Recherche

dimanche 30 mars 2025

Toni MORRISON « Délivrances »

 


Le challenge mensuel « Les classiques c’est fantastique » piloté avec maestria par le blog Au milieu des livres propose un thème unique ce mois-ci : l’autrice Toni Morrison. Pour Des Livres Rances, le choix est forcément vite fait puisque en 2015 paraissait l’ultime roman de Toni Morrison qui a pour nom… « Délivrances » ! Le hasard n’existe pas.

Lula Ann est née noire, mais de deux parents blancs, métis pour être exact. Le père quitte le foyer familial à la simple vue de sa fille tandis que la mère, la mort dans l’âme, s’en occupe, tout en la détestant uniquement pour sa couleur de peau qu’elle ne supporte pas. D’ailleurs, Lula Ann n’est pas autorisée à appeler sa mère « Maman », mais « Sweetness ». Adulte, Lula Ann devient Bride, comme pour effacer son douloureux passé. Elle a réussi sa carrière professionnelle, est devenue directrice d’une entreprise de cosmétiques. Mais son conjoint Booker l’a quittée.

Enfant, Bride (Lula Ann donc) a dénoncé une institutrice qui, dit-elle, avait abusé de petites filles. Sofia Huxley, la coupable, a fait plusieurs années de prison. Quand elle sort, Bride la prend en pitié, cherche à l’aider… et se fait passer à tabac par la même Sofia et en reste bouleversée et traumatisée. Elle se confie à son amie Brooklyn qui, rapidement, cherche à connaître la vérité. Bride lui a évoqué un viol…

Roman polyphonique où tour à tour des femmes ainsi que la narratrice prennent la parole : la mère Sweetness tout d’abord, suivie de Bride, puis de Brooklyn, avant que Sofia ne s‘exprime à son tour. Chacune raconte son histoire. Pour Bride il s’agit bien sûr de traumatismes suite au racisme ambiant en vigueur aux Etats-Unis, avec des lois Blanches pour les Blancs, des lois où les noirs sont défavorisés, discriminés voire persécutés.

Lorsque la narratrice s’empare de son temps de parole, c’est en partie pour dépeindre l’itinéraire de Booker, l’homme qui a quitté Bride. Alors tout s’enchaîne, s’imbrique. Il est hélas impossible de dévoiler quoi que soit de cet assez bref roman sans vous en gâcher la lecture. C’est un texte purement étasunien qui en raconte la violence raciale à la fin du XXe siècle et au début du XXIe, violence de la population mais aussi celle des dirigeants, des gouvernants. Bride a souffert plus qu’à son tour, et malgré son succès professionnel (elle évolue dans un milieu plutôt bourgeois) elle reste cette femme noire, meurtrie car non désirée ou en tout cas pas avec cette couleur de peau. Non désirée par la société, mais aussi par ses propres parents.

« Booker l’interrompit. ‘Scientifiquement, il n’existe rien de tel que la race, Bride, donc le racisme sans race est un choix. Enseigné, bien sûr, par ceux qui en ont besoin, mais c’est tout de même un choix. Les gens qui le pratiquent ne seraient rien sans lui’ ».

Toni Morrison (1931-2019) achève son œuvre par ce roman simple et limpide où on sent qu’elle y a mis une part d’elle-même. Roman juste et vite lu, il est une pièce, comme son autrice, de la longue et nécessaire littérature noire étasunienne. Et même s’il ne laissera pas forcément de trace à long terme, il est agréable à lire et à déguster.

 (Warren Bismuth)



mercredi 26 mars 2025

SÉVERINE « L’insurgée »

 


La sulfureuse Séverine, née Caroline Rémy en 1855 (et morte en 1929), est issue d’une famille bourgeoise. Femme complexe, amie de Jules Vallès, elle tente de se suicider en 1880. Toute sa vie elle lutte contre l’oppression, les inégalités, se dresse pour les figures réfractaires de son époque. Ses relations ne sont toutefois pas toujours celles de la société purement révolutionnaire, ainsi elle gardera une tendresse insubmersible et même une admiration pour le général Boulanger, ce dont ses camarades lui tiendront rigueur. Libertaire et irrévérencieuse, elle profite de la grande qualité de sa plume pour écrire des articles parfois séditieux en tant que journaliste. Dans ce recueil, ce sont 45 d’entre eux (sur plus de 6000 qu’elle a produits !), rédigés de 1886 à 1921 qui constituent une « autobiographie journalistique ».

