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dimanche 18 mai 2025

Michèle AUDIN « Comme une rivière bleue »

 


« Quelle journée ! Ce soleil tiède et clair qui dore la gueule des canons, cette odeur de bouquets, le frisson des drapeaux ! le murmure de cette révolution qui passe tranquille et belle comme une rivière bleue » (Jules Vallès, mars 1871).

Le voici le roman de la Commune de Paris de Michèle Audin, cette éminente spécialiste du sujet, animatrice du formidable blog « Ma Commune de Paris » (allez y jeter un œil !), historienne infatigable de cette période. Alors, forcément, on va en apprendre de belles (et de moins belles) sur cet événement majeur de l’Histoire française, pensez donc, 72 jours, pas un de plus, mais 72 jours qui ébranlèrent peut-être pas le monde mais en tout cas la France entière.

On peut dire parfois d’un documentaire qu’il se lit comme un roman. Ici cela me paraît être totalement l’inverse, un roman, avec ses personnages inventés évoluant au milieu d’autres, réels ceux-ci, dans une période historique déterminée, un roman donc qui se lirait comme un documentaire, une petite encyclopédie sur la Commune de Paris.

Le récit débute comme il se doit devant le Mur des Fédérés, symbole à tout jamais de la Commune de Paris, situé au Père-Lachaise. Le narrateur de 52 ans parcourt les rues de Paris, à la recherche des lieux essentiels de la guerre civile, comparant leur architecture de la fin du XIXe avec celle de notre monde contemporain, un narrateur se moulant littéralement dans l’action, celle qu’il va raconter.

Dans cette grande épopée, nous allons croiser des anonymes, des personnages inventés, d’autres ayant eu un poids plus ou moins conséquent sur le déroulé de l’événement : Vallès, Varlin, Frankel, Flourens (lui se fait buter très rapidement), Lissagaray, Vuillaume, Vermorel, Vaillant, ou bien les grands absents des rues de Paris, tels Blanqui (emprisonné), Lafargue ou Marx.

Michèle Audin va aller fourrer son nez dans les journaux de l’époque, dans les traces écrites, et c’est une Commune de Paris journalistique qu’elle va ici mettre en scène tout en conservant scrupuleusement la vérité des faits. C’est par l’entremise des journalistes, pigistes, témoins directs qu’elle crée « sa » Commune. Tout commence d’ailleurs par un écrit, la fameuse (première) affiche rouge placardée sur les murs de Paris dès janvier 1871.

Soulèvement général le 18 mars, Commune proclamée le 28. Tout est consigné. Et sur les bas-côtés, les anonymes, toujours, qui rendent l’atmosphère de la ville au XIXe siècle, une vie soudain ébranlée par l’épopée en cours, alors que L’assemblée communale prend le nom de « Commune de Paris » le 30 mars et que s’ensuit une indescriptible joie dans des rues où tout le monde aime son prochain. Et déjà les premières propositions de lois, révolutionnaires : rendre l’instruction et l’égalité de salaires obligatoires, l’union libre possible, aider au développement de la culture (la Commune a d’ailleurs rouvert des lieux de culture, des musées notamment).

Les tensions sont vives entre les Communards et le clergé. Les premiers souhaitent en finir avec Dieu, les seconds, souvent soutiens des versaillais, voudraient au contraire voir amplifier la parole divine. Bref, l’ambiance est parfois électrique. Les actions de la Commune sont consignées dans le Journal officiel, c’est par lui que Michèle Audin déroule son histoire, reprenant patiemment des extraits d’articles, mais loin de se cantonner à cette source d’informations, elle va piocher du côté du Cri du Peuple, du Père Duchêne, du Rappel, de L’ami du Peuple, du Prolétaire notamment. La Commune expliquée par les journaux, en somme. En tout cas ceux cantonnés à Paris et Versailles.

Audin prévient : oui une part de fiction est bien présente. C’est l’autrice seule qui décide de la rencontre fortuite entre deux protagonistes, laisse planer le doute sur l’existence réelle ou l’invention d’un autre. Elle insère le monde contemporain, « son » monde, avec les mails reçus et triés par le narrateur, lui donnant quelques indications dont certaines pourraient s’avérer de première main. Elle prend soin de ne pas oublier les actions menées par les femmes, actrices majeures sous la Commune.

