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dimanche 25 mai 2025

Jacques PRÉVERT « Octobre »

 


On ferme ! C’est en effet la fin de la saison pour le challenge « Les classiques c’est fantastique » dirigé par Moka du blog Au milieu des livres, l’heure du bilan donc, de ces magnifiques cinq années. C’est d’ailleurs le thème du mois. Plus précisément, celui de revenir sur un thème que nous aurions loupé. Comme j'ai été absent des premiers défis de la saison 1, j'ai parcouru les themes abordés et suis tombé sur ce "Au théâtre ce soir" qui a réveillé ma lointaine jeunesse. Et comme mon livre choisi dépassait le coquet score de 500 pages (538 pour être précis), je profite de l’aubaine pour l’incorporer dans le nouveau challenge, toujours piloté par la même Moka, celui-ci intitulé « Quatre saisons de pavés » (ici le printemps), où chaque participant, dont Des Livres Rances se targue d’être l’un d’eux, présentera au rythme des saisons un livre de n’importe quelle forme, pourvu qu’il atteigne les fatidiques 500 pages. À l’honneur pour ce double challenge : Jacques Prévert et son groupe Octobre, pour le meilleur et pour le rire.

Nous tenons là, dans nos doigts tremblants (est-ce l’arthrite ou bien l’émotion ?) un petit chef d’œuvre du genre. Ce gros bébé joufflu rassemble l’intégralité des textes écrits par Jacques Prévert – du moins ceux retrouvés – pour le groupe Octobre, troupe théâtrale engagée ayant sévi en France entre 1932 et 1936, certes conduite par la plume de Prévert pour les textes, mais parfois épaulé par ses acolytes.

Octobre est une troupe qui succède de près à Prémices (« groupe de choc »), s’inscrit comme son prédécesseur dans la tradition agit-prop du théâtre. Un théâtre sulfureux, politique, irrévérencieux, libertaire, communiste (un peu trop acquis à la cause soviétique mais passons) et insurrectionnel. La plupart des pièces sont brèves, quelques pages, certaines sous forme de poèmes monologués ou de chansons. Un théâtre qui rend entre autres hommage à la Commune de Paris, qui reconstruit librement et sans courbettes de manière humoristique la naissance de Jésus Christ ou la bataille de Fontenoy, tout en collant à l’actualité, épinglant Hitler et les nazis sans une once de précaution.

Mais c’est avant tout un théâtre d’agitation prolétarienne révolutionnaire où sont évoqués les faits divers et les grèves d’ouvriers d’alors. « Un ouvrier c’est comme un vieux pneu… / Quand il y en a un qui crève, on ne l’entend pas crever ». Prévert et ses camarades prennent fait et cause pour le prolétariat, étrillent la bourgeoisie, l’aristocratie en des dialogues plus que savoureux. Le 14 juillet ?  Balivernes ! « c’est le quatorze juillet, il faut danser… / Nous dansons avec la vie chère / nous dansons avec la misère / avec la misère avec les huissiers / nous dansons devant le buffet / les huissiers emportent les buffets / on ne sait plus sur quel pied danser / Nous danserons sur le pied de guerre / puisque les crédits sont votés / trois milliards / trois mille millions de francs / pour la guerre ». Car Octobre est une troupe farouchement antimilitariste, antipatriotique et pacifiste.

Octobre nous invite à rire malgré ce « sourire de faux témoin », celui de l’ennemi. Au-delà, les sketchs de la troupe sont une intéressante radiographie de la France des années 1930, de celle de l’Europe. Radiographie évidemment tout ce qu’il y a de plus irrévérencieuse. « LE BOUFFON – Charade : Votre premier ministre est un imbécile. / (Rires… du roi). / Votre second ministre est un idiot. / (Approbation du roi). / Votre troisième ministre est un crétin. / Votre quatrième ministre est… / LE ROI, l’interrompant, - … une fripouille. / (Il rit). Mais quelle est la solution, bouffon ? / LE BOUFFON – La solution… Sire, vous êtes le roi des cons… ».

Certaines chansons d’Octobre traversèrent l’Histoire, étant reprises ultérieurement par divers artistes. Cette suite de brûlots dissidents témoigne d’une profonde solidarité prolétarienne, le groupe se donne en spectacle lors de grèves, de manifestations ou d’occupations d’usines, défend – mais toujours avec humour – les sardineries bretonnes (on pense ici à la brève épopée des sardinières de Douarnenez, les Penn-Sardin, en 1924), brocarde l’autorité et ses valets dociles « S’il y en a qui rouspètent on cogne dessus, c’est tout simple… », se fait joyeusement anticléricale, avec notamment ce curé dans « Suivez le druide » traité de « branleur de cloches », l’image est osée mais parlante, comme beaucoup de celles qui fleurissent tout au long de cette anthologie. Cervantès est repris à la sauce Octobre dans « Le tableau des merveilles ». « Dans ce pays le nom des villes et des villages est inscrit sur les girouettes au lieu d’être inscrit sur les bornes… On suit la flèche… mais le vent tourne… la girouette tourne et on est perdu à nouveau… C’est comme si les villes se sauvaient… Impossible de mettre la main dessus… ».

