« Les assoiffés » de 1928 est le cinquième livre de Jim TULLY (1886-1947) ainsi que le troisième du Cycle des bas-fonds (après « Vagabonds d’une vie » en 1924 et « Circus parade » en 1927, avant « Ombres d’hommes » en 1930 et « Du sang sur la lune », ultime tome du cycle en 1931). L’auteur dénote dans le monde littéraire : pauvre, miséreux, ancien vagabond, il ne s’encombre pas d’un esthétisme stylistique, mais raconte la vraie vie avec les vrais mots de la rue, des errants. Et du style, croyez-moi, malgré lui il en a !
Dans ce tome il fait la part belle à sa famille, tout particulièrement à la figure de son grand-père adoré, Hughie, immigré irlandais arrivé dans l’Ohio au milieu du XIXe siècle et sorte de prince de la cuite et du bas peuple. Aidé par les souvenirs de sa sœur aînée Virginia, TULLY dépeint le parcours de la famille en Irlande puis une fois installée aux Etats-Unis.
Après une expérience de vie traumatisante avec la grande famine irlandaise des années 1840/1850, Hughie émigre de l’autre côté de l’Atlantique et n’est pas le seul, nombreux sont les irlandais qui cherchent une terre d’accueil pour fuir la misère. Rappel sans fioritures de quelques images de l’Irlande d’alors : « Dans le temps, en Irlande, on t’emmenait à la potence dans une charrue où t’étais assis sur ton cercueil ». Portraits de paysans plus vrais que nature, rugueux au cœur d’or ou escrocs, sur fond de catholicisme profondément ancré. Il ne fait pas bon de douter de l’existence de Dieu, il ne fait pas bon d’être Jim TULLY.
Les scènes se succèdent à un rythme endiablé, TULLY est un immense conteur et ne laisse pas de répit à son lectorat. Il a finement observé son monde et sait le retranscrire sans toutefois le diluer, le proposant en version brut de décoffrage. Mais même pour lui-même, l’évocation des enchaînements de ces vies misérables semble le faire tituber, aussi il sort soudainement de son chapeau une séquence émotionnelle emplie de tendresse, qu’il sait là aussi raconter avec un talent fou, sans artifices.
L’univers de TULLY, bien que truffé de figures branlantes, usées, déguenillées, n’est pas figé. Surgissent des sortes de lutins (que font-ils là ???) dans un intermède arrivant comme un cheveu sur la soupe. Retour à la famille, au quotidien fait de picole, de drames, de putes et de disputes, de faits divers. Comme cet oncle incarcéré pour vol de chevaux, sans oublier la mort de la mère, peu après celle de ses propres parents, dans une tragédie familiale, que pourtant TULLY égaie à grands coups de phrases vertes, lancées près d’un comptoir, ou encore par des séquences hilarantes, même en terrain hostile. Je pense ici à un enterrement durant lequel s’invitent des pleureuses, la scène est magistrale et jubilatoire. Jubilatoire comme ce bouquin-là, mi-roman mi-récit de vie, aussi tendre que réaliste et brutal.
Très tôt, le jeune Jim part à l’orphelinat, il y restera six ans. Il parle ici de « détention », ce passage dans sa vie l’a beaucoup affecté, tout comme le décès du bien-aimé grand-père Hughie, ivrogne au grand cœur, personnage explosif autant que sensible. Sans oublier la figure du père terrassier et grand lecteur, qui permet au tout jeune Jim de rencontrer ses premiers émois littéraires, alors que sa sœur Virginia s’implique dans l’aide aux nécessiteux.
Les portraits des membres de la famille de Jim TULLY sont pleins de verve et de tendresse, de puissance dans la démesure, comme ceux des paumés qu’il croise sur son chemin et qu’il nomme les « Naufragés de la vie ». Certains périssent, d’autres survivent, mais aucun n’est là pour faire de la figuration.
Jim
TULLY est considéré comme l’un des pionniers du hard-boiled (bien que ceci
serait à mon goût à débattre…). Comparé à GORKI, il narre la vie des
nécessiteux, de ceux qui bossent pour nourrir une famille à la dérive, qui se
saoulent sans vergogne, ces immigrés mal acceptés dans le pays hôte. Aussi leur
vie est faite de nombreux périples et difficultés que TULLY s’amuse à convoquer
dans ce style cru et humoristique. Les éditions du Sonneur se sont engagées
dans la réédition française de toute l’œuvre de Jim TULLY. Le Cycle des bas-fonds
est aujourd’hui sorti dans son intégralité (« Ombres d’hommes » est
toutefois paru chez Lux), restent les romans épars dont je ne manquerai pas de
vous parler, TULLY étant une énorme révélation. « Les assoiffés » fut
publié en 2018, traduit aux petits oignons et préfacé par Thierry BEAUCHAMP, il
est à découvrir.
« La faim et la misère étaient plus faciles à endurer que ma solitude de garçon avançant à tâtons dans la vie. Sans jamais plus d’un dollar à dépenser par mois, j’errais la nuit, d’un bar à l’autre, récitant des vers de mirliton, racontant des histoires ou échangeant ce que je pouvais pour un verre. J’adoptai ainsi une habitude qui ne m’a jamais quitté : j’appris à déchiffrer les visages en les regardant dans le reflet du miroir derrière le bar. J’évitais ainsi de fixer les gens dans les yeux. Cela m’a beaucoup servi. On se révèle toujours quand on ne se sent pas observé. Tout ce que je sais de la nature humaine, je l’ai découvert dans les saloons avant mes vingt ans ».
https://www.editionsdusonneur.com/
(Warren
Bismuth)
J'avais aimé Circus Parade, un titre de même plein d'énergie et d'humour malgré la violence de son contexte.
RépondreSupprimerJe viens de terminer le cycle de 5 volumes, dont "Circus parade" fait partie. Rare moment d'intensité de lecture que ce cycle, tout y est parfait dans son imbrication, un trésor !
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