quelques mots : « C’est parce que je ne sais rien ou presque de mon histoire familiale que j’ai besoin d’en écrire une sur mesure, à partir de faits vérifiés, de gens ayant existé, mais dont les histoires sont tellement lacunaires et impossibles à reconstituer qu’il faut leur créer un monde dans lequel, même fictif, ils auront chacun eu une existence ».

« La maison vide » est une fresque, celle d’une famille de campagne, comme tant d’autres, dans le feu des deux guerres mondiales, entre déchirures, secrets, honte et affrontements. Deux guerres qui dévastent les liens (comme dans de nombreuses familles, parfois lors d’autres guerres), qui créent l’animosité, la haine. En 83 chapitres d’étalant sur une cinquantaine d’années et un épilogue resserré, Laurent Mauvignier, par ses longues phrases noueuses, se fait le rapporteur du destin d’une famille, la sienne. Si le tout paraît parfois un brin indigeste par l’action qui stagne voire s’assoupit malgré la foultitude de détails, l’épilogue en partie axé sur l’épuration permet une très belle sortie pour un roman qui ne restera pourtant pas le meilleur de l’auteur, dont pourtant la quasi intégralité de l’œuvre est à découvrir urgemment. Il vient de paraître aux éditions de Minuit. Il montre peut-être l’essoufflement du sujet de l’autofiction historique dans le paysage littéraire français. Une nouvelle page est à écrire, les sujets ne manquent pas.

http://www.leseditionsdeminuit.fr/

(Warren Bismuth)



dimanche 21 septembre 2025

Guido CAVANI « Zebio Còtal »

 


Quelque part dans les montagnes de l’Italie du nord du XXe siècle, une famille, les Còtal, dirigée par Zebio, figure patriarcale, tyrannique, autoritaire et violente, tente de survivre à la misère. Zebio a six enfants, et régulièrement les insulte, les frappe entre deux bordées de vin. Dans la chaleur écrasante, il intimide chacun d’eux ainsi que sa pauvre femme Placida, dame effacée et peureuse, donnant le sentiment de n’être sur terre que pour protéger ses enfants.

L’un des fils, Zuello, est parti vivre loin depuis plusieurs années pour travailler auprès de son oncle Adrio, le frère de Zébio. Seulement l’oncle a renvoyé Zuello, qui revient au village. Il embrasse sa mère tant aimée puis repart bien vite, de crainte de croiser son père.

La violence de Zebio est soudain mise à jour par les habitants du village qui s’en plaignent au maréchal. Ce dernier ne tarde pas à convoquer Zebio pour l’admonester : les voisins ont plusieurs fois entendu des cris de douleurs des enfants sous les coups paternels. Zebio va trouver son frère Adrio qui lui doit de l’argent appartenant à son fils Zuello. Mais ce que désire Zebio est bien plus que cette somme. Criblé de dettes, il a besoin d’une aide financière substantielle de son frère, alors qu’ils sont ennemis depuis toujours.

Deux des enfants de Zebio, fatigués de sa violence, s’enfuient et partent vagabonder. Seulement, l’un des deux meurent dans des circonstances tragiques. Ainsi débute la descente aux enfers d’une famille miséreuse de la montagne italienne. L’enfant témoin du drame, Pellegrino, continue son errance avant tout pour échapper à la pression du père. Il s’adonne à de petits larcins et s’en vient à ternir le nom des Còtal. Mais le père, Zebio, est soudain arrêté pour maltraitance sur enfants, il serait peut-être à l’origine de la mort de son fils. Sa vie, comme ses pensées, bascule.

Dans une région pétrie de croyance et de chrétienté, les Còtal s’en remettent souvent à Dieu. Pourtant c’est bien par leur force intérieure propre qu’ils combattent, qu’ils cherchent à s’en sortir d’une manière ou d’une autre.

« Zebio Còtal » est un roman simple fait de gens simples, il n’en est que plus bouleversant. C’est un peu Zola qui aurait passé les Alpes pour décrire une vie loin des villes, avec ses malheurs, ses horreurs, son alcool, ses lâchetés, ses faiblesses, alors que les enfants de Zebio viennent à se révolter de plus en plus. « Cette histoire de blé a fini de me dessaler. Quand je m’échinerai au travail, ce ne sera pas pour rien, le monde me respectera, je pourrai marcher la tête haute, comme les autres filles. Qu’il s’en occupe seul, de son champ ». Car la fille Glizia est une image, certes non aboutie, mais intéressante du féminisme naissant dans un cercle campagnard ultra patriarcal.

