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mardi 23 juillet 2019

COLLECTIF « La gangrène »


Au coeur de la guerre d’Algérie, une parution qui fait rapidement du bruit dès le 18 juin 1959 : « La gangrène », cinq témoignages (en fait un peu plus) d’algériens victimes de la torture pendant des interrogatoires. Certes, la torture a déjà été utilisée à maintes reprises pendant la « pacification », mais tant que c’était sur les terres algériennes, tout le monde ou presque fermait les yeux, cachez cette magnéto que je ne saurais voir. Mais là, c’est pour ainsi dire sous notre nez, dans Paris, rue des Saussaies, dans les sinistres locaux de la D.S.T., donc forcément ça fait un peu plus désordre, d’autant que de GAULLE, au pouvoir depuis un an et qui vient « d’inventer » la Ve République, tend à faire régner enfin l’ordre et l’harmonie (et éviter bien sûr la médiatisation des débordements autoritaires).

Cinq témoignages donc, qui se recoupent : même lieu, mêmes procédures d’interrogatoires, mêmes dates ou presque. Entre le 2 et le 5 décembre 1958, cinq algériens soupçonnés de fomenter contre l’État français sont entendus dans les bureaux de la D.S.T. S’ensuivent intimidations, insultes, menaces et tortures. Le but de cette chronique n’est pas d’entrer dans les détails concernant ces dernières, mais il paraît important de signaler qu’elles sont dénoncées à un moment où les autorités sont perdues quant à l’avenir de l’Algérie et tentent d’éteindre chaque incendie allumé. Les foyers de départ sont nombreux et les éditions de Minuit font partie des étincelles majeures.

Ces témoignages n’entrent pas dans les détails concernant les accusés/torturés : aucune précision ou presque sur les motifs de leurs arrestations, nous ne saurons pas ce qu’ils sont devenus ensuite sinon qu’ils seront jugés. Ce que nous apprendrons fait partie de l’immédiateté de l’action : tortures pendant des séances d’interrogatoires musclées, séances servant à faire avouer : prisonniers pendus tête en bas ou passés « à la broche », forcés à boire de la pisse de soldats français, supplices de l’eau, gégène sur à peu près toute partie muqueuse disponible sur un corps humain, sodomie à la bouteille, j’en passe et des bien pires. Le résultat ? Souvent le même, évanouissements à  répétition, ecchymoses, traumatismes.

« - Qu’est-ce qu’on fait ?
- On le fout dans la Seine ?
- Règlement de comptes... »

Le deuxième témoignage est très bref, deux autres tout aussi brefs viendront durcir les accusations contre la torture en fin de volume, juste avant une postface particulièrement éclairante sur l’histoire de ce livre que je m’en vais vous conter rapidement. En pleins stratagèmes gouvernementaux pour masquer la torture (et même jusqu’à la guerre !) en Algérie, un éditeur a le toupet de sortir au nez et à la barbe des autorités un bouquin les dénonçant, de surcroît effectuées en métropole. « La gangrène » sort donc le 16 juin 1959 aux éditions de Minuit, en vente le 18 juin. Ce même jour la radio Europe N°1 en fait état dans la matinée tandis que le journal Le Monde l’affiche en première page dès le début d’après-midi. Résultat : « La gangrène » est saisie par la police à 16h30, ainsi que dans les principales librairies parisiennes. Ce fut le deuxième livre des éditions de Minuit saisi durant la guerre d’Algérie (le premier fut « La question » d’Henri ALLEG en 1958, sept autres le seront ensuite, en 1960 et 1961). Mieux : c’est le premier ouvrage saisi durant la présidence de GAULLE, tout un signe. Motif : diffamation de la police, police pourtant tortionnaire dont certains membres les plus actifs sont issus des communautés tunisienne et marocaine (diviser pour mieux régner), police à laquelle il sera reproché de souvent se comporter comme des soldats SS (la deuxième guerre mondiale et ses traumatismes ne sont pas loin).

« La gangrène » est de ces ouvrages précieux. Témoignages francs, directs, sans recul donc avec les tripes, témoignages décoiffant particulièrement un État français complètement dépassé par les événements (d’Algérie), un petit bouquin de quelques dizaines de pages, qui ne paie pas de mine mais qui fait trembler en haut lieu. Pourtant il y est vu comme « une affabulation totale », « un assemblage de mensonges », « outrageusement mensonger et diffamatoire » (Michel DEBRÉ). Alors pourquoi le faire « disparaître » des librairies ? Je vous laisse juges. « La gangrène » a été réédité plusieurs fois, la présente édition date de 2012 et semble reprendre à la virgule près l’édition originale de 1959. Le bouquin est toujours disponible et coûte une misère, de quoi vous motiver pour aller creuser dans notre passé peu glorieux.


(Warren Bismuth)

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