Séverine a repris – brièvement – le journal « Le cri du peuple » lancé par Jules Vallès. Dans celui-ci, mais aussi dans d’autres périodiques, pas toujours ancrés à gauche, elle signe des articles au vitriol ou emplis de tendresse, notamment sur des figures du mouvement révolutionnaire d’alors. Elle rend par exemple un hommage appuyé aux quatre pendus anarchistes de Haymarket (Etats-Unis) exécutés en 1886 (auxquels on doit la fête internationale du Premier Mai). « L’exécuteur les a saisis. La corde ignominieuse s’est nouée autour de leur cou, les trappes ont joué – et les quatre corps se sont balancés dans l’espace, comme quatre grands battants de cloche sonnant le tocsin des représailles dans l’air épouvanté… ».

Les textes rassemblent des biographies succinctes mais néanmoins profondes de militants, souvent anarchistes : Auguste Vaillant, Jean Grave, Ravachol, Jean-Baptiste Clément, Francisco Ferrer (condamné à mort, il sera exécuté quelques jours après la parution de l’article de Séverine), Jules Bonnot (qu’elle mitraille sans fioritures), Louise Michel, etc. Si elle peut être qualifiée de rassembleuse, il n’en reste pas moins qu’elle attaque des figures majeures de son époque, notamment Jules Ferry, sur lequel elle écrit une courte nécrologie particulièrement véhémente.

Séverine n’a pas la langue dans sa poche, même si elle ne s’est pas affranchie de ses racines bourgeoises qui ressortent dans quelques réflexions purement aristocratiques. Elle s’insurge contre la condamnation d’un livre antimilitariste de 1889 de Lucien Descaves, « Sous-offs », signe parfois ses articles d’un seul prénom : Jacqueline, ou encore Renée. Quelques-uns de ses textes apparaissent dans le Gil Blas.

Séverine, bien que ne se revendiquant pas féministe (elle s’en explique), défend l’I.V.G. dès 1890. Militante, elle revient sur l’odieuse tuerie de Fourmies du 1er mai 1891 (neuf morts). Séverine n’est pas pour la violence de classe, du moins pas la violence physique, se classe plutôt du côté des pacifistes, condamnant les bombes lancés par ses camarades : « Il me semble que je suis arrivée à un carrefour empli de ténèbres : que toute clarté s’est éteinte, en moi comme au-dehors ; que la fumée de ces bombes, abattant des femmes, des enfants, en voilant de deuil le soleil, a fait la nuit sur tous mes espoirs, toutes mes vaillances, toutes mes convictions ! Et je trébuche dans cette opacité affreuse, les mains en avant, les pieds tremblant de heurter quelqu’une des victimes dont les cris me déchirent le cœur ! Où est ma route ? Quel est mon chemin ?... ». Si Séverine peut douter, elle repart pourtant toujours à l’assaut avec sa plume puissante et redoutable.

Dans une guerre sociale enclenchée, elle prend partie pour les travailleuses. Mais elle défend aussi la cause animale, fustige la devise « Liberté, Egalité, Fraternité » ainsi que la colonisation. Elle est de toutes les justes causes. En infatigable militante, elle rejette, dénonce, défend. Le dernier article proposé dans cette anthologie porte sur Louise Michel, et la boucle est bouclée.

Séverine adhère au Parti Communiste Français en 1921, mais elle s’en écarte rapidement pour reprendre sa liberté. Elle n’a de cesse de rebondir sur l’actualité, contre l’oppression sociale. Anarchiste, elle prend pourtant parfois position pour les adversaires de ce mouvement, tout en expliquant son choix.

