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mercredi 30 avril 2025

Anna AKHMATOVA « Requiem, Poème sans héros et autres poèmes »

 


Après la présentation de la poésie de Marina Tsvétaïeva dans le challenge mensuel « Les classiques c’est fantastique » du blog Au milieu des livres pour le thème « Le XXe siècle à l’honneur », je ne pouvais pas passer sous silence celle qui fut souvent confondu avec sa compatriote, j’ai nommé Anna Akhmatova et son recueil de poésie « Requiem, Poème sans héros et autres poèmes », tant l’œuvre des deux poétesses semble parfois se faire écho et se juxtaposer.

Ce recueil recouvre toute la carrière artistique de la poétesse russe Anna Akhmatova, du début des années 1910 au mitan des années 1960. On constatera qu’une telle édition ne peut être aisée, l’autrice ayant sans cesse remanié ses textes, parfois des dizaines d’années plus tard, aussi certains ne furent jamais présentés en une mouture définitive, furent restés comme en suspens, à l’état de brouillon, malgré leur évident aboutissement.

Des textes, des vers non terminés. Si Akhmatova était perfectionniste dans son art, elle fut – peut-être plus que tout autre – victime de la censure du gouvernement, traquée. À ce propos elle sera interdite d’écrire du début des années 1920 au début des années 1940. Elle qui a vu tant et tant de ses amis partir : suicide, exécution, mort par épuisement, emprisonnement, exil, etc., elle fait figure de rescapée, ayant toujours refusé de quitter son pays, la Russie devenu l’U.R.S.S., malgré un régime on ne peut plus « serré », cette censure omniprésente qui l’oblige à nuancer ses vers, les rendre « lisibles » par le pouvoir.

Les premiers poèmes d’Akhmatova sont tournés vers l’amour et la nature, glaciale mais luxuriante. Déjà l’Histoire rattrape les destinées : « Sur la Néva, les brumes s’évanouissent ; / Et commence la débâcle », les incendies déchirent l’horizon. « Tout au bord de la mer », long poème de 1914 issu du recueil « Troupe blanche », est un puissant texte maritime. Teintés d’autobiographie, ces poèmes mettent en scène une femme en recherche d’amour, ils sont mélancoliques, sombres, évoquant le divorce (celui d’Akhmatova avec Lev Goumiliov).

Puis ce sont les longues années d’interdiction. Lorsque Akhmatova reprend la plume en 1940, de nombreux poèmes sont déjà composés dans sa tête, dans sa mémoire. Lorsqu’elle est autorisée à écrire de nouveau, elle couche enfin ces poèmes sur papier. Les pensées pour Ossip Mandelstam (y compris avant sa mort fin 1938) se font pressantes. Les figures universelles apparaissent, comme celle de Cléopâtre en 1940, et bien sûr l’ombre de Pouchkine qui ne cesse de planer sur les poèmes d’Akhmatova.

1940 voit l’aboutissement du chef d’oeuvre de la poétesse, « Requiem », commencé en 1935. Comme le précise le traducteur et présentateur de l’édition Jean-Louis Backès en note (les notes, nombreuses, éclairent constamment sur le contexte, les conditions d’écriture, etc.), ce cycle de poèmes inséré alors dans le recueil « Roseau » « est dédié à toutes les femmes qui, comme Akhmatova elle-même, ont fait la queue pendant des mois devant la prison « Les Croix » de Leningrad, dans l’espoir d’apercevoir qui un fils, qui un mari, qui un proche, à l’époque où se multipliaient les arrestations inintelligibles ». Akhmatova ne déclare-t-elle d’ailleurs pas : « J’ai su comment les visages se défont, / Comment on voit la terreur sous les paupières, / Comment des pages d’écriture au poinçon / Font ressortir sur les joues la douleur, / Comment les boucles noires ou cendrées / Ressemblent soudain à du métal blanc. / Le sourire s’éteint sur les lèvres dociles / Et la peur tremble dans un petit rire sec ».