On y va de sa petite touche personnelle : deux guillotines brûlées pour  incarner le combat contre la peine de mort (la Commune est moderne), des ballons dirigeables s’envolant en direction de la province pour lâcher des tracts, la colonne Vendôme, symbole de la barbarie militaire, flanquée à terre. La Commune ne se contente pas de dénoncer ou de revendiquer : elle agit.

Puis bien vite, trop vite, arrive mi-mai. Et là tout bascule. Premières grosses divisions entre différents clans Communards, les Versaillais entrent à nouveau dans Paris. Et la tragédie. La semaine sanglante débute le 21 mai, un dimanche, alors qu’un gros concert a lieu au profit des veuves et des orphelins. La Préfecture et l’Hôtel de Ville sont incendiés. Puis le dimanche suivant : le 28 mai acte la fin des hostilités.

Mais Michèle Audin ne s’arrête pas là. Son enquête, ses recherches l’amènent aux jours et semaines après l’écrasement de la Commune, les morts continuant à affluer dans un Paris meurtri. Et puis commence ce qui est depuis devenu un classique : la réécriture de l’Histoire par les vainqueurs. Ainsi, un certain Victor Bunel va crapuleusement imprimer un pseudo In extenso du Journal officiel sous la Commune. En fait il coupe dans les articles, se les réapproprie, les rendant tels qu’il aurait aimé les lire. Bref, il fabrique un faux.

Michèle Audin n’oublie pas les nombreuses et nombreux exilés, les condamnés, les exécutés, les pestiférés. Il ne fait pas bon avoir été Communard dans les rues de Paris à partir de juin 1871. Curieusement, Louise Michel n’a droit qu’à quelques misérables lignes en fin de volume. Aucune ligne pour d’autres héroïnes de la Commune. Les femmes sont représentées dans cet ouvrage par des anonymes, ces anonymes qui d’ailleurs closent le volume, qui ont vécu 72 jours d’espérance, les premières étincelles d’une révolution avortée.

« Comme une rivière bleue » est sorti en 2017, il fait passionnément revivre le climat de la Commune de Paris dans les rues de la capitale, il nous la retranscrit par le biais de journaux, par des historiettes tissées et inventées, il est un vrai passage de témoin entre XIXe siècle et monde contemporain. Et cette superbe couverture représentant le drapeau Communard. Oui, « Vive la Commune ».

(Warren Bismuth)

mercredi 14 mai 2025

Georges SIMENON « Monsieur La Souris »

 


La Souris est un clochard des rues de Paris, habitué des commissariats où il se fait coffrer pour dormir au sec. Seulement il vient de tomber sur un corps inerte, un cadavre en somme, muni d’une enveloppe jaune contenant quelque chose comme 4500 dollars. Il va lui falloir jouer fin pour livrer un bout de vérité sur les circonstances de sa découverte, sans toutefois trop en dire, notamment sur le cadavre, que la police n’a pas encore trouvé. Le but est de pouvoir, dans un an et un jour, devenir propriétaire officiel du magot.

La Souris, alsacien désinvolte, culotté et drôle se rend au commissariat, s’y entretient avec Lognon, inspecteur de police municipale. L’enquête avance vite et le mort s’avère être un financier suisse. L’affaire se complique, d’autant que des figures peu reluisantes entrent en piste et qu’une femme accuse le fondé de pouvoir du mort de l’avoir fait passer de vie à trépas, ce qui pourrait bien faire avorter le projet de La Souris. L’enquête est confiée au commissaire Lucas tandis que de son côté, La Souris cherche à en savoir plus sans en avertir la police.

