Au coeur de la guerre d’Algérie, une
parution qui fait rapidement du bruit dès le 18 juin 1959 : « La
gangrène », cinq témoignages (en fait un peu plus) d’algériens victimes de
la torture pendant des interrogatoires. Certes, la torture a déjà été utilisée
à maintes reprises pendant la « pacification », mais tant que c’était
sur les terres algériennes, tout le monde ou presque fermait les yeux, cachez
cette magnéto que je ne saurais voir. Mais là, c’est pour ainsi dire sous notre
nez, dans Paris, rue des Saussaies, dans les sinistres locaux de la D.S.T.,
donc forcément ça fait un peu plus désordre, d’autant que de GAULLE, au pouvoir
depuis un an et qui vient « d’inventer » la Ve République, tend à
faire régner enfin l’ordre et l’harmonie (et éviter bien sûr la médiatisation
des débordements autoritaires).
Cinq témoignages donc, qui se
recoupent : même lieu, mêmes procédures d’interrogatoires, mêmes dates ou
presque. Entre le 2 et le 5 décembre 1958, cinq algériens soupçonnés de fomenter
contre l’État français sont entendus dans les bureaux de la D.S.T. S’ensuivent
intimidations, insultes, menaces et tortures. Le but de cette chronique n’est
pas d’entrer dans les détails concernant ces dernières, mais il paraît
important de signaler qu’elles sont dénoncées à un moment où les autorités sont
perdues quant à l’avenir de l’Algérie et tentent d’éteindre chaque incendie
allumé. Les foyers de départ sont nombreux et les éditions de Minuit font
partie des étincelles majeures.
Ces témoignages n’entrent pas dans les
détails concernant les accusés/torturés : aucune précision ou presque sur
les motifs de leurs arrestations, nous ne saurons pas ce qu’ils sont devenus
ensuite sinon qu’ils seront jugés. Ce que nous apprendrons fait partie de
l’immédiateté de l’action : tortures pendant des séances d’interrogatoires
musclées, séances servant à faire avouer : prisonniers pendus tête en bas
ou passés « à la broche », forcés à boire de la pisse de soldats
français, supplices de l’eau, gégène sur à peu près toute partie muqueuse
disponible sur un corps humain, sodomie à la bouteille, j’en passe et des bien
pires. Le résultat ? Souvent le même, évanouissements à répétition, ecchymoses, traumatismes.
« -
Qu’est-ce qu’on fait ?
- On le
fout dans la Seine ?
-
Règlement de comptes... »
Le deuxième témoignage est très bref, deux
autres tout aussi brefs viendront durcir les accusations contre la torture en
fin de volume, juste avant une postface particulièrement éclairante sur
l’histoire de ce livre que je m’en vais vous conter rapidement. En pleins
stratagèmes gouvernementaux pour masquer la torture (et même jusqu’à la
guerre !) en Algérie, un éditeur a le toupet de sortir au nez et à la
barbe des autorités un bouquin les dénonçant, de surcroît effectuées en métropole.
« La gangrène » sort donc le 16 juin 1959 aux éditions de Minuit, en
vente le 18 juin. Ce même jour la radio Europe N°1 en fait état dans la matinée
tandis que le journal Le Monde l’affiche en première page dès le début
d’après-midi. Résultat : « La gangrène » est saisie par la
police à 16h30, ainsi que dans les principales librairies parisiennes. Ce fut
le deuxième livre des éditions de Minuit saisi durant la guerre d’Algérie (le
premier fut « La question » d’Henri ALLEG en 1958, sept autres le seront
ensuite, en 1960 et 1961). Mieux : c’est le premier ouvrage saisi durant
la présidence de GAULLE, tout un signe. Motif : diffamation de la police,
police pourtant tortionnaire dont certains membres les plus actifs sont issus
des communautés tunisienne et marocaine (diviser pour mieux régner), police à
laquelle il sera reproché de souvent se comporter comme des soldats SS (la
deuxième guerre mondiale et ses traumatismes ne sont pas loin).
« La gangrène » est de ces
ouvrages précieux. Témoignages francs, directs, sans recul donc avec les
tripes, témoignages décoiffant particulièrement un État français complètement
dépassé par les événements (d’Algérie), un petit bouquin de quelques dizaines
de pages, qui ne paie pas de mine mais qui fait trembler en haut lieu. Pourtant
il y est vu comme « une affabulation totale », « un
assemblage de mensonges », « outrageusement mensonger et
diffamatoire » (Michel DEBRÉ). Alors pourquoi le faire
« disparaître » des librairies ? Je vous laisse juges. « La
gangrène » a été réédité plusieurs fois, la présente édition date de 2012
et semble reprendre à la virgule près l’édition originale de 1959. Le bouquin
est toujours disponible et coûte une misère, de quoi vous motiver pour aller
creuser dans notre passé peu glorieux.
(Warren Bismuth)
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