L’année 2023 se termine par ce beau défi des blogs Au milieu des livres et Mes pages versicolores pour le challenge « Les classiques c’est fantastique » organisé toujours impeccablement par Moka et Fanny, une plongée dans le monde de la S.F., dystopie ou mondes parallèles. Des Livres Rances a décidé de mettre à l’honneur un auteur oublié, jean MALAQUAIS, et son roman « Le gaffeur » de 1953.
Pierre Javelin, la trentaine entamée, est un employé modèle à l’institut national pour la beauté et l’esthétique dans la Cité (la ville n’est jamais nommée), et marié depuis deux ans à Catherine. Une vie rangée et paisible. Jusqu’à des coups de fil intempestifs d’un inconnu au bureau de Catherine, qui prévient son mari. Et c’est ainsi que tout bascule.
Javelin rentre chez lui le soir même mais s’aperçoit que son appartement est occupé par un couple qui prétend l’habiter. Le décor a changé, rien ne reste de l’agencement que Javelin a quitté au matin. Il croit tout d’abord à une farce (son employeur vient de l’augmenter et Catherine aurait pu avoir l’idée d’organiser une petite fête), mais bientôt il déchante. « Dans une pièce que je ne connaissais pas, sous une suspension que je voyais pour la première fois, mon assortiment de pots et de flacons s’alignait au complet sur une table à laquelle je n’avais jamais mangé ».
Dans ce roman riche et copieux, l’anti-héros va affronter une bureaucratie toute kafkaïenne afin de prouver son identité, va se cogner à des tas de personnages énigmatiques, froids et distants, et ne va pas tarder à douter de sa propre existence dans un cadre austère fait de bâtiments et quartiers labyrinthiques. Dans une ville où toute liberté a disparu, où chaque citoyen est épié, où chaque mot peut être retenu contre vous, il faut faire preuve de vigilance. Javelin tente de remonter sa propre histoire tout en se heurtant à un autoritarisme masqué. « Il n’y avait plus de rois, pas même pour les cartes à jouer ». Le voilà parti en quête de sa femme Catherine, pour le meilleur et pour le pire.
L’environnement se fait de plus en plus glacial et sans âme. « On ne voyait pas le bout de la vaste salle. Très longs, très nombreux, des bancs de bois sans dossier la traversaient dans le sens de la largeur. Plutôt surélevés du côté où on les abordait – même il fallait prendre son élan pour s’y hisser -, ils allaient s’abaissant de la droite vers la gauche, dans la direction d’une série de portes latérales qui donnaient accès aux bureaux. Après avoir rempli les questionnaires d’usage, laissé ses empreintes digitales sur une fiche appropriée et reçu un numéro d’ordre, on était admis dans la salle où l’on s’installait en haut des bancs, jeunes et sveltes d’une croupade, vieux et obèses avec l’assistance de leurs concitoyens ». Mais MALAQUAIS en profite pour aborder la vie sous un prisme philosophique, fait de questionnements qui ne trouvent pas toujours une réponse.
Dans un univers de démence, MALAQUAIS crée un monde parallèle qui ressemble pourtant au nôtre au sortir de la seconde guerre mondiale. Car « Le gaffeur » a été écrit entre 1949 et 1953 et dépeint une société totalitaire par le biais d’une seule ville. Il est même visionnaire par ses écrans omniprésents et la sophistication technologique. Il est difficile de ne pas ranger « Le gaffeur » aux côtés de KAFKA (« Le château » et « Le procès) et du « 1984 » d’ORWELL. Là où il se distingue pourtant, c’est dans l’atmosphère. Malgré ce climat étouffant, cloisonné et aseptisé, imperméable à toute influence extérieure, l’écriture est pleine d’humour voire de désinvolture, les scènes sont décalées et narrées sur un ton humoristique, rappelant le rire du condamné, l’énergie du désespoir, un désespoir à son comble jusqu’à la chute finale, la descente aux enfers.
MALAQUAIS est né juif polonais en 1908. Arrivé en France en 1926, il va apprendre la langue, jusqu’à écrire en français. Il fait partie de ces combattants de l’ombre, des révolutionnaires de la littérature, par le style et les convictions. Par sa rareté aussi. Car s’il est décédé en 1998 à 90 ans, il ne laisse derrière lui que trois romans, « Le gaffeur » est son dernier. Il parut d’abord en 1953, puis en 2001, c’est en 2016 que les éditions L’échappée proposent cette réédition superbe dans leur formidable collection Lampe-Tempête. La police de caractères en est étrangement de couleur verte. Si le titre du roman pourrait laisser penser à une immense farce, il n’en est rien, car en argot « gaffer » signifie « surveiller », comme l’est ce Javelin. La préface est signée Sebastián CORTÈS, la postface Geneviève NAKACH. « Le gaffeur » est de ces livres qui auraient dû devenir incontournables, parmi les classiques des classiques, il n’en fut rien. Et c’est peut-être pour cela qu’il faut le lire. Il n’a rien à envier à ces illustres titres toujours encensés.
https://www.lechappee.org/collections/lampe-tempete
(Warren Bismuth)
Je connais l'édition mais pas ce titre (ça t'étonne !)
RépondreSupprimerMerci encore pour ta fidélité à ce RDV. C'est toujours un plaisir de te lire.
Ce que tu dis l'histoire me plait beaucoup, merci pour la découverte de cet auteur.
RépondreSupprimerCe bouquin m'a bien embarqué ! J'imagine un peu les réactions à sa sortie...
SupprimerJe ne connais pas du tout cet auteur et encore moins ce roman. La lecture de votre chronique m'invite à noter le roman sur ma Liste A Lire qui s'allonge dangereusement.
RépondreSupprimerMerci pour le partage et la découverte.