« Monsieur La Souris » est un « roman dur » fascinant de Simenon. Ecrit en 1937 à une époque où Simenon pense en avoir terminé avec son commissaire Maigret (le dernier roman le mettant en scène date de 1934, et Maigret ne réapparaît que ponctuellement dans de courtes nouvelles), il offre pourtant une ambiance absolument similaire. Mieux : son inspecteur Lognon ne va pas tarder à revenir en scène, quelques années plus tard, cette fois en inspecteur… du commissaire Maigret (son surnom « l’inspecteur malgracieux » ne lui vient d’ailleurs pas de l’équipe de Maigret mais bien de ce Monsieur La Souris !). Lucas, ici le commissaire fumant la pipe, fait déjà à cette époque partie des « lieutenants » de Maigret. Janvier, un autre des fidèles de Maigret déjà apparu antérieurement, est mieux qu’aperçu dans ce « Monsieur la Souris ». Bref, ce roman contient tous les ingrédients pour être un Maigret… sans Maigret ! Il est en quelque sorte peut-être le seul Maigret « caché » dans toute l’œuvre de Simenon. Il pourrait faire partie de la saga (il y est même fait quelques allusions à la ville de Vichy, du département d’où Maigret est né, l’Allier).

Ce roman est doublement à ne pas mésestimer, l’enquête et sa conclusion étant tout à fait bien menées pour une chute de choix. Quant à Simenon, il n’a jamais pu se défaire de « son » Maigret et le fait revivre ici sous les traits de son équipe, comme si le commissaire observait ses collègues en direct de sa maison de campagne où il a pris alors sa retraite à Meung-sur-Loire. Quant à Lucas, il apparaît assez brièvement dans un roman contemporain à « Monsieur la Souris », un de ces roman durs dont l’ambiance pourrait se rapprocher des Maigret, « L’homme qui regardait passer les trains ». Lucas interviendra dans d’autres romans durs.

Un bémol toutefois, mais qui n’est pas propre à ce roman. Simenon avait le désagréable réflexe, alors que le corps d’un mort n’a pas encore été retrouvé et que la personne est donc par définition toujours considérée comme vivante, de faire témoigner ses personnages en en parlant systématiquement ou presque au passé, comme s’ils avaient eu vent du décès. Cette faute est constante dans son œuvre, mais peut-être qu’ici elle est encore plus flagrante, d’autant que l’histoire repose en partie sur la non découverte du corps et que les témoignages se succèdent, évoquant tous le financier suisse au passé.

« Monsieur La Souris » montre, comme le recueil de nouvelles « Le petit docteur » déjà chroniqué ici, que Simenon, après avoir plus ou moins effacé Maigret, ne parvient pas à vivre sans lui, sans y faire plus ou moins implicitement allusion. C’est comme un personnage qui le hante, lui empêche de regarder à côté, sans lui. Il est incontestable que ce « Monsieur La Souris », mieux qu’un clin d’œil ou un hommage, est un tome non revendiqué de Maigret où Simenon tente de se séparer de la figure de son héros, comme pour le punir, en confiant une enquête de Maigret à d’autres intervenants. Mais Maigret, expulsé par la porte, reviendra par la fenêtre, cette fois pour toujours dans l’œuvre de Simenon. Pour qui Maigret occupe une place particulière, il me semble déraisonnable de ne pas découvrir ce roman dur, un prolongement de la série. Quant à Monsieur La Souris, rendez-vous dans le roman pour voir ce qu’il advint de lui. Il fut adapté à l’écran en 1942 par Georges Lacombe avec Raimu dans le rôle principal, j’en garde un bon souvenir quoique nébuleux.

(Warren Bismuth)

dimanche 11 mai 2025

Scott WEIDENSAUL « Le monde à tire d’aile »

 


Embarquons maintenant pour un voyage fascinant : celui du monde des oiseaux migrateurs, dans cet épais volume accessible mais pouvant se faire ardu dans quelques chapitres. Depuis tout petit, l’étasunien Scott Weidensaul est passionné par les oiseaux. D’un hobby il en a fait un métier, et il arpente les terres du bout du monde afin de rendre compte de l’état de santé des espèces.