Ce livre, paru en 2022 dans la formidable collection Lampe-tempête des éditions L’échappée, est une manière fort originale d’approcher le travail et la pensée d’une contestataire libre, non inféodée, féministe souhaitant garder un ton d’indépendance. Si elle est un personnage un peu oublié de nos jours, ce recueil lui rend enfin justice.

https://www.lechappee.org/collections/lampe-tempete

(Warren Bismuth)

dimanche 23 mars 2025

Arno CAMENISCH « Ustrinkata »

 


Ce court roman loufoque est extrait du « Cycle grison » fort de trois brefs volumes, cycle dont chaque titre peut se lire indépendamment. Arno Camenisch redonne vit à toute une population rurale montagnarde vivant dans le canton des Grisons, le seul de Suisse où la langue romanche est encore pratiquée, ce qui aura son importance lors de la lecture de la trilogie.

« Zer ner », le premier volet, revenait sur le travail paysan proprement dit, fort de quelque 300 instantanés sur la vie à la ferme, non sans humour et dérision, mais dénué de dialogues. « Derrière la gare » est quant à lui le regard posé par un jeune enfant sur la vie des adultes de son village, avec cette écriture si particulière, ces mots déformés, « infantilisés », et une immense pétillance doublée d’une fausse innocence, le tout servi encore par l’humour généreux et communicatif de son auteur, ainsi que les nombreuses situations cocasses. Mais arrêtons-nous sur le troisième volume, « Ustrinkata », peut-être le sommet (montagneux) de ce cycle.

Dans un village grison, l’Helvezia est un bar de proximité tenu depuis soixante ans par la Tante (par ailleurs tante du jeune narrateur de « Derrière la gare »). En ce lieu haut et en couleurs, il est fortement déconseillé de boire de l’eau sous peine de se faire houspiller. Chaque geste des habitués est savamment scruté et comme décortiqué, en une langue verte, populaire, voire dialectique. Arno Camenisch redonne vie à un monde semblant englouti, à une atmosphère unique et surannée. Les piliers de l’Helvezia sont à eux seuls des personnalités, d’un pittoresque vrai.

Ici l’on se souvient du fameux éboulement de 1927 qui avait englouti un village, tandis qu’on engloutit les verres à un rythme soutenu. Chacun y va de son commentaire entre deux bouffées de cigarette, un jadis lointain et brumeux car « Regarder ça veut pas dire forcément qu’on voit ». Dans un lieu clos où les mouchoirs sont des torche-morve, les langues sont bien pendues et l’air enfumé, les ivrognes gouailleurs ne laissent aucun répit à la Tante qui doit être sur le front sans arrêt pour les servir.

La puissance du récit est dans l’écriture qui restitue à merveille des expressions typiquement suisses, des mots oubliés, et même des bouts de phrases empruntés au romanche, dans une immense farce parfois sinistre lorsque les convives se souviennent des trépassés, auxquels d’ailleurs ils rendent hommage par des tournées ponctuées de « Viva ». Le dialogue est ininterrompu et même Arno Camenisch semble avoir bien du mal (mais en toute maîtrise) à trouver une ouverture pour décrire une scène.

La Tante garde les coupures de journaux d’époque pour prouver la date exacte d’un événement passé dans le village ou à proximité. Car ici on vit en vase clos, loin des villes et de leur tumulte, on prend le temps, sauf pour finir un verre. Et ces moments forts peuvent être de toutes petites historiettes apparemment sans importance mais qui font la vie et le sel d’un village : « Mais après, une fois qu’on l’avait enterré, la tombe elle avait été refermée, l’était toute couverte de jolies couronnes et des fleurs qu’on avait mises dessus, tout joli tout beau, quand là on remarque qu’on avait enterré le maître avec son salaire. Pardi, son salaire, dans la poche de sa veste qu’il l’avait. Alors y a plus eu le choix que de ressortir le maître de sa tombe pour le repiocher dans la poche de son veston ».

Des habitants sont partis ou vont partir à l’étranger, d’autres sont morts mais pas oubliés car les traditions n’ont pas de prix, y compris celles de la longue cérémonie à la divine chopine. Et interdit de passer outre ! « C’est quoi ce carnaval, tu acceptes ça dans ton bar toi, un qui boit pas, tu peux pas imposer ça aux autres hein, je te dis ça me rend nerveux quand il boit pas ». L’écriture est tassée, car il faut partager le maximum de situations en un minimum de place, de temps, c’est ainsi que Arno Camenisch réussit une véritable prouesse stylistique.