« Zebio Còtal » est un roman dont l’atmosphère particulière peut ramener à la littérature rustique grecque de la première moitié du XXe siècle. Quant à certains des personnages errants, ils pourraient presque s’être enfuis de pages de Panaït Istrati, prônant une philosophie que n’aurait pas renié Nikos Kazantzaki. Autant dire que ce roman est admirable bien que d’une simplicité confondante. Il faut aussi se tourner du côté de la littérature prolétarienne pour définir cette œuvre.

Premier roman de l’auteur, écrit en 1958, il fut en son temps admiré de Pasolini. Jamais encore Guido Cavani (1897-1967) n’avait été publié en France. C’est désormais chose faite, et le fait est qu’il entre par la grande porte avec ce roman paysan sur la déchéance d'une Famille, texte à la fois rugueux, tendre et révolté, avec un soupçon de philosophie bien sentie. Il est paru en 2025 aux souvent inspirées Editions du Sonneur, on en redemande !

« Voilà comment va la vie : on s’obstine à ne pas croire au mal qui est en nous pour pouvoir juger le mal des autres ».

https://www.editionsdusonneur.com/

 (Warren Bismuth)

mercredi 17 septembre 2025

Michaël GLÜCK « Vint le grand récit »

 


Nous faisons tout d’abord connaissance avec la Récitante qui recoud, tisse les souvenirs, c’est-à-dire qu’elle reconstitue la mémoire à partir de témoignages. Elle est une passeuse de vies en même temps que clameuse de cicatrices grâce aux histoires dramatiques entendues. Elle conte avec force des itinéraires de migrants, d’exilés du sud méditerranéen ou de l’ouest de l’Europe, échoués en France pas vraiment par hasard. Car après la guerre le pays a dû reconstruire et a fait venir une forte main d’œuvre immigrée.

La Récitante laisse à son tour la parole à d’autres, qui ont vécu ces années, certains ont du mal à témoigner mais « les silences sont aussi parts du récit ». Alors tout en se taisant en partie, ils livrent des bribes de vie, parlent d’un monde englouti, de barres H.L.M. qui ne sont plus, ils se souvienne de l’autrefois. Ou bien ils se souviennent des récits que leurs aïeuls leur en ont faits.

En une poésie polyphonique et épique en deux mouvements, Michaël Glück, auteur fort prolifique, impose un rythme tortueux, brutal, comme maritime par grand vent. Deuxième mouvement, et sont convoqués Leïla et Nour, deux rescapés. L’auteur nous nous rappelle que nous sommes toutes et tous une partie, si infime soit-elle, du livre du grand récit dont justement ce « Vint le grand récit » est une porte d’accès tandis que le grand livre continue d’être écrit. Deuxième mouvement dédié à la poésie, l’actuelle comme celle du passé, à l’époque où les « poèmes étaient ces choses qui avaient échappé à la vigilance des miniatures espionnes ».

Et si les barres H.L.M. ont disparu pour laisser place à la vie nouvelle délimitée par un nouvel espace et peuplée par de nouvelles personnes, subsistent des cages de jeux desquelles s’emparent les enfants malgré le nouveau monde, celui des technologies broyeuses, de l’entre-soi.

« Vint le grand récit » est un poème-bourrasque sur l’accueil des migrants, la dignité, l’entraide. C’est aussi une nostalgie, une mélancolie d’une ère révolue. La langue est choyée et tempétueuse, les images fortes du passé se bousculent, cherchent à se faire une place. « Ta voix est remontée du fond du puits, alors j’ai entendu les paroles d’avant, celles qui, entre deux silences, disaient les jeux de ce terrain devenu vague entre deux grands ensembles devenus collines, buttes de gravats, de poussière. Qui sait si, en fouillant un peu, on ne retrouverait pas les livres et les cahiers de l’enfant que tu étais ».

Poème passeur de mémoire, « Vint le grand récit » décoiffe par le ton, aucun mot n’étant choisi au hasard mais s’inscrivant bien dans un tout nommé Mémoire. Si le texte recoud, c’est bien en créant des mailles à l’endroit et à l’envers entre le passé et le présent, pour livrer une mappemonde-mosaïque instable mais sincère des racines aux nouvelles générations. Il s’inscrit dans une veine de transmission écrite qui doit passer initialement par l’oralité. Mais il est peut-être avant tout la nécessité de la mémoire filiale.