Vient le superbe cycle de Leningrad, témoignage sur le siège de la ville entre 1941 et 1944 par l’armée nazie. Les poèmes d’Akhmatova se font plus complexes, plus obscurs parfois, plus combatifs, plus politiques. « On respire mal sous la terre ». Nouvelle évolution ensuite avec des œuvres plus optimistes, plus amples, plus étoffées, et toujours plus énigmatiques, « La dédicace d’un drame que j’ai brûlé / Et dont la cendre a disparu ? ». L’un des sommets de complexité de l’œuvre d’Akhmatova est ce triptyque « Poème sans héros » qui court sur plus de 20 ans (entre 1940 et 1962) et commence par cette phrase du 27 décembre 1940 : « Comme le papier m’a manqué ». On imagine que c’est à cette date précise qu’Akhmatova est à nouveau autorisée à écrire. Elle y convoque ces chers disparus, elle est à la fois nostalgique et lucide.

Anna Akhmatova fut l’une des grandes figures de la poésie russe du XXe siècle aux côtés de Marina Tsvétaïeva, Sergueï Essenine, Ossip Mandelstam, Vladimir Maïakovski et autres Boris Pasternak, elle est aussi réputée pour être l’une des plus complexes et plus intraduisibles de par la richesse de ses trouvailles stylistiques. Ce volume permet néanmoins de redécouvrir son art en langue française, il représente aussi environ la moitié de toute l’œuvre de la poétesse. Les notes reléguées en fin de volume sont particulièrement instructives sur l’évolution des poèmes et le travail de toute une vie. Un recueil de près de 400 pages qui se picore par petits bouts.

 (Warren Bismuth)



dimanche 27 avril 2025

Marina TSVÉTAÏEVA « Insomnie et autres poèmes »

 


Ce mois-ci le challenge mensuel « Les classiques c’est fantastique » du blog Au milieu des livres donne libre cours à notre imagination avec l’ample thème « Le XXe siècle à l’honneur ». Pour DLR, le XXe siècle littéraire, bien que fort productif et varié, est surtout celui des censures, interdictions, exils voire suicides ou assassinats d’écrivains qui ne faisaient que mettre en mots leurs impressions sur ce monde (déjà) malade. Une pensée particulière va presque naturellement vers le sort réservé aux auteurs russes qui ont payé peut-être plus que tout autre leur devoir d’information. Parmi ces parias, les femmes, bâillonnées et discriminées, qui pourtant n’ont pas désarmé. Un XXe siècle de la terreur où la figure de Marina Tsvétaïeva est peut-être l’une des plus iconiques.

Le recueil « Insomnie et autre poèmes » renferme plusieurs cycles de poèmes de Marina Tsvétaïeva (1892-1941) écrits à différentes périodes de sa vie et débute, après une préface de Zéno Bianu, par « L’amie », composé sur une année entre 1914 et 1915. Cycle désenchanté, douloureux sur des amours féminines, entre androgynie et lesbianisme dans un hiver interminable. Tsvétaïeva était alors amoureuse de Sophia Parnok, dite Sonia, qui lui échappait. Ce cycle est une plongée dans l’âme torturée de la poétesse. « Qui était le chasseur ? – Qui, la proie ? ».

Les « Poèmes sur Moscou » de 1916, toujours dans le recueil « L’amie », sont directement inspirés par la poétesse Anna Akhmatova (que Tsvétaïeva ne rencontrera qu’en 1941, quelques mois avant son suicide). Moscou et « La nuée d’églises » est sans conteste le personnage central du cycle. Tsvétaïeva était une amie proche du poète russe Alexandre Blok. Aussi elle lui dédie le cycle « Poèmes à Blok » en 1916 en fin de « L’amie ».

« Insomnie » est un cycle tortueux de 1916 à 1921 sur la peur de mourir si le corps s’assoupit. Mais c’est en fait le besoin de création nocturne, une insomnie provoquée par le devoir d'écrire. Tsvétaïeva y met en scène un immeuble insomniaque lors d’un long travelling. « Nuit, j’ai déjà trop regardé dans la pupille de l’homme ! / Réduis-moi en cendres, nuit, soleil noir ! ». Du même cycle est issu la série de poèmes « À Akhmatova » dont un dédié au poète russe Sergueï Essenine (en 1920), un autre à Vladimir Maïakovski dans ses « Poèmes épars » (les deux poètes finiront par se suicider).