Trilogie verte et dépaysante où les points d’interrogations ont été bannis même après une question, ce « Cycle grison », s’il est dominé en mon sens par ce « Ustrinkata », est à lire devant une chopine à la terrasse d’un bistrot. Rendons ici hommage au travail exceptionnel de traduction signé Camille Luscher, tant il fut sans doute difficile de restituer ces expressions, cette gouaille, ces inventions de mots (je pense à l’admirable quasi novlangue de « Derrière la gare »), ces expressions paraissant à première vue intraduisibles. En France la trilogie fut publiée en seulement quelques mois et en de splendides couvertures en 2020 par Quidam éditeur qui offre ici trois textes parmi les plus beaux de tout son catalogue. Viva !

https://www.quidamediteur.com/

(Warren Bismuth)

mercredi 19 mars 2025

Julie GILBERT « On disait les Indiens »

 


Texte hybride, entre poésie libre et performance théâtrale (il fut d’ailleurs joué sur les planches), il peut aussi être lu comme un témoignage historique au vitriol. L’autrice Julie Gilbert, franco-suisse, a vécu une vingtaine d’années au Mexique où elle a côtoyé les nations autochtones.

 

La narratrice de ce magnifique texte, une anonyme mais qui pourrait fort bien être un double de l’autrice, se rend au Nord du Mexique tout près de la frontière états-unienne, avec sa mère après qu’elles aient quitté le pays quarante plus tôt après y avoir séjourné six mois. La narratrice n’y a plus de souvenirs, elle n’avait alors qu’un an. Elles sont de descendance Yaqui, une tribu de la région, implantée près de Sonora. C’est là-bas que les légendes renaissent.

 

La narratrice et sa mère revoient un village (celui où elles ont vécu) vieilli et baignant dans son jus. « Et c’est comme si ce qu’on était venu chercher / S’était volatilisé / Effacé / Que tout ça n’avait pas eu lieu / Que tout cela appartenait définitivement au passé / À nos mémoires de femmes blanches / À nos mémoires de femmes étrangères ».

 

Texte révolté comme clamé en un seul souffle, il dénonce l’injustice devant le sort qui fut réservé aux autochtones par les Blancs, en particulier près de ces terres où les deux femmes retournent. Description d’un paysage pollué par des usines états-uniennes implantées là et pompant l’énergie des femmes qui travaillent, les déshumanisant, et puis ces gazoducs traversant les terres Yaqui de part en part, terres prêtées contre quelques billets aux populations locales. Les Yaqui étaient redevenus propriétaires de leurs terres en 1937 mais devant l’urgence financière, ils ont dû se résoudre à les louer. Aux Blancs. Dans cette région poussent aussi les casinos, les jeux d’argent sont un triomphe.

 

Au départ, la narratrice envisageait de tourner un film sur la spiritualité des peuples autochtones, mais eux ne désirent pas échanger sur ce thème qu'ils gardent jalousement pour eux. Leur spiritualité, ils ne désirent pas la confier. La narratrice reprend la route à plusieurs reprises. Diverses étapes dans de petites villes isolées d’altitude où l’empreinte capitaliste est pourtant clairement visible jusque dans les réserves Indiennes, même si d’évidence une résistance anti-états-unienne subsiste.

 

Arrêt à Window Rock, siège du gouvernement Navajo, l’occasion pour Julie Gilbert de rappeler que ce terme de navajo fut inventé par les Blancs, les autochtones se définissant de leur côté comme Dinés (le peuple). Dans les réserves, dans les bourgs comme partout, alcool, drogues hallucinogènes font des ravages. Le Blanc a encore réussi sa mission de destruction, d’anéantissement. « Cannibale enragée / Mangeant l’Indien / Mangeant tout / Mangeant ses terres / mangeant son corps / Notre cannibalisme ne semble pas avoir de fin / Et maintenant, nous voilà / En troupeau ».

 

Retour sur le traité de Fort Laramie de 1868, attribuant les Black Hills aux nations autochtones. Mais très vite les Blancs se sont rendu compte que le sol renfermait de grandes quantités d’or. D’où la révision du traité. Retour sur les pensionnats religieux qui ont « éduqué » les jeunes Indiens, les ont rendus à l’état d’esclaves, par la violence, le viol. Le tout est ponctué de chants et contre-chants. En peu de pages, Julie Gilbert retrace par des images fortes tout le calvaire du peuple autochtone au fil des générations. Des portraits de résidents croisés sont brossés, ils sont beaux, vrais.

