Le roman s’ouvre sur des images effrayantes : des condamnés à mort dans un bâtiment sombre, des camions attendant devant pour emporter les corps une fois l’opération accomplie. Cette opération, c’est la « tradition » de la balle dans la nuque. Nous sommes à cheval sur les années 1910-1920 en Russie. La révolution de 1917 est accomplie, les bolcheviks sont au pouvoir, et les exactions sont nombreuses. Il s’agit d’anéantir sans cérémonial les ennemis de classes, les soldats de l’armée blanche ou ses sympathisants. On suit l’itinéraire de Sroubov, dirigeant une section provinciale de la Tchéka, la police d’Etat toute puissante.
Cinq exécuteurs, cinq condamnés à la balle dans la nuque. Equation simple qui a souvent fait ses preuves. Avant de mourir, le prisonnier doit se dévêtir. « Il y a que les assassins qui tuent les gens avec leurs vêtements. Nous, on ne tue pas, c’est une exécution. Et l’exécution, mon ami, c’est une sacrée grande chose ». Car ici perce la fierté de participer à un assainissement du pays encouragé par l’Etat. « Il ne tirait pas, il travaillait ». Un travail dans une sorte d’usine à tuer les ennemis, un travail à la chaîne avec les bourreaux, puis ceux qui traînent les corps afin de les sortir du bâtiment, où des camions attendent pour qu’ils soient chargés et puissent enfin disparaître. À tout jamais.
Les ennemis sont souvent arrêtés suite à des lettres de dénonciation, qui pleuvent sur le bureau de Sroubov. Passage irréel lorsque les exécuteurs s’ennuient et dépriment s’ils n’exécutent plus, puisque les prisonniers manquent. Le régime de la terreur bat son plein, les bourreaux sont motivés et veulent à tout prix du travail, de quoi réaliser leur mission, il leur faut donc des cadavres en sursis.
« Il dispose de centaines d’indicateurs bénévoles, d’un personnel d’agents secrets et, de concert avec chacun d’eux, il épie, il écoute, il ruse. Il est toujours au courant des pensées, des intentions, des actes d’autrui. Il descend au niveau des intérêts d’un spéculateur, d’un bandit, d’un contre-révolutionnaire. Il est obligé de se baisser, de nettoyer la saleté, les turpitudes autres ». Puis l’auteur nous entraîne dans l’intimité même de Sroubov, faisant évoluer le récit du global au personnel en un récit de l’intérieur où un Sroubov, dégoûté par les exécutions sommaires, se souvient de celle de son père.
C’est le camarade Lénine qui a créé la Tchéka. Le pays cherche ses marques plus que jamais car « La liberté et le pouvoir ne sont pas des choses faciles au terme de siècles d’esclavage » d’autant que « La révolution, c’est pas de la philosophie ». Le pouvoir se veut incorruptible, à voir…
Dans de profondes réflexions Dostoïevskiennes dont Zazoubrine s’est beaucoup inspiré, le récit se rapproche toujours plus de Sroubov et toujours plus du climat Dostoïevskien. Détails placés comme innocemment dans une scène, l’image du double, de la hache en fin de récit, autant d’indices de la présence cachée de Dostoïevski, où les scènes se troublent, interrogent dans un texte quasi-prémonitoire puisque Zazoubrine fut lui-même fusillé en 1938 lors des Grandes Purges staliniennes.
Quant à « Elle » et sa présence latente tout au long du déroulement de l’histoire, c’est la Révolution. Ironie de l’Histoire : le texte de ce roman a été retrouvé dans une bibliothèque de Moscou répondant au doux nom de Lénine. Le sibérien Zazoubrine, de son vrai nom Zoubtsov, fils de paysans côté paternel (son père fut révolutionnaire) et d’une ouvrière, est considéré comme le premier écrivain soviétique avec son roman « les deux mondes » qui obtint alors un certain succès. Mais « Le tchékiste » fut immédiatement interdit puis perdu. Et retrouvé. Il ne fut publié qu’en 1989, à l’heure de la perestroïka, traduit en 1990 en France, puis en 2002 par Wladimir Berelowitch. Il vient d’être réédité en version poche en cette année 2025 chez Christian Bourgois. Ne mégottons pas : c’est un chef d’oeuvre de la littérature russe malgré le peu de pages qu’il contient, sorte de chaînon entre Dostoïevski, Tchekhov et Chalamov. « Le tchékiste » est d’une immense puissance tant par la violence soutenue de l’action que par la part psychologique, notamment du personnage central. C’est un véritable coup de maître.
La postface fort informative est signée Dimitri Savitski. Celle de la première édition interdite de 1923, elle vaut le détour, par sa réécriture (en direct pourtant !) du roman auquel elle fait dire à peu près l’inverse de ce qu’il raconte, c’était là tout le prodige des critiques soviétiques.
(Warren Bismuth)