La science ayant développé de nouvelles technologies pour l’analyse des données statistiques sur la faune, les ornithologues s’en emparent. Ainsi, ils capturent de tout petits oiseaux migrateurs pour leur arrimer un minuscule géolocalisateur. Pour la première fois de l’Histoire, certains passereaux migrateurs vont enfin révéler leur secret sur leur(s) parcours de migration.

Au fil des continents traversés, Scott Weidensaul nous fait part de ses données, de ses réactions, avec dans la plume ce fin équilibre entre réalité de la destruction immense en cours pour la biodiversité, destruction dont font les frais les oiseaux migrateurs. Mais aussi cette pincée d’espoir, car ce dernier est nécessaire pour ne pas s’écrouler en pleurs devant certaines statistiques.

L’auteur revient avec méticulosité sur l’activité humaine, principale responsable du désastre, prend des exemples précis et parlants, notamment ce qui se passe du côté de la mer Jaune en Chine. Il développe certaines des conséquences, notamment ces espèces menacées ou en voie d’extinction. Et certaines causes modernes et récentes, parmi elles, le réchauffement climatique.

« Le monde à tire d’aile » est aussi le livre des exploits, les chiffres sont éloquents et laissent rêveur : certains oiseaux de quelques dizaines de grammes vont engloutir des dizaines de milliers de kilomètres, avec parfois cet ahurissant voyage de plus de 5000 (!!!) kilomètres sans escale, des chiffres que l’on a peine à interpréter. « L’automne précédent, certains de ces oiseaux de la taille d’une colombe avaient effectué le plus long vol sans escale de tous les oiseaux terrestres que nous connaissons, soit 11600 kilomètres à travers la partie la plus large de l’océan Pacifique, depuis leurs aires de nidification dans l’Ouest de l’Alaska, jusqu’en Nouvelle-Zélande – un vol ininterrompu de sept à neuf jours ».

Paradoxalement, alors que l’activité humaine est en passe de détruire bien des espèces et d’espaces vitaux à leur reproduction et à leur vie même, ce sont aussi les activités humaines d’une poignée (mais de plus en plus nombreux) d’acharnés et de passionnés qui améliorent leurs conditions de vie avec un travail de fourmi. Pour se faire, il faut des chiffres, et les nouvelles technologies peuvent en fournir, aussi précis que précieux. Comment par exemple remédier à un problème d’envergure lorsque l’industrie a mangé les bords de mer indispensables à plusieurs espèces limicoles.

Mais il y a aussi ces moments de grâce, inexplicables, inexpliqués : des espèces changent radicalement de morphologie juste avant de migrer. Aujourd’hui nous pouvons répondre à de plus en plus de questions grâce à des études scientifiques poussées (encore faut-il qu’elles soient financées), chaque millimètre d’espace analysé, chaque millimètre de l’anatomie d’un oiseau. Ainsi on sait désormais que certains migrateurs possèdent deux hémisphères dans le cerveau, ce qui leur permet de rester éveillés lors d’une migration, les hémisphères se relayant. Mais ceci n’est qu’un infime exemple au sein d’un livre particulièrement copieux. Et passionnant.

On recense aujourd’hui 10300 espèces d’oiseaux dans le monde. Si d’aucunes se portent (très) bien, d’autres sont menacées, une poignée a même déjà disparu de la surface de la terre. Les causes sont diverses, et là encore ce livre les analyse. Car il s’agit aussi d’un ouvrage militant. Prenons les lumières urbaines nocturnes. Elles désorientent les oiseaux, les privent de repères indispensables, beaucoup en meurent. « Une étude radar menée par Jeff Buler a révélé que la densité des oiseaux migrateurs en automne augmentait avec la proximité des sources de lumière urbaines, même si les meilleurs habitats se trouvaient plus loin, dans les régions plus sombres. Les oiseaux sont attirés vers les villes comme des papillons de nuit vers une flamme, vers des zones où il y a moins d’habitats de qualité à utiliser, où le danger de collision avec des bâtiments, des tours de communication et d’autres obstacles est beaucoup plus grand ».