 

Ce livre engagé est une vraie belle surprise, contant avec colère mais tendresse, violence mais poésie, la destinée des Dinés et Navajos qui, comme toutes celles des nations premières, est une tragédie extraordinaire. Le texte fut écrit puis mis en scène en 2018. La version papier, ici présentée, est parue en 2024 aux éditons Passage(s) (devenue Passage(s) et traverse(s) ???) et vaut le détour par la mine d’information qu’elle renferme et le profond respect qu’elle dégage.

https://www.passages-et-traverses.com/

(Warren Bismuth)

dimanche 16 mars 2025

Jim HARRISON « Métamorphoses »

 


Notre Moka nationale du blog Au milieu des livres vient encore de frapper, avec un tout nouveau challenge intitulé « Quatre saisons de pavés », où la règle est simple mais redoutable : présenter sur une année, chaque trimestre, c’est-à-dire chaque saison, un livre de plus de 500 pages. Malgré mon insolent travail de chroniques à rédiger, j’ai opté pour une participation à ce challenge, étant admiratif du travail qu’accomplit Moka depuis maintenant des années (elle est notamment la cofondatrice du challenge mensuel « Les classiques c’est fantastique » pour lequel elle réalise notamment des visuels à tomber par terre, c’est d’ailleurs aussi le cas pour le présent défi). Pour ma première participation (hiver donc, si vous avez bien noté), ce ne seront pas 500 pages, même pas 700, ni 900 mais bien 1150 au menu, pour une anthologie récemment parue, l’une des plus belles que l’on puisse espérer dans une vie de lecteur : « Métamorphoses » de Jim Harrison (1937-2016).

Jim Harrison a eu très vite la réputation d’écrivain misogyne, machiste, plaçant dans ses histoires des femmes caricaturales. Jusqu’à la naissance de « Dalva » en 1988, brillant roman d’une femme libre, où Harrison explique s’être mis à la place d’une femme pour écrire ce long récit. Dès lors, il reviendra ponctuellement sur ces portraits féminins états-uniens forts, cette gente féminine  provoquant son destin. C’est ce thème que met brillamment en valeur la collection Quarto de chez Gallimard, proposant une sorte d’anthologie de la femme chez Big Jim.

La plupart des textes présentés ici sont connus du lectorat assidu de l’auteur. « Dalva », bien sûr, ce puissant roman d’une femme déterminée, l’un des plus réussis, des plus sensoriels, des plus mélancoliques de l’écrivain. Sa suite, « Retour en terre », écrite dix ans plus tard, suite ou plutôt juxtaposition de l’histoire (ici republiée), avec cette fois-ci les événements vus par le grand-père puis le fils de Dalva qu’elle a abandonné à la naissance.

Durant sa carrière Jim Harrison a surtout été connu pour ses novellas. Ici ce sont quatre d’entre elles que nous avons le loisir de (re) lire. « La femme aux lucioles » est parue en 1990 (1991 pour la France) dans le recueil éponyme comportant trois novellas. Cette femme, c’est Claire, atteinte d’une maladie et se sachant condamnée. Mariée à un antisémite, elle discute philosophie avec son docteur attitré. Elle avoue une fascination pour Dostoïevski qu’elle découvre. « Julip » est issue du recueil du même nom. Comme pour le recueil précédent, celui-ci (de 1994, traduit en 1995) renferme trois novellas. Bobby, le frère de Julip, a frappé trois hommes qui tentaient d’abuser d’elle, il est incarcéré au moment où s’ouvre le récit.

