John
Coleman porte la soixantaine impulsive. Ancien entrepreneur conseil en
développement durable, il vit mal sa mise à la retraire et s’ennuie. « Il hésite à sortir. Il semble tellement
abattu qu’il doit penser que dehors, ce n’est sans doute pas mieux ! La
rue appartient à ceux qui savent où ils vont, il n’en fait plus partie ».
Il tue le temps sur son ordinateur. C’est d’ailleurs ce dernier qui, dans un
jeu original de narration, dissèque le quotidien de John. Pas seulement sa vie
actuelle, mais aussi son passé. Car l’ordinateur possède en sa mémoire de
nombreux dossiers parfois sensibles concernant son propriétaire. Toute la vie
du type depuis les années 70 est consignée sur disque dur, notamment par le
biais de vieilles photographies. Ainsi le « cerveau » de John, son
ordinateur donc, remonte le temps et s’arrête sur les amours passées. Et ce
qu’il découvre n’est guère reluisant. Sa machine le dévoile aussi au quotidien,
possédant une caméra braquée sur lui.
Salomé,
ancienne petite amie de John. Ils se sont un peu loupés lors de leur ancienne
relation. La vie de Salomé, c’est le marquis Gustave Honoré de Mercueil qui la
raconte, enfin plutôt le portrait du monsieur d’un autre siècle, encadré dans
un tableau et trônant sur le mur d’un château où la brave Salomé est devenue
une dame du monde, une aristo un brin étiolée qui va de questions en jugements
sur son bilan personnel. John repense soudainement à elle, Salomé, et se promet
de la retrouver au plus vite.
Avec une imagination débordante, un rythme
pétillant et trépidant, Isabelle FLATEN nous guide vers deux vies parallèles,
non par le prisme de l’humain, mais bien celui d’objets-témoins les entourant,
l’un moderne, l’autre des temps anciens. Et ainsi le récit navigue entre
plusieurs climats d’époques. Entre les regrets d’un parcours que les protagonistes
auraient souhaité différent, les prémices de l’inexorable vieillesse, l’ennui,
les envies pour égayer le futur, le patrimoine national qui tombe en miette,
l’autrice s’empare de son joker le plus désarmant : l’humour. Car ce roman
jubilatoire en est truffé. Malgré ses personnages suscitant peu d’empathie (ou
peut-être grâce à cela), Isabelle FLATEN sort la sulfateuse à gaz hilarant, à
la fois cruelle et bienveillante, avec laquelle Isabelle FLATEN lance un regard
amusé sur notre monde à la dérive. Et l’on se gondole franchement !
La collision, voire parfois la collusion
entre passéisme et modernité est totale et mordante. Dans une écriture sachant
se faire directe et interpellante, Isabelle FLATEN scrute ses contemporains
avec ses yeux ouvertement féministes, les hommes ne sont pas épargnés, et nous
les mecs, devons non seulement admettre mais acquiescer à ce tableau sans
langue de bois et judicieux, vrai. John, cet « archétype du mâle dominant », est capricieux, autoritaire, opportuniste,
imbu de sa personne. Bref, une vraie tête à claques. John est l’un des
« boomers », un enfant du baby-boom largué dans le monde actuel mais
voulant désespérément y appartenir pleinement.
Amplifiant son récit, Isabelle FLATEN
égratigne avec grand talent les collectifs de bien-être, ceux de la santé
mentale « zénifiée », les coachs de vie empreinte d’un spiritisme
encombrant, vente par mensualisations d’une illusion du bonheur par le groupe
servie sur un plateau trop doré avec ce brin de croyance mystique pour
parachever le travail, ces sectes qui poussent comme des champignons dans un
monde en déshérence et qui semblent avoir trouvé un bon filon, du moins
financièrement. Pour ce qui est de la liberté individuelle, c’est bien sûr tout
autre chose. D’ailleurs, concernant les spécialistes en vie meilleure, John ne
va sans doute pas tarder à nous dégoter un projet de son chapeau magique pour
se faire reluire l’ego.
La romancière prend le risque d’incorporer
les dialogues dans la narration, et force est de constater que le tout
fonctionne parfaitement. Seules deux voisines de John vont discourir en face à
face à propos de cet homme mystérieux qui semble faire faux bond de plus en
plus souvent à son quartier. Et puis il y a le début du récit avec ses termes
anglo-saxons documentés désignant le numérique (n’oublions pas que le Computer
est ici co-narrateur).
Roman mené à tambour battant, il est le premier coup de cœur de cette année 2022. Difficile à lâcher, il est pourtant bien plus qu’un « page turner » (mais avec ce terme, ne serais-je pas moi-même déjà contaminé par l’écriture d’Isabelle FLATEN ?), il développe des sujets sociétaux actuels sans sombrer dans le cliché ni la facilité. Ce roman vient de sortir aux éditions Le nouvel Attila, m’est avis qu’il sera fort remarqué sur notre planète littéraire. Un grand merci à Isabelle FLATEN pour son œuvre, dont ce « Triste boomer » en est l’une des plus jolies facettes, qu’elle ne change rien surtout !
(Warren Bismuth)
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