« Après la Russie » écrit entre 1920 et 1925 est un cycle errant, sur les villes traversées par la poétesse durant son exil : Berlin, Prague, autant de lieux qu’elle a parcourus. La présence de Dieu y est forte, tout comme celle des amours déchirées et brumeuses. « Nous les poètes, nous rimons / Avec paria, mais sortis de nos berges / Nous disputons leurs dieux aux déesses / Et aux dieux des vierges princesses ! ».

« Le poème de l’air » de 1927 est un long poème obscur et arraché des tripes. Il est un hommage à la traversée de l’Atlantique en avion la même année par Charles Lindbergh. Puis viennent les « Poèmes des années 1930-1940 », avec notamment ce second hommage à Vladimir Maïakovski, mais cette fois-ci en forme de dialogue imaginaire entre lui et Sergueï Essenine. Dominé par la gouaille et l’atmosphère des rues, ce poème est peut-être le sommet du cycle, également par sa profonde différence avec les autres textes. Poème populaire autant qu’insurrectionnel, il semble être un petit frère des poèmes de Essenine. Puis le cycle évoque l’aube de la seconde guerre mondiale, nous sommes alors en mai 1939.

« Insomnie et autre poèmes » est un document parfait pour découvrir le travail d’écriture de Marina Tsvétaïeva, tout comme pour s’immerger dans le climat, si particulier, de son œuvre ainsi que l’évolution de son écriture, se faisant plus complexe, parfois plus inaccessible au fil des décennies. Il est aussi un témoignage poignant de la destinée des poètes russes en cette période, une photographie de la vie artistique errante d’alors, autant qu’un portrait de l’exil. Figure majeure de la littérature, de la poésie, Tsvétaïeva est aujourd’hui encore souvent célébrée, de nombreux artistes continuent de lui rendre hommage, c’est dire si son œuvre a marqué. Vaincue par les douleurs, les difficultés, l’incroyance en un monde meilleur, la désillusion absolue, Tsvétaïeva se suicide en 1941.

 (Warren Bismuth)



mercredi 23 avril 2025

Jacques JOSSE « Au bar de l’oubli »

 


Situé en bord d’océan et « Bâti au milieu de nulle part », le bar de l’oubli semble être un phare, un dernier rempart, témoin du temps passé. Il est aussi le lien social de cette région bretonne rurale. Rendez-vous des solitaires, des ivrognes et des insomniaques, il est tenu par un patron féru de littérature, aux murs s’encadrent des portraits d’écrivains plus ou moins reconnus qui semblent observer les « lustreurs de zinc », sans jugement, plutôt dans un rôle d’anges gardiens.

Des écrivains disparus et pourtant toujours présents par leurs photographies, ils hantent les lieux. Si l’auteur ne les nomme pas, il est parfois possible de les reconnaître néanmoins, par une description, un détail. Car, comme souvent dans les textes du grand Jacques Josse, les morts jouent toujours un rôle, celui de témoins et protecteurs, alors que les gosiers en pente s’abreuvent sur un bord de comptoir, que les mégots s’accrochent à la vie et à la bouche, portraits saisissants et tendres de princes de la cuite, qui pour quelques minutes seront au centre d’une conversation. Ce sont ces anonymes qui sont les véritables personnages de l’œuvre de Jacques Josse.

Lui, l’auteur, toujours en retrait, toujours effacé, semble pourtant ici jouer des coudes et des épaules pour se faire une place, oh certes pas énorme, pas écrasante, mais une place de témoin à son tour, en quelques lignes, belles comme un champ de houblon : « Il lui expliqua que la salle était réservée pour une réception privée à laquelle participaient des gens résidant dans la péninsule, invités par un journaliste qui prenait plaisir à fouiner dans la vie des autres. Ne s’intéressant qu’aux solitaires, aux invisibles et aux désemparés, il avait à cœur de cerner leur parcours tortueux et de le remanier légèrement pour le proposer ensuite à ces lecteurs ». Mais chez Jacques Josse, rien n’est certain, tout est suggéré, ce journaliste pourrait fort bien ne pas être lui, ne même jamais avoir croisé son regard. Seul l’imagination crée le plausible ou le potentiel.