« Epouses républicaines » est une novella parue originellement dans le recueil en comptant trois, « L’été où il faillit mourir » de 2005 (2006 pour la traduction). Dans ce texte polyphonique, ce sont trois vibrants portraits de femmes qui sont au menu avec comme fil directeur un homme, qui fut amant des trois, qui chacune à leur tour prennent la parole pour se confier sur leurs mariages respectifs ratés. Quant à « La fille du fermier », novella extraite du recueil « Les jeux de la nuit » (2010, traduit en 2011), c’est peut-être la plus réussie des quatre novellas, d’ailleurs les professionnels ne s’y sont pas trompés puisque c’est la seule qui fut éditée à part, isolée en livre de poche. La fille du fermier, c’est Sarah, adolescente dont la famille part s’installer dans le Montana. Là, sa mère quitte le foyer pour rejoindre un homme tandis que Sarah va être victime d’abus sexuels. Superbe destin d’une femme décidée à vivre sa vie, établir sa liberté, et accessoirement régler quelques comptes.

La suite de cette anthologie sera à scruter particulièrement, puisqu’il s’agit de brefs textes inédits sur une grosse quarantaine de pages, toujours en rapport avec la Figure de la femme, c’est tout le piquant du livre. « Wendigo I » est un projet de film de 1977, quelques pages où une Indienne enseignante, dans un climat fantastique et onirique, veut renouer avec les coutumes ancestrales de son peuple après qu’elle se soit « occidentalisée ». Puis vient « Wendigo II », non daté, même projet, texte similaire mais plus détaillé. « Béatrice » fut écrit vers 1986 et rend hommage aux célèbres actrices de cinéma. Il est bon de noter que ces trois reliquats de textes furent écrits avant « Dalva ». Vient « Big women » de 1990, projet avorté d’une novella loufoque. « Des femmes nues dansent » de 2001 est un hommage aux lieux de strip-tease, un peu loin de l’image de la femme que désirait enfin donner Harrison qui ici retombe parfois dans la facilité. Ce texte a été remanié avant de paraître dans le récit de vie « En marge » (2002, traduit en 2003).

Le recueil se poursuit avec un texte de 2003 sans titre, une page et un vibrant hommage au poète Francisco Hernández par le prisme d’une femme. « Père et fille » est une fiction de 2004, texte un peu plus fouillé que les autres inédits, où un homme qui a fait de la prison, divorcé depuis que sa fille avait 10 ans, aimerait qu’elle vienne enfin le rejoindre dans le Montana. Survient le puissant et bref poème féministe « Femmes en colère » de 2006. Le recueil se clôt sur « La femme blanche la plus rapide du monde ».

Mais avant tout ceci, il ne faut pas omettre le début de cette anthologie. Une belle préface de Brice Matthieussent tout d’abord, le traducteur attitré de Jim Harrison en français depuis les années 1980, préface où il rend hommage au bonhomme qu’il a bien connu. Puis le tant attendu « Vie et œuvre », un classique de la collection, soit une copieuse biographie agrémentée de très nombreuses photos, un régal absolu. Juste avant l’inclusion de « Dalva » vient un texte de 1999, « Première personne du féminin singulier » où Harrison explique son côté féminin et son désir de tenter de se mettre à leur place pour écrire leur vie. Ce texte parut en 2021 dans le livre « La recherche de l’authentique ».

Autant dire que pour les obsessionnels de Big Jim, il y a peu d’inédits, quelques dizaines de pages dans un volume en comportant 1150. Mais c’est aussi et surtout l’opportunité de relire ses romans et novellas dressant de superbes portraits de femmes, qui font que la misogynie supposée de Harrison explose à la lecture de ces pages, même s’il reste bien entendu quelques réflexions ou « oublis » machistes et pas mal de regards très appuyés sur une paire de fesses. Harrison a accédé à une grande renommée grâce à « Dalva », ce roman ample qui rend hommage à la femme en général, récit d’une beauté éclatante, qui entraîne tous les autres dans son sillage pour un recueil indispensable, et peut-être pour un lectorat resté sur sa faim après les saillies misogynes de l’auteur, une belle façon de redécouvrir son œuvre, mais aussi et surtout l’homme et sa sensiblerie exacerbée qui ruisselle tout au long des ces pages. Le recueil est paru en tout début d’année, il en sera l’un des moments marquants.

« Les femmes que nous avons maltraitées ont bien raison de ne jamais nous pardonner ».

(Warren Bismuth)





mercredi 12 mars 2025

Ariadna CASTELLARNAU « Brûlées »

 


Surprenant texte ! Sentiment premier d’un recueil de nouvelles, puis l’esprit se brouille, se questionne. Est-ce plutôt un roman ? Ou des fragments, une suite sans logique, des papiers épars ? Il faudra attendre la fin du récit pour que la lumière soit (en partie) faite.