Et ces images, incroyables : « Ici autour de vous, vous avez probablement 50 % de la population mondiale de paruline de Kirtland dans un rayon de 15 kilomètres ». D’autres nœuds stratégiques sont dévoilés, des espaces où la majorité mondiale d’une espèce vient s’agglutiner sur une terre minuscule. Une terre qui d’ailleurs se réduit comme peau de chagrin. En cause, encore et toujours le réchauffement climatique : « En une seule journée, le 1er août 2019, au milieu d’une vague de chaleur record, la calotte glaciaire du Groenland a perdu 12,5 milliards de tonnes de glace, soit suffisamment d’eau pour recouvrir la Floride d’une couche d’une douzaine de centimètres ». Les chiffres donnent la nausée, d’autant qu’ils sont relevés un peu partout sur la planète.

La main humaine, encore. Ces braconnages intensifs sur l’île de Chypre par exemple, très bien expliqués par l’auteur, ou bien cette chasse à la glu, barbare. Mais ce retour en grâce par des séquences légendaires, comme ce site en Inde, supposé être le plus grand rassemblement mondial de rapaces, les faucons de l’amour effectuant la plus longue migration de tous les rapaces en distance, jusqu’à 13000 kilomètres.

Je pourrais donner des tas d’exemples contenus dans ce passionnant ouvrage, je pourrais aussi multiplier côté pile ceux concernant l’impact catastrophique de l’activité humaine sur les oiseaux migrateurs. Côté face je pourrais m’éterniser sur ces images d’une force inouïe, pures pages de nature writing, où des nuages d’oiseaux se rassemblent sur d’infimes espaces côtiers par exemple. Mais je vous laisse découvrir ce monde féerique. Ce bouquin est une mine d’informations sur les oiseaux, mais pas seulement.

Le livre, sous-titré « L’odyssée mondiale des oiseaux migrateurs », est accompagné de photos et illustrations sous forme de cartes retraçant les itinéraires de migrations, c’est aussi un sacré pavé de près de 500 pages. Il est sorti fin 2024 dans la déjà prestigieuse collection Mondes Sauvages de chez Actes sud. Attardez-vous sur cette collection, elle en vaut le détour. Quant à la science sur les oiseaux, si elle a fait un prodigieux bond en avant ces dernières années, il ne faut pourtant pas oublier que « il nous reste beaucoup à apprendre ». De quoi faire germer de nouveaux titres à ce Mondes Sauvages, ce monde sans frontières ni barrières.

https://www.actes-sud.fr/recherche/catalogue/collection/1899?keys=

 (Warren Bismuth)

mercredi 7 mai 2025

Joyce Carol OATES « Mélancolie américaine »

 


Un recueil qui débute par des images choc : de jeunes enfants conditionnés pour avoir peur et haïr, certains animaux par exemple. Ce n’est pas de la science fiction, ça se passe sous notre nez, dans notre monde actuel. Il en est de même pour les expérimentations animales, la sinistre vivisection, soi-disant pour faire avancer la science. Nous pourrions croire que nous débarquons sur une autre planète où toutes les souffrances sont permises et même encouragées. Hélas, nous sommes bien sur la Terre, rappelons-nous par ailleurs les expériences scientifiques passées dites de Pavlov ou encore de Milgram, cette dernière mise en œuvre pour un travail de mémoire collective « parce que l’holocauste n’était pas possible sans continuer jusqu’au bout ». Ainsi, des cobayes humains ont continué à obéir, jusqu’à la déraison. Milgram c’est l’aboutissement de la servitude totale.

Les labos, renfermant des animaux innocents mais aussi des humains, faibles et dépendants. Jusqu’auboutisme de la docilité ou de la folie humaine. Evocation du suicide, contre un monde dans lequel on ne se reconnaît plus, dans lequel on a perdu nos valeurs. Changement de registre avec cette personnification d’un tableau de Edward Hopper. S’ensuivent quelques brefs poèmes « flash ». Dénonciation de la mythomanie, de la violence sociétale, même là on ne les attend pas.

