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mercredi 25 juin 2025

Marie-Hélène LAFON « Vie de Gilles »

 


Deux textes, comme deux nouvelles, mais plutôt comme le prolongement du court roman « Les sources » que l’autrice a fait paraître en 2023. Gilles, c’est le frère cadet de Claire et Isabelle, les personnages de « Les sources ». Il a alors une dizaine d’années et suit les traditions dans un monde isolé, ce Cantal rural de la seconde partie du XXe siècle, pas très loin du sud du Puy-de-Dôme. Parmi ces traditions, le sempiternel cursus chrétien, le catéchisme, enseigné par une certaine Nini, celle qui « pue du goulot » et parle à ses lapins.

Au nord du Cantal, près de Condat où coule la Santoire, vit un monde cloisonné, fermé à toute approche mais aussi à tout rêve, un monde fait de bêtes de ferme et de tous les événements en résultant : « Il garde ça pour lui et ne peut s’empêcher de penser à la peau des petits veaux morts ; il sait comment son père et Félix la prélèvent sur le cadavre et la posent ensuite sur le dos d’un autre veau vivant pour que la mère du veau mort accepte de lui donner son lait. Il faut faire vite, l’odeur ne doit pas se perdre, c’est une question d’odeur ». Un monde cruel ignorant sa propre cruauté. Vient un enterrement en hiver, celui d’un père. « Le père meurt toujours en hiver ».

Chronique rurale du temps passé mais contée au présent. Si le premier texte est celui de « La confession » d’un jeune garçon dans une région semi montagneuse oubliée, « Cinquante ans » a lieu quatre décennies plus tard. Même lieu, même ambiance. Une vie toujours figée là-bas, là-haut, dans ce département rural, en vase clos, comme si rien n’avait bougé, ni les esprits ni les mœurs. Claire, elle, a quitté sa terre natale pour s’émanciper à Paris. Elle revient dans la ferme lors de vacances. Elle a onze mois de plus que Gilles, « Si elle avait été un garçon, son frère ne serait pas né ». Car il fallait ce garçon pour faire tourner la ferme et enfin pour prendre la suite des « vieux », les parents. Et Gilles l’a fait malgré son profond mépris pour le père.

Ce qui a changé dans le coin, ce sont les administrations des fermes. Alors que la plupart des enfants sont partis, le manque de main d’œuvre s’est fait sentir, il a fallu regrouper des terres et des bâtiments. « Elle sait aussi que les personnes meurent, les gens, les hommes et les femmes, les familles et parfois les maisons, les bâtiments, mais pas les prés, ni les bois, ni les chemins, qui changent de mains et deviennent autre chose, de mieux ou de moins bien, mais ne disparaissent pas, pas encore ». Disparitions parfois effectives par des suicides, on ne sait pourquoi dans ce monde taiseux, mais on se doute…

Ecriture froide mais ronde et poétique, elle dévoile savamment le quotidien de paysans restés dans un autre âge, elle évoque aussi ce que l’autrice a elle-même connu, sur ces mêmes terres, elle qui a également choisi Paris pour but, pour point de chute. Dans ses textes, pas de sentiments, un peu comme dans les vies qu’elle dépeint avec exactitude, précision et recul. L’œuvre de Marie-Hélène Lafon est une grande fresque, une immense galerie de tableaux du terroir auvergnat. Quant à Claire, elle a évolué, en un sens elle a réussi alors que le frangin, Gilles, est resté le même, les deux pieds plantés dans la même terre. Il est peut-être resté l’image du primitif.

J’ai mis très longtemps à m’attaquer au travail de Marie-Hélène Lafon, sachant que j’y trouverais quelques bribes de souvenirs personnels et n’ayant peut-être pas l’envie ou la force de me retourner et d’affronter ces images. J’ai franchi le pas assez récemment, pour finir par avaler plusieurs ouvrages. J’ai revu ce que je craignais revoir, mais à l’instar de l’écriture de l’autrice, j’ai enfin pu le faire avec un certain détachement. Et le verdict est sans appel : Marie-Hélène Lafon est une grande conteuse, une grande autrice de l’évocation de l’autre, elle peut être vue comme une sorte de miroir rural et rustique de Annie Ernaux, ses textes sont riches d’enseignements et dépeignent fidèlement une vie, une période, une région. Et si j’ai lu plusieurs de ses livres avant de décider de me lancer ici, c’est peut-être aussi par peur de ne pas rendre fidèlement le travail accompli, une peur d’un possible manque de recul, d’objectivité. En tout cas aujourd’hui je sais que je reviendrai vers Marie-Hélène Lafon.

« Vie de Gilles » est paru en 2025 aux éditions du Chemin de Fer, il restera comme un des beaux textes de cette année car, si « Les sources » m’avait un peu laissé sur ma faim, celui-ci, qui par ailleurs peut se lire indépendamment de son aîné, m’a conquis par ses images, peut-être plus fortes, peut-être plus à même de hanter. Il est accompagné des peintures de Denis Laget, faisant de cet ouvrage un vrai et beau livre d’artiste. D’ailleurs Marie-Hélène Lafon participe régulièrement à des projets de cet acabit, et nous ne sommes jamais déçus.

https://www.chemindefer.org/

 (Warren Bismuth)

2 commentaires:

  1. Après quelques rencontres ratées avec cette autrice, j'avais décidé de ne plus la lire mais je change doucement d'avis et tu m'y incites aussi avec ce beau billet.

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    1. Des Livres Rances26 juin 2025 à 13:07

      J'avais sans doute quelques a priori mais je suis heureux de m'être enfin lancé !

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