Après une catastrophe d’ampleur (appelée « le mal »), un monde tente de survivre, héritier de l’ancien, ou plutôt du nouveau monde. Du désastre ayant plongé la terre dans le chaos, nous ne saurons rien. Des habitants des villes partent se réfugier à la campagne ou dans les bois, pour certains il s’agit d’un retour ainsi que d’un souvenir de l’enfance. Dans un climat post-apocalyptique, des femmes prennent leur destin en main, au risque d’abandonner leurs enfants qui devront être livrés à eux-mêmes.

Des cadavres, certains encore vivants mais cadavres tout de même, des humains transformés en animaux, plus grand-chose ne subsiste. Les objets rescapés de « l’avant » sont pillés, la fin semble proche. Même l’or de ne vaut plus rien. C’est un monde redevenu moyenâgeux, la technologie a complètement disparu, seule la survie compte. Les habitants que nous suivons n’ont aucune nouvelle du reste du monde, ils évoluent en vase clos, cherchant pour certains une petite place pour mourir.

Les chapitres sont comme des instantanés d’une vie terrestre à l’agonie, des loques surgissent de nulle part, et les Prieurs sont partout. Ce sont des errants qui n’ont plus rien pour vivre. Ils marchent sur leurs genoux et réclament de l’aide. Mais comment en obtenir car les mieux portants sont également malades, faibles et affamés ?

« Le ciel s’obscurcit et s’éclaircit à mesure que les rafales dispersent les nuages ici et là. Peut-être pleuvra-t-il plus tard, ou peut-être ne tombera-t-il pas une seule goutte d’eau de tout le prochain mois. Les cendres des incendies saturent le ciel en provoquant des changements de temps radicaux ». Car incendies il y a eu. Un peu partout. Les villages alentour sont encore fumants.

Et incendies il y aura, car les familles commencent à dresser des bûchers, de vêtements, de jouets, de vieux objets, du monde d’avant, comme s’il fallait en faire disparaître tout témoignage par le feu, dans une société dynamitée ou même un simple « ça va ? » demande une longue réflexion.

« Alors elle sentit la présence du garçon dans son dos et s’arrêta brusquement. Elle voulait lui expliquer qu’elle ne pouvait pas l’emmener. Que le salut était individuel, que le monde qui s’annonçait était aussi dur que ça. Mais elle qui avait vécu loin ne dit rien. L’enfant devrait apprendre tout cela tout seul, si jamais il survivait ». Et si ce monde-là n’était pas si éloigné du nôtre ?

Le talent de ce texte est dans son opacité. Non seulement l’autrice laisse planer le doute sur les causes de la catastrophe, mais elle ne donne aucune indication géographique et très peu d’indices pour délimiter « l’avant », stoppé par « le mal ». On ne saura pas grand-chose des personnages qu’elle met en scène dans un paysage étouffant, déshydraté, vidé de sa substance. Une série de brèves nouvelles ? Tout l’indique jusqu’à la réapparition de certains protagonistes, et là tout s’imbrique intelligemment, comme un puzzle en pleine construction, avec de petites touches concernant des scènes déjà évoquées, et qui reviennent, contées par d’autres lèvres. Pour le reste, Ariadna Castellarnau n’explique rien, laissant libre cours à notre propre imagination, nous laissant carte blanche pour imaginer le passé.

Roman intimiste bien qu’il traite de l’état de notre planète toute entière, il est peuplé de zombies mais aussi de personnages plus forts, les femmes notamment, car les hommes se sont écroulés sous leurs médailles, leurs acquis, et ce sont les femmes qui désormais pilotent l’avenir. C’est ainsi que « Brûlées » peut être vu comme un roman féministe, avec ces héritières des sorcières que l’on a brûlées jadis. Quand soudain, une envie de guirlandes pour égayer ce décor apocalyptique…