Quand soudain, l’actualité, la guerre paraît rattraper le quotidien, les habitudes, le rituel, le sens de la vie personnifié par ce bar de l’oubli, des scènes évoluant dans un espace-temps, comme l’écriture, resserré à son maximum. Texte dont il existe une première version de 2020, ici remanié (en effet, le décès en 2023 de Shane MacGowan, chanteur de The Pogues, est ici évoqué, la musique est d’ailleurs très présente dans l’œuvre de Jacques Josse), était déjà parue dans un recueil collectif. « Au bar de l’oubli » est accompagné de deux brefs textes, des instantanés, l’un se déroulant sur un chalutier (alors que nombre de ses textes s’arrêtent au rivage), l’autre dressant le portrait d’un photographe de bord d’océan qui, suite à une agression, ne se déplace que difficilement, ses photographies voyageant à sa place, faisant découvrir le monde aux curieux de tout poil.

Jacques Josse signe là trois textes où une fois de plus, chaque phrase est poncée, sculptée, jusqu’à ne laisser que l’essentiel, dans des textes visuels d’une grande beauté. À déguster en noir et blanc, comme la belle photo ornant la couverture de ce tout petit livre de 60 pages qui vient de paraître aux éditons Le Réalgar dont c’est ici la sixième – et fructueuse – collaboration avec Jacques Josse. Chaque volume, aussi mince soit-il, y a son importance, le tout formant comme un cycle où chaque séquence est complémentaire d’une autre. On peut en dire presque autant de la presque cinquantaine de livres de l’auteur publiés sur autant d’années.

https://lerealgar-editions.fr/

(Warren Bismuth)

dimanche 20 avril 2025

Véronique WILLMANN RULLEAU « Des aiguilles plein la bouche »

 


Une maison familiale dans l’est de la France garde jalousement des souvenirs intimes. C’est le rôle de la fille de les exhumer, de nos jours, alors que la mère va bientôt finir ses jours. La fille va fouiller, ranger, trier jusqu’au petit recoin, va faire parler les meubles – au sens littéral -, les objets et tenter, enfin, de rompre le silence.

La robuste machine à coudre Singer trône. Elle est à la fois l’ancêtre et le témoin de plusieurs générations. Elle a vu défiler la famille, qui se l’est transmise de mère à fille, comme un trésor. La couture, tâche qui fut celle des générations précédentes, de la grand-mère surtout, de la mère bien sûr. La fille déniche d’ailleurs de vieux bouts de tissus confectionnés par ses ancêtres, patchworks allégoriques du destin familial, ranimés par petits bouts jusqu’à former un tout, Elle continue d'explorer la bicoque, dans laquelle elle répertorie tout un inventaire à la Prévert même s’il est plutôt resserré dans un monde quasi exclusif de la couture.

En plus des meubles, les femmes prennent la parole, l’une après l’autre, pour un dialogue indirect et intergénérationnel, brisant les silences de jadis. Chez la grand-mère, le souvenir de la deuxième guerre mondiale, terriblement marquante, qui en quelque sorte décide de la suite : « Nous devons fuir, fuir la menace d’un péril mal expliqué, les on-dit, les choses racontées, fuir les avions tirant sur les files de fugitifs, des colonnes de fourmis, noires dans le viseur, éparpillées aux premières bombes, inexorablement reformées, reprenant la route, agglutinés bêtement les uns aux autres, cibles faciles sur lesquelles on lance des cailloux du ciel, éradiquer les fourmis, toujours à nouveau réunies par une force contraire les menant à l’abattoir, c’est tellement plus facile de fuir par les routes, fuir l’avancée des forces ennemies ».

Et puis voilà Albert le baigneur, ce poupon abandonné en celluloïd, qui a lui aussi traversé les vies, les drames, les joies et pourrait aisément témoigner de tous les va-et-vient, tous les secrets de la maison. Et les secrets ne manquent pas, comme la grand-mère va d’ailleurs le démontrer…

La même grand-mère s’insurge lorsque sa petite-fille se rase les cheveux, horrible souvenir, l’épuration, un acte anodin qui la renvoie pourtant à son lourd passé, ce passé fait de disette qui a forcément inspiré la cuisine grasse des années moins malaisées, alors que les objets continuent de témoigner, l’armoire bordelaise, la penderie, le lit, la coiffeuse, le buffet.

« Des aiguilles plein la bouche » est un texte hybride et polyphonique qui se transmet de bouche en bouche. Poésie en vers libre, récit de vies, roman intimiste, il est aussi documentaire par sa forte coloration historique dévoilée par trois générations. La filiation du récit est évidente avec ces femmes qui se parlent par-delà la mort, se racontent ce qu’elles n’ont su se dire entre elles, un dialogue indirect quasi théâtral. « Quand on ouvre les portes du buffet, c’est ton monde à toi, que l’on ouvre ».

