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dimanche 4 février 2024

Annie ERNAUX « La honte »

 


1952, Normandie. Annie ERNAUX a 12 ans lorsque son père agresse sa mère sous le toit familial, sans aucun témoin extérieur. En 1996 c’est la première fois que l’autrice confie cette scène de ses souvenirs, hantant sa mémoire. « Il me semble avoir attendu pendant des mois, peut-être des années, le retour de la scène, certaine qu’elle se reproduirait ». À partir de ce fait divers, elle déroule son texte, hybride, comme un instantané de cette année-là (que Claude FRANÇOIS a chanté, mais pour 1962).

Un silence assourdissant a suivi la violence du père. La mère, chrétienne, a-t-elle pardonné malgré son esprit autoritaire et dominant ? Et l’Affaire Dominici qui fait son apparition dans les pages, pourquoi ? Car rien n’est gratuit ni anodin dans un texte de l’autrice. L’adulte Annie ERNAUX épluche les journaux de ses 12 ans, ceux de Paris-Normandie de 1952, pour retrouver des repères, des saveurs, parcourir comme à nouveau en direct les sensations, les odeurs et les bruits de cette année. Dans son style froid, expéditif, reconnaissable dans son extrême distanciation des faits, ERNAUX se remémore son enseignement catholique, autoritaire lui aussi, dans une école privée. Elle n’a alors aucun ami, gravite entre famille et établissement scolaire, en somme entre religion et religion.

Ce souvenir, entre parenthèses, comme un élément qui surgit presque accidentellement de la mémoire : « Je ne peux empêcher qu’en 1952 je croyais vivre en état de péché mortel depuis ma première communion, parce que j’avais, du bout de la langue, délité l’hostie qui s’était collée au palais, avant de parvenir à l’avaler. J’étais sûre d’avoir détruit et profané ce qui était alors pour moi le corps de Dieu. La religion était la forme de mon existence. Croire et l’obligation de croire ne se distinguaient pas ».

Le père, effacé, pas assez croyant, écrasé par l’image toute puissante de la mère. « Dépourvu des signes d’une véritable religion, donc du désir de s’élever, mon père ne fait pas la loi ». Et à côté, la découverte de la vie pour la fille Annie, le combat pour aller voir, aller imaginer un peu plus loin que les quatre murs de l’antre familial, eux qui renferme encore l’agression du père.

ERNAUX déploie son texte, comme toujours il démarre de manière intimiste et presque égoïste, pour aller rejoindre le global, l’histoire nationale comme internationale. Et cette honte qui ne cesse de s’inviter dans les pensées : « Le pire dans la honte, c’est qu’on croit être seul à la ressentir ».

Ce roman aurait pu s’appeler « Été 52 » mais il eut sonné trop « Durassien ». Il est une pierre imposante de l’œuvre de Annie ERNAUX, il est typique du style, du scénario de l’autrice, bref, percutant, avançant des images qui laissent un goût au palais. Car ce que ERNAUX raconte, c’est aussi un monde enfoui, enseveli, qui n’existera plus, et par ses mots elle parvient pourtant à nous y replonger l’espace d’une scène, forte, par ses décors ou ses portraits, ses photographies racontées. Elle nous fait revivre l’instant. Dans ses moindres détails, activant tous les sens. « La honte » est un réel pilier de l’œuvre de l’autrice, il est à lire lentement pour bien y enregistrer les moments gravés.

 (Warren Bismuth)

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