« Vint le grand récit » vient de sortir dans la collection L’orpiment des éditions Le Réalgar et se pare d’une superbe couverture à rabats qui donne envie de le choyer.

https://lerealgar-editions.fr/

(Warren Bismuth)

dimanche 14 septembre 2025

Raymond PENBLANC « Comme un mendiant sur les quais de marbre »

 


Ils sont huit à se succéder, comme à la barre lors d’un procès, pour parler de la même personne : un adolescent de 15 ans, que nous prénommerons Julian. Ils témoignent à plusieurs reprises, amplifiant toujours un peu plus leurs souvenirs et anecdotes à propos de ce jeune homme crasseux, victime de violences paternelles avant même la séparation de ses parents. Lui a suivi le père. Son parcours scolaire est évoqué, mais sa vie personnelle n’est pas oubliée. Pour celle-ci, l’automobiliste, l’épicière, la mère prennent la parole. Côté scolarité, c’est au tour de la camarade de classe puis de la conseillère d’éducation de s’exprimer, suivies du professeur. S’invite tout à coup le rival, appelons-le Philippe, celui qui convoite la même fille. Le gardien de parc prendra la parole plus tard, en seconde partie. Chaque narrateur tente de mieux cerner le caractère, la psychologie ainsi qu’un possible traumatisme du premier jeune homme.

En l’absence du principal intéressé, tous dressent un portrait de ce garçon mystérieux qui brusquement tombe en pâmoison devant Arthur Rimbaud, ses poèmes, sa vie alors qu’elle est enseignée par le professeur, possible double de l’auteur. Rimbaud vit en l’adolescent qui « a renoncé à être lui-même ». Il s’est en quelque sorte réincarné en Rimbaud. Quant au rival, c’est plutôt Charles Baudelaire dont il est admiratif. Mais n’oublions pas que le titre du roman est bien tiré de l’œuvre de Rimbaud, figure que Raymond Penblanc avait par ailleurs déjà convoqué dans une fiction précédente ("L'égyptienne" en 2016, toujours chez Lunatique).

Chaque témoin ouvre une porte secrète afin de mieux nous faire découvrir l’adolescent, chaque témoignage est complémentaire aux autres, le tout s’imbriquant finalement. Bien sûr la mère égrène les souvenirs sur son enfant avant la séparation du couple puisque le garçon lui fut retiré ensuite. Quant à l’épicière, elle s’exprime dans une langue plus populaire, plus brute, tout comme le gardien de parc qui intervient à une seule reprise, c’est lui qui a découvert le corps. Car cadavre il y a, c’est en tout cas ce que nous croyons. Et le coupable est… l’adolescent !

Pour son nouveau roman à l’écriture classique saupoudrée d’humour, Raymond Penblanc interroge des témoins un à un, et ne nous dévoile l’irréparable que bien après la moitié du récit, le parc, le couteau dans le ventre. En plus de Rimbaud et Baudelaire, il invite à sa table Tristan et Iseut. Ses témoins finissent par divulguer quelques traits de leur propre vie passée. Quant au professeur, il se place non en juge mais en sage, en procureur.

Au-delà du coup de couteau fatal, « Comme un mendiant sur les quais de marbre » est une interrogation sur le rôle de la culture dans notre société, plus précisément de l’art dans l’Education Nationale. Il évoque aussi la volonté d’assimilation face à des artistes idolâtrés. Est-il possible de rester soi-même quand on admire jusqu'à l'obsession ? Comme dans une partie de l'œuvre de Raymond Penblanc, l’art prend une place majeure dans le texte. Ici c’est bien sûr Rimbaud qui remporte les suffrages même si, concernant le jeune fanatique enfui, le professeur déclare « Je l’obligerais à ouvrir les yeux, tant il persiste dans le déni, je lui dirais, affronte, assume, et tue sans hésitations ni remords tes vieux démons et tes idoles ».