Pudique et intimiste, ce texte sur la transmission est une succession de poupées gigogne : des boîtes, et dans ces boîtes…, des sacs, et dans ces sacs… De découvertes en trophées, au milieu des objets-témoins, la fille est la porte-parole, la passeuse de cette histoire familiale où sans un mot, l’ancêtre pourtant demande de reprendre le flambeau : « Tenir le compte, garder la main. Ta grand-mère se disait sans doute que cela ne serait pas vain. Recoudre le fil de sa vie, infini effort de combler les vides entre les points, entre les ouvrages ». L’ombre de Annie Ernaux semble parfois planer en ces non-dits alliant douceur, révolte et malentendus générationnels. Il existe une première version, théâtrale (le format s’y prête à ravir) de ce texte, intitulée « En découdre ».

« Des aiguilles plein la bouche » vient de sortir aux toujours formidables éditions Signes et Balises, petit format classieux et élégant, ne le loupez pas, c’est le deuxième titre de l’autrice publié chez cette éditrice après le déjà très beau « Je ne sais même plus quelle tête il a » en 2021.

https://www.signesetbalises.fr/

(Warren Bismuth)

mercredi 16 avril 2025

Béatrice MACHET « Rafales »

 


55 rafales emplissent ce recueil de poésie. 55 photographies écrites sur les bords du lac Michigan en hiver. La neige le vent sont les héros imposés, « Le vent et ses rafales : éternellement jeunes ! » pour un recueil biberonné au nature writing. Clichés de daims au coeur d’une immensité blanche, des grands espaces toujours mouvants. Et la présence des Amérindiens, de leurs croyances, de leurs rites, et de leur génocide. « Pour les Indiens d’Amérique, l’hiver est / la saison des histoires. Car il suffit / d’écouter le vent. Il est la mémoire de / ce territoire. Il l’a balayé tant de fois. / Tant de fois parti et revenu… ».

Quelques vers en anglais, d’autres que l’on imagine en anishinaabemowin, la langue du peuple Anishinaabe (« mo = oralité, win = énergie de la parole »). Pourtant là-bas, sur les bords du lac, seuls 2 % de la population est de sang indien, ce jadis « peuple de la rivière ». Froid intense, solstice, marche. Car Béatrice Machet a choisi la marche pour décanter, s’extraire du monde et rêver ses vers libres. Spécialiste des premières nations, elle nous fait partager ses connaissances, par petites touches, par des bribes de vies quotidiennes, celles d’avant le génocide.

Poésie libre donc, observatrice, pressurée pour supprimer le superflu et ne garder que l’essentiel, en un jeu de langue très approprié pour le sujet. Cette poésie sait se faire contemplative autant qu’offensive quand il s’agit de défendre les droits des Amérindiens et rappeler quelques cauchemars dont ils furent victimes.

Béatrice Machet, autrice de nombreux livres, construit ici un univers dont elle est spectatrice. Car au-delà de la forme et du contenu, c’est un récit de voyage, masqué, pudique, puisqu’elle s’est rendue sur les lieux, a arpenté intensément les rives du lac Michigan, en a tiré ce livre sensoriel paru en 2024 chez Lanskine.

https://editions-lanskine.fr/

(Warren Bismuth)

 

dimanche 13 avril 2025

Petra RAUTIAINEN « Un pays de neige et de cendres »

 


Dans ce roman historique, deux récits s’imbriquent, s’assemblent et se complètent. Le premier, sorte de journal intime de Vaïno Remes, interprète dans le camp de prisonniers de Inari, Laponie, est vécu quasi au jour le jour durant un espace temps de quelques mois de l’année 1944. Le second, entre 1947 et 1950 est une quête, celle de Inkeri Lindqvist, journaliste photographe, officiellement pour rendre compte de la reconstruction de la Laponie, mais plus personnellement pour retrouver trace de son mari qu’elle avait suivi  au Kenya, c’est là-bas qu’elle s’est spécialisée dans la photographie.

Inkeri fait la connaissance de Olavi, personnage charnière du roman. Tout comme