Après la présentation de la poésie de Marina Tsvétaïeva dans le challenge mensuel « Les classiques c’est fantastique » du blog Au milieu des livres pour le thème « Le XXe siècle à l’honneur », je ne pouvais pas passer sous silence celle qui fut souvent confondu avec sa compatriote, j’ai nommé Anna Akhmatova et son recueil de poésie « Requiem, Poème sans héros et autres poèmes », tant l’œuvre des deux poétesses semble parfois se faire écho et se juxtaposer.
Ce recueil recouvre toute la carrière artistique de la poétesse russe Anna Akhmatova, du début des années 1910 au mitan des années 1960. On constatera qu’une telle édition ne peut être aisée, l’autrice ayant sans cesse remanié ses textes, parfois des dizaines d’années plus tard, aussi certains ne furent jamais présentés en une mouture définitive, furent restés comme en suspens, à l’état de brouillon, malgré leur évident aboutissement.
Des textes, des vers non terminés. Si Akhmatova était perfectionniste dans son art, elle fut – peut-être plus que tout autre – victime de la censure du gouvernement, traquée. À ce propos elle sera interdite d’écrire du début des années 1920 au début des années 1940. Elle qui a vu tant et tant de ses amis partir : suicide, exécution, mort par épuisement, emprisonnement, exil, etc., elle fait figure de rescapée, ayant toujours refusé de quitter son pays, la Russie devenu l’U.R.S.S., malgré un régime on ne peut plus « serré », cette censure omniprésente qui l’oblige à nuancer ses vers, les rendre « lisibles » par le pouvoir.
Les premiers poèmes d’Akhmatova sont tournés vers l’amour et la nature, glaciale mais luxuriante. Déjà l’Histoire rattrape les destinées : « Sur la Néva, les brumes s’évanouissent ; / Et commence la débâcle », les incendies déchirent l’horizon. « Tout au bord de la mer », long poème de 1914 issu du recueil « Troupe blanche », est un puissant texte maritime. Teintés d’autobiographie, ces poèmes mettent en scène une femme en recherche d’amour, ils sont mélancoliques, sombres, évoquant le divorce (celui d’Akhmatova avec Lev Goumiliov).
Puis ce sont les longues années d’interdiction. Lorsque Akhmatova reprend la plume en 1940, de nombreux poèmes sont déjà composés dans sa tête, dans sa mémoire. Lorsqu’elle est autorisée à écrire de nouveau, elle couche enfin ces poèmes sur papier. Les pensées pour Ossip Mandelstam (y compris avant sa mort fin 1938) se font pressantes. Les figures universelles apparaissent, comme celle de Cléopâtre en 1940, et bien sûr l’ombre de Pouchkine qui ne cesse de planer sur les poèmes d’Akhmatova.
1940 voit l’aboutissement du chef d’oeuvre de la poétesse, « Requiem », commencé en 1935. Comme le précise le traducteur et présentateur de l’édition Jean-Louis Backès en note (les notes, nombreuses, éclairent constamment sur le contexte, les conditions d’écriture, etc.), ce cycle de poèmes inséré alors dans le recueil « Roseau » « est dédié à toutes les femmes qui, comme Akhmatova elle-même, ont fait la queue pendant des mois devant la prison « Les Croix » de Leningrad, dans l’espoir d’apercevoir qui un fils, qui un mari, qui un proche, à l’époque où se multipliaient les arrestations inintelligibles ». Akhmatova ne déclare-t-elle d’ailleurs pas : « J’ai su comment les visages se défont, / Comment on voit la terreur sous les paupières, / Comment des pages d’écriture au poinçon / Font ressortir sur les joues la douleur, / Comment les boucles noires ou cendrées / Ressemblent soudain à du métal blanc. / Le sourire s’éteint sur les lèvres dociles / Et la peur tremble dans un petit rire sec ».
Vient le superbe cycle de Leningrad, témoignage sur le siège de la ville entre 1941 et 1944 par l’armée nazie. Les poèmes d’Akhmatova se font plus complexes, plus obscurs parfois, plus combatifs, plus politiques. « On respire mal sous la terre ». Nouvelle évolution ensuite avec des œuvres plus optimistes, plus amples, plus étoffées, et toujours plus énigmatiques, « La dédicace d’un drame que j’ai brûlé / Et dont la cendre a disparu ? ». L’un des sommets de complexité de l’œuvre d’Akhmatova est ce triptyque « Poème sans héros » qui court sur plus de 20 ans (entre 1940 et 1962) et commence par cette phrase du 27 décembre 1940 : « Comme le papier m’a manqué ». On imagine que c’est à cette date précise qu’Akhmatova est à nouveau autorisée à écrire. Elle y convoque ces chers disparus, elle est à la fois nostalgique et lucide.
Anna Akhmatova fut l’une des grandes figures de la poésie russe du XXe siècle aux côtés de Marina Tsvétaïeva, Sergueï Essenine, Ossip Mandelstam, Vladimir Maïakovski et autres Boris Pasternak, elle est aussi réputée pour être l’une des plus complexes et plus intraduisibles de par la richesse de ses trouvailles stylistiques. Ce volume permet néanmoins de redécouvrir son art en langue française, il représente aussi environ la moitié de toute l’œuvre de la poétesse. Les notes reléguées en fin de volume sont particulièrement instructives sur l’évolution des poèmes et le travail de toute une vie. Un recueil de près de 400 pages qui se picore par petits bouts.
(Warren
Bismuth)