Puis soudain, la figure de Marlon Brando auquel Joyce Carol Oates en veut beaucoup et le fait savoir. Biographie intime d’un « Mâle prédateur », d’un raté, chute d’une star. Les mots cinglent : « Parce que désemparé par le corps de la belle épouse morte, ridiculement entourée de fleurs, tu pouvais à peine parler, puis parlais trop. Parce que tu étais stupide de chagrin. Parce que tu ne pouvais pardonner. Bas le masque cosmétique ! Tu n’avais pas connu la morte, et tu ne connaîtrais pas la morte, qui ne t’avait pas été fidèle. Tout ce que tu peux connaître est le corps docile de ton amante, bien trop jeune pour toi, et seulement son corps ».

Retour sur des faits divers, des tragédies à la sauce étasunienne. Le viol est abordé comme une omerta, un secret de famille, c’est-à-dire non abordé. Autre image : ce portrait d’un hobo unijambiste qui rentre mourir au pays. Car ces poèmes de Joyce Carol Oates dénonce cette Amérique à qui il manque des bouts, des bouts d’humanisme pour commencer. Heureusement il y a les chats.

L’autrice poétesse dévoile ses racines juives, s’attarde sur la Chine où de jeunes fillettes sont noyées dans les fleuves car par leur seule naissance elles enfreignent la Loi. La Chine toujours où ont lieu des prélèvements de peaux humaines qui rapportent. Business is business n’est-ce pas ? La souffrance avant le grand saut dans le vide, encore et toujours. Histoire vécue, intime cette fois-ci. Le second mari de Joyce Carol Oates, Charlie Gross sur un lit d’hôpital, en phase terminale. Il quitte ce vieux monde malade en avril 2019, juste avant la parution de ce livre aux Etats-Unis. Il clôt admirablement ce recueil marquant.

Poèmes en prose ou vers libres, violents, à fleur de peau, radiographie d’un pays défiguré, dérouté, déshumanisé. Ils dépeignent un monde à l’agonie, absurde, meurtri par les pertes d’idéaux. Paru en France en 2023 chez Philippe Rey, il a été réédité en poche l’année suivante. Ce n’est pas précisément un compagnon joyeux mais il est d’une beauté troublante puisée dans le drame et la détresse, dans la monstruosité, dans l’aberration. Recueil qui gifle et met K.O. mais envoûte, paradoxalement et intensément.

 (Warren Bismuth)

dimanche 4 mai 2025

Dominic COOPER « Nuage de cendre »

 


Ce roman insulaire de 1978 à la structure complexe s’ouvre en 1804 quelque part en Islande, alors colonie danoise. Diverses épidémies ont décimé une grande partie de la population de l’île au XVIIIe siècle. L’histoire se projette rapidement quelques années en arrière au cours d’un interminable hiver puis d’un printemps glacial provoquant de nombreux morts mais aussi misère et famine. Jusqu’à l’irruption gigantesque d’un volcan en juin 1783. L’air devient irrespirable, le ciel s’obscurcit. S’ensuit un hiver encore plus glacial que le précédent, dix mois de brume. En 1788, les cendres de l’irruption volcanique sont toujours présentes dans l’atmosphère. C’est alors qu’une vieille femme mystérieuse réapparaît dans un village qu’elle avait quitté 45 ans plus tôt. Elle est venue y trouver Einar, un homme de 78 ans qu’elle a bien connu jadis.

Le récit s’enfonce un peu plus loin dans le passé, plusieurs décennies d’un coup, avec le profond antagonisme entre deux shérifs d’un même district. L’un d’eux, Thorsteinn, a accueilli en 1731 la nièce de sa femme, une certaine Sólrún, 11 ans. L’autre shérif se nomme Jens Wium. Entre les deux hommes, une partie de bras de fer s’amorce, un combat à la vie à la mort, qui va durer bien après la leur, car se noue une sordide histoire de filiation…

Années 1730, Sunnefa, 16 ans, mère d’un enfant dont le père pourrait bien être son propre frère Jón, 14 ans. Ils furent orphelins très tôt, or l’inceste est puni de mort dans cette partie du monde. Tous deux vont jouer un grand rôle malgré eux. Car c’est autour de la haine entre les deux shérifs et l’affaire incestueuse que va s’articuler le récit, avec des voyages dans le temps à donner la migraine à un calendrier, ainsi que lors d’un procès retentissant qui aura de nombreuses suites.