Les meilleures choses ont une fin, et Octobre ne va pas tarder à se saborder. En effet, « L’humanité » du 16 mai 1935 annonce « M. Staline comprend et approuve pleinement la politique de défense nationale faite par la France pour maintenir sa force armée au niveau de la sécurité » (Octobre avait joué en 1933 à Moscou devant Staline). Pour un groupe aux accointances communistes mais surtout antimilitaristes, c’est le coup de pied de l’âne. Des dissensions apparaissent avec un Prévert peut-être plus tourné du côté de l’anarchisme, qu’il revendiquera toute sa vie.

Bref retour de la troupe en mai 1936 devant le Mur des Fédérés du Père Lachaise pour commémorer – une fois de plus – l’anniversaire de La Commune. Mais aussi pour défendre les nouvelles grèves et occupations d’usines suite à la récente élection de Léon Blum à la tête de l’Etat français. Mais c’en est bien fini du groupe.

En annexes sont proposés des textes d’Octobe non datés ainsi qu’une petite biographie de Prévert par le prisme du groupe et ses retentissements ultérieurs. Sont incorporés des articles d’époque sur la troupe, la plupart peu tendres (cependant Antonin Artaud livre un article dithyrambe). Dans celle-ci évoluaient quelques acteurs et autres "vedettes" qui ne vont pas tarder à faire leur place : Raymond Bussières, Maurice Baquet, Sylvia Bataille (femme de Georges Bataille puis de Jacques Lacan), Jean-Paul Dreyfus (futur Jean-Paul Le Chanois), Marcel Duhamel (futur créateur de la prestigieuse Série Noire de Gallimard) et autre Marcel Mouloudji.

Ce qu’il faut retenir du théâtre libre d’Octobre, c’est son engagement, son antimilitarisme, son internationalisme, son antifascisme frontal, son communisme lorgnant du côté des libertaires (bien qu’aussi, hélas, vers un Moscou Stalinien), mais aussi sa drôlerie permanente, même sur les sujets les plus sérieux. Octobre ne pouvait durer qu’un temps, ne pouvait que se dissoudre à brève échéance. Restent ces textes de Prévert pour joyeux lurons, sulfureux, tranchants et diablement efficaces, où une image éclaire toute une période. Sous-titrée « Sketches et chœurs parlés pour le groupe Octobre 1932-1936 », cette anthologie parue en 2007 est une vraie baffe à l’ordre et à la notion de patrie.

« Le tricolore au bout d’une perche / Le tricolore à la boutonnière / Le tricolore à la braguette / Comme ils sont beaux à voir, le tricolore au suspensoir // Ecoutez la jeunesse dédorée qui crie d’une voix de châtré / La France aux Français… La France aux français… / C’est l’écume du quartier latin / La jeunesse des écoles du crime… / Bête comme ses pieds… fière comme un pape / Sourde comme Maurras / Elle a dans ses oreilles du coton tricolore / Et les seuls cris qu’elle sait pousser / Sont des derniers cris de mort… ».

 (Warren Bismuth)






6 commentaires:

  1. J'avoue n'avoir jamais vraiment trop regardé du côté du théâtre avec Prévert. Ravie que tu l'évoques ici pour clore cette 5e saison. Prêt pour la 6e ?

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    1. Des Livres Rances26 mai 2025 à 12:02

      Oui, dans les starting-blocks, j'attends fébrilement l'annonce des thématiques, le suspense est à son comble !

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  2. Avec toi, pas de déception, on est toujours dans la chronique du livre que personne ne pensait lire et qui pourtant est intéressant. Merci d'avoir mis la lumière sur ces textes que je ne connais pas pour ma part.

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    1. Des Livres Rances27 mai 2025 à 13:34

      Un must à mon sens, et le jalon de toute une époque.

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  3. L'ourse bibliophile9 juin 2025 à 07:55

    Un ensemble de textes qui semble passionnant à découvrir, avec un esprit qui me séduit... Oserai-je un jour me plonger dans ce pavé dramaturgique ?

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    1. Des Livres Rances9 juin 2025 à 08:48

      Je te le souhaite, c'est une belle aventure littéraire.

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