« Comme un mendiant sur les quais de marbre » vient de paraître aux éditions Lunatique dont le catalogue continue de s’étoffer, une maison de toute évidence à soutenir.

https://www.editions-lunatique.com/

(Warren Bismuth)

mercredi 10 septembre 2025

James Hadley CHASE « Elles attigent »

 


Préambule : joie de la magie des boîtes à livres, que je fréquente non assidûment mais toujours avec un évident plaisir, donnant un but à mes marches, mes prises d’air. Et parfois le sort est enviable. Ainsi, et alors que je préparais dans mon petit cerveau encombré de détails insignifiants toujours plus nombreux, un cycle sur les 80 ans de la Série Noire, je tombai sur ce roman de 1951, dans son édition française originale et en très bon état. Comme quoi, un bouquin entretenu peut se léguer de génération en génération. J’avoue que j’ignorais totalement ce qui m’attendait en ces pages, je savais juste à ce moment-là que sa lecture serait prochaine pour l’intégrer dans le cycle précédemment mentionné. Je suis pourtant un lecteur peu constant de la Série Noire, mais allez savoir pourquoi j’ai tenu à présenter quelques ouvrages pour célébrer les 80 ans d’une institution littéraire française. Ce roman se classe donc tout naturellement dans ce feuilleton bloguesque.

Londres, George Fraser, 27 ans, employé de banque récemment licencié, vit dans une pension de famille où il fait des rêves qui le mènent jusqu’aux gangsters étatsuniens célèbres, les « outlaws » virils et tant craints. George est un mythomane diablement naïf. Ainsi il raconte à Ella, une domestique travaillant dans la pension de famille, qu’il a vécu aux Etats-Unis et bien connu certains des caïds qu’il idolâtre, et qu’il a dû fuir le pays en urgence. Bref, il invente tant et plus, sa vie réelle n’étant qu’une suite de vides abyssaux. Il n’a jamais mis le moindre pied aux tant convoitées U.S.A.

George est engagé comme représentant en livres pour enfants dans une maison d’édition appartenant à un certain Robinson, qui l’escroque. Il a néanmoins le temps de former un nouveau vendeur, Sydney Brant, personnage mystérieux dont la sœur, Cora, ne va pas tarder à bouleverser la vie de George, pour le meilleur et pour le pire. Un George qui jusque là ne semble avoir été aimé que de son chat Leo, félin froussard et solitaire mais qui donne pourtant tout l’amour nécessaire à George. Leo va jouer un rôle non anodin à la fin du récit.

Dans un style désinvolte et humoristique, James Hardley Chase (1906-1985) déroule les tribulations d’un duo cherchant à s’enrichir par la vente de livres, mais à qui il arrive de nombreuses (més)aventures. Car c’est bien Cora qui vient changer la donne. George est affublé d’une tare, le complexe d’infériorité. Aussi, certains s’engouffrent dans la brèche et en profitent. Car au fond de lui, George n’est pas un minable, n’est pas qu’un rêveur. Brant, possiblement un dur à cuire, lui fait soudain vivre des scènes de truands que George imaginait dans ses plus beaux rêves. Cette vie-là, il va, hélas, bientôt la connaître à son insu.

James Hardley Chase possède un indéniable talent pour tenir son lectorat en haleine. À partir d’un scénario à la banalité affligeante, il tisse une histoire solide en incorporant au fur et à mesure des personnages crédibles, rarement altruistes il est vrai, comme cette bande de grecs prêts à tout. Mais cette écriture formidablement détachée permet à la mayonnaise de prendre, d’autant que l’auteur fait évoluer l’atmosphère générale au fil du récit, pour finir par une version totalement hardboiled de petits malfrats de quartiers londoniens. Aucun des « acteurs » n’est caricatural, tous sont bien en place et évoluent dans un périmètre restreint mais vivant. Les femmes ne ressemblent pas précisément à celles alors servies par une littérature misogyne fortement imprégnée de brutalité masculine, elle ont une vraie place, jouent un vrai rôle.

Ce roman traduit par Michel Arnaud et lu complètement par hasard renouvelle en partie le style, le rend plus humain, plus émotionnel, le démarque des autres romans de la même veine des années 1940-1950. Pour finir il est un redoutable page-turner, car forcément nous sommes pris d’affection pour George, et on attend le prochain renversement de situation qui pourrait le rendre moins victime d’une société violente et individualiste. « Elles attigent », derrière son titre énigmatique, est à redécouvrir. Bonne chance toutefois, je crois qu’il n’a pas été souvent réédité. Et un merci tout particulier à l’anonyme qui a déposé ce précieux bien dans une boîte à livres et a ainsi transmis le savoir par cette belle histoire de losers londoniens.