Dans ce roman ample et singulier, beaucoup de personnages défilent au gré des époques évoquées. La trame est aussi ténébreuse que volontairement embrouillée, la pensée peut se perdre dans les allers et retours dans l’espace temps, mais aussi avec ces protagonistes qui ressurgissent du passé. Pourtant le plaisir est constant lors de la lecture tant l’atmosphère semble vraie, est en tout cas rugueuse et rurale. Elle peut être rapprochée d’un « Hauts de Hurlevent » d’Emily Brontë qui aurait fini par échouer sur les côtes écossaises de la trilogie de Peter May (écrite après le roman de Cooper).

Ce que l’on peut paradoxalement retenir de ce roman, ce ne sont peut-être pas tant les personnages – certains détestables - ou le scénario mais bien la description d’une grande puissance de la nature, du froid, de la neige, les masses liquides. Ces passages sont féeriques, l’auteur étant un immense peintre des grands espaces. Il dilue son histoire on ne peut plus sombre dans de petites perles narratives sur les paysages islandais, qui feraient parfois presque oublier le fil du récit. « Les rivières de ces plaines de sable étaient profondes, tumultueuses et terriblement froides ; et tenter de les franchir à gué revenait toujours à se mettre entre les mains de la providence. Qui savait comment avait changé le lit d’une rivière au cours des derniers jours écoulés depuis la dernière traversée ? ». Car à l’instar de l’intrigue, la nature évolue sans cesse, au gré des saisons, mais elle est loin d’être une alliée, elle-même faisant partie de la mort si présente dans le roman. Elle est hostile autant que libre.

L’écossais Dominic Cooper est le genre d’auteurs que j’affectionne tout particulièrement pour une raison simple : se discrétion a fait qu’il n’a publié que trois romans entre 1975 et 1978. Tous trois de toute beauté bien qu’au climat très différent. Cooper entra en piste avec ce chef d’œuvre qu’est « Le cœur de l’hiver » en 1975. 1977 voit la rédaction de « Vers l’aube », presque aussi réussi. C’est en 1978 qu’il arrête – déjà – sa carrière avec ce beau « Nuage de cendre ». Puis il s’éclipse. Comme les personnages de son ultime roman les uns après les autres. Il n’a rien publié par la suite, jamais. Comme pour « Vers l’aube », « Nuage de cendre » fut traduit magistralement par Céline Schwaller.

Dominic Cooper fut découvert sur le tard en France grâce aux éditions Métailié, en 2006. Les trois romans ont été édités en français dans l’ordre chronologique même s’ils n’ont rien à voir les uns avec les autres, à raison d’un tous les trois ans, puisque « Vers l’aube » sort en 2009 et « Nuage de cendre » en 2012. Cooper est un écrivain rare, car en plus d’avoir si peu écrit, il a créé une atmosphère redoutable, à chaque fois très différente, dans chacun de ses romans. Pourquoi s’est-il motivé à tout stopper presque du jour au lendemain ? Peut-être qu’après trois pareilles prouesses littéraire, un auteur a le droit de se dire qu’après tout il a déjà tout dit et qu’à l’avenir il se répèterait. En tout cas ruez-vous sur ses trois romans, peut-être encore plus les deux précédents que celui-ci qui pourrait fort décourager un lectorat n’ayant encore jamais croisé les phrases de l’écrivain. Découvrez « Le cœur de l’hiver » et faites-moi part de vos retours si jamais. D’autant que Métailié l’a réédité en 2022, cette fois-ci en version poche pour un prix modique.

« Les mouettes poussaient des cris excités au-dessus du fjord et la lumière du soleil tombait d’un ciel limpide. Une brise légère soufflait sur la grève et apportait le goût du sel jusqu’à mes lèvres. Audnir, mon foyer, se trouvait juste de l’autre côté de la colline… Mon Dieu, qu’il était bon d’être vivant ! ».

https://editions-metailie.com/

(Warren Bismuth)