Fable féministe donc, mais aussi dénonciation de la surconsommation, du superflu, pour l’autosuffisance et le retour aux valeurs simples de l’existence. Car cette dystopie n’est pas tragique, elle laisse entrevoir une porte de sortie, encore faut-il faire l’effort de tout reprendre de nous-même et d’oublier le vieux monde, celui que l’on a pourtant nommé le nouveau, dans lequel nous vivons. Ariadna Castellarnau, catalane dont c’est ici le premier roman, nous embarque dans un imaginaire crépusculaire tout en nous faisant acteurs. Elle déjoue tous les plans structurels, et il nous faut nous armer de patience pour trancher quant au format. Paru originellement en 2018 aux belles éditions de L’ogre, il vient juste d’être réédité en poche chez le même éditeur, collection Sirènes. Il est de ces petits livres originaux et comme artisanaux que l’on se flatte d’avoir lu. Il est superbement traduit de l’espagnol par Guillaume Contré.

https://editionsdelogre.fr/logre/

(Warren Bismuth)

dimanche 9 mars 2025

Simonetta GREGGIO « L’ourse qui danse »

Le narrateur, Inuit, a grandi auprès des siens dans le Grand Nord, de manière traditionaliste dans des igloos. Devenu adulte, il est parti à la ville pour enseigner, mais éprouve le besoin de rejoindre ses soeurs (ses parents sont morts) de temps à autre pour revivre, ne serait-ce que quelques jours, cette vie qu’il affectionne. « Auja et Anana, n’étaient pas « intégrées ». Elles n’avaient pas fréquenté l’université. Elles avaient rejeté très tôt la vie des villes, et vivaient ensemble dans un village proche de celui de notre enfance. Peu à peu, nous avons reconstruit un semblant de famille. Nous, les trois survivants, avons recommencé à vivre ensemble. Par intermittence, en ce qui me concernait, car je passais quelques mois par an à enseigner ».

Dans cette partie isolée du monde, tout n’est pas si rose. Exemple : les enfants sont contaminés par les cartouches de plombs que les Inuits ont achetées aux Kabloonaks (les Blancs). Les maladies sont nombreuses et les morts fréquentes. Le narrateur de l’histoire se plaît à aller se promener dans les grands espaces blancs lorsqu’il est de retour parmi les siens. Or il finit un jour par se perdre. « Vous passez en une fraction de seconde de prédateur à proie » car la nature est hostile, les animaux souvent affamés, et il va lui falloir lutter pour conserver la vie.

Les moments forts de l’apaisement du narrateur sont faits de rêves, rappelant les croyances amérindiennes. Il vagabonde dans l’immensité blanche jusqu’à sa rencontre avec Taark. S’ensuit celle, particulièrement épique, avec une ourse dont il tue le petit sur le dos de sa mère. Il ne le sait pas encore mais se vie vient de basculer à tout jamais, pour le meilleur et pour le pire…

En quelques dizaines de pages, ce conte écologique et naturaliste transporte son lectorat dans un monde inconnu, cruel autant que tendre. Tout en évoquant le mode de vie traditionnel des Inuits, il pointe du doigt le réchauffement climatique dont ces peuples sont les premières victimes puisque la neige ne cesse de fondre, la banquise est moins stable, l’espace vitale s’amenuise, les animaux périssent. Fable désenchantée autant que combative, elle est mélancolique, dramatique, particulièrement lacrymale et s’apparente de très près à une dystopie écologique, où un peuple en adéquation avec ses principes de vie respectant la nature voit peu à peu son avenir disparaître au profit d’une poignée de Blancs imprégnés de cupidité.

Simonetta Greggio frappe là où ça fait mal. Si elle emploie l’allégorie, elle sait aussi gifler en pleine face, alarmant tant et plus sur la catastrophe naturelle en cours. Sa poésie envoûte autant qu’elle frappe frontalement. Entre roman bref et novella, ce texte très marquant est paru en 2024 dans la collection Récits d’objet – Musée des confluences de chez Cambourakis, il est d’une beauté saisissante.

« Toutes ces années, nous nous sommes battus pour sauver une Terre qui va de plus en plus mal. Nous, les Hommes, avons continué d’être dépouillés au fur et à mesure que les gouvernements des différents pays découvraient nos richesses – pétrole, métaux rares – et lorsqu’ils faisaient de notre banquise une base stratégique pour asseoir leur pouvoir ».

https://www.cambourakis.com/

(Warren Bismuth)