(Warren Bismuth)

dimanche 7 septembre 2025

Roger ASSAF « Le jardin de Sanayeh »

 


« L’acteur, c’est lui le lieu de l’action, voyons ! C’est lui l’espace scénique ».Dans un théâtre de Beyrouth lors d’une répétition d’une pièce de théâtre, les comédiens improvisent et débattent, se disputent parfois. Au cœur de la pièce, un double homicide ayant au lieu en 1980 à beyrouth. Si les deux cadavres coupés en morceaux ont été disséminés dans le jardin de Saranyeh, seul l’un d’eux fait parler les comédiens, celui de la propriétaire d’un certain Khalil T., meurtrier présumé qui fût d’ailleurs pendu en 1983.

Mais la pièce, bien que relatant les événements par le fait divers puis le procès, est principalement axée sur le jeu des comédiens. Des comédiens qui improvisent, se démarquent du texte pour faire entendre leur voix, exister au sein d’une fiction, par eux-mêmes, pour eux-mêmes. Ainsi, un brouhaha se répercute. Sami joue Khalil T., mais peu à peu il s’en fait l’ardent défenseur, il devient en quelque sorte Khalil T. Avec cette question : Restons-nous nous-mêmes lorsque l’on joue un rôle ? Est-il facile, est-il possible même de rester à distance respectueuse de la personne que l’on joue, fut-ce un assassin présumé, de surcroît exécuté ?

Bribes de procès, dépositions des témoins. Jusqu’à la condamnation de Khalil pendant que le Liban sombre dans le chaos. Khalil est libéré de prison en 1982 par des miliciens insurgés (c’est l’époque du massacre de Sabra et Chatila). Mais bien vite il réclame son retour derrière les barreaux afin d’être jugé à nouveau.

C’est alors que des personnages de Shakespeare s’invite dans les dialogues et que la pièce prend une tournure historico-politique. « Je joue à moi seul bien des personnages, dont aucun n’est content. Par moments, je suis roi ; alors les trahisons me font souhaiter d’être mendiant, puis me revoilà mendiant, et l’écrasante misère me persuade que j’étais mieux, étant roi – et me voilà redevenu roi… ».

Dans un climat de discussions tendues et de profonds désaccords, Roger Assaf, qui a lui-même traduit sa pièce à partir de son texte de l’arabe libanais de 1997, nous demande, à nous spectateurs, notre avis. Tout comme les comédiens jouant leurs personnages finissent par donner leur avis propre plutôt que celui du texte imposé par le metteur en scène. C’est en quelque sorte un théâtre libre, actif, participatif, avec en toile de fond le Liban des années 1980, pays déchiré et meurtri, désespéré.

Pour Assaf comme pour ses comédiens, ceci n’est pas du théâtre. D’ailleurs le rideau ne tombera pas en fin de représentation puisqu’il n’y a pas de rideau. Tout comme il n’y a pas de pièce, mais plutôt des questionnements d’êtres humains qui se réunissent pour échanger. La pièce jouée semble devenir tout à coup un prétexte. Les personnages créés sont bien vite oubliés, remisés dans les loges, pour ne faire que subsister les comédiens redevenus de simples citoyens.

« Le jardin de Sanayeh », préfacé par Elias Sanbar, vient de sortir aux éditions L’espace d’un Instant, ce n’est pas le premier texte de l’auteur paru ici, de plus il a déjà traduit au moins un ouvrage de l’éditeur.

https://parlatges.org/boutique/

(Warren Bismuth)

mercredi 3 septembre 2025

Vladimir ZAZOUBRINE « Le tchékiste »

 


Le roman s’ouvre sur des images effrayantes : des condamnés à mort dans un bâtiment sombre, des camions attendant devant pour emporter les corps une fois l’opération accomplie. Cette opération, c’est la « tradition » de la balle dans la nuque. Nous sommes à cheval sur les années 1910-1920 en Russie. La révolution de 1917 est accomplie, les bolcheviks sont au pouvoir, et les exactions sont nombreuses. Il s’agit d’anéantir sans cérémonial les ennemis de classes, les soldats de l’armée blanche ou ses sympathisants. On suit l’itinéraire de Sroubov, dirigeant une section provinciale de la Tchéka, la police d’Etat toute puissante.

Cinq exécuteurs, cinq condamnés à la balle dans la nuque. Equation simple qui a souvent fait ses preuves. Avant de mourir, le prisonnier doit se dévêtir.  « Il y a que les assassins qui tuent les gens avec leurs vêtements. Nous, on ne tue pas, c’est une exécution. Et l’exécution, mon ami, c’est une sacrée grande chose ». Car ici perce la fierté de participer à un assainissement du pays encouragé par l’Etat. « Il ne tirait pas, il travaillait ». Un travail dans une sorte d’usine à tuer les ennemis, un travail à la chaîne avec les bourreaux, puis ceux qui traînent les corps afin de les sortir du bâtiment, où des camions attendent pour qu’ils soient chargés et puissent enfin disparaître. À tout jamais.

Les ennemis sont souvent arrêtés suite à des lettres de dénonciation, qui pleuvent sur le bureau de Sroubov. Passage irréel lorsque les exécuteurs s’ennuient et dépriment s’ils n’exécutent plus, puisque les prisonniers manquent. Le régime de la terreur bat son plein, les bourreaux sont motivés et veulent à tout prix du travail, de quoi réaliser leur mission, il leur faut donc des cadavres en sursis.

« Il dispose de centaines d’indicateurs bénévoles, d’un personnel d’agents secrets et, de concert avec chacun d’eux, il épie, il écoute, il ruse. Il est toujours au courant des pensées, des intentions, des actes d’autrui. Il descend au niveau des intérêts d’un spéculateur, d’un bandit, d’un contre-révolutionnaire. Il est obligé de se baisser, de nettoyer la saleté, les turpitudes autres ». Puis l’auteur nous entraîne dans l’intimité même de Sroubov, faisant évoluer le récit du global au personnel en un récit de l’intérieur où un Sroubov, dégoûté par les exécutions sommaires, se souvient de celle de son père.

C’est le camarade Lénine qui a créé la Tchéka. Le pays cherche ses marques plus que jamais car « La liberté et le pouvoir ne sont pas des choses faciles au terme de siècles d’esclavage » d’autant que « La révolution, c’est pas de la philosophie ». Le pouvoir se veut incorruptible, à voir…

Dans de profondes réflexions Dostoïevskiennes dont Zazoubrine s’est beaucoup inspiré, le récit se rapproche toujours plus de Sroubov et toujours plus du climat Dostoïevskien. Détails placés comme innocemment dans une scène, l’image du double, de la hache en fin de récit, autant d’indices de la présence cachée de Dostoïevski, où les scènes se troublent, interrogent dans un texte quasi-prémonitoire puisque Zazoubrine fut lui-même fusillé en 1938 lors des Grandes Purges staliniennes.

Quant à « Elle » et sa présence latente tout au long du déroulement de l’histoire, c’est la Révolution. Ironie de l’Histoire : le texte de ce roman a été retrouvé dans une bibliothèque de Moscou répondant au doux nom de Lénine. Le sibérien Zazoubrine, de son vrai nom Zoubtsov, fils de paysans côté paternel (son père fut révolutionnaire) et d’une ouvrière, est considéré comme le premier écrivain soviétique avec son roman « les deux mondes » qui obtint alors un certain succès. Mais « Le tchékiste » fut immédiatement interdit puis perdu. Et retrouvé. Il ne fut publié qu’en 1989, à l’heure de la perestroïka, traduit en 1990 en France, puis en 2002 par Wladimir Berelowitch. Il vient d’être réédité en version poche en cette année 2025 chez Christian Bourgois. Ne mégottons pas : c’est un chef d’oeuvre de la littérature russe malgré le peu de pages qu’il contient, sorte de chaînon entre Dostoïevski, Tchekhov et Chalamov. « Le tchékiste » est d’une immense puissance tant par la violence soutenue de l’action que par la part psychologique, notamment du personnage central. C’est un véritable coup de maître.

La postface fort informative est signée Dimitri Savitski. Celle de la première édition interdite de 1923, elle vaut le détour, par sa réécriture (en direct pourtant !) du roman auquel elle fait dire à peu près l’inverse de ce qu’il raconte, c’était là tout le prodige des critiques soviétiques.

(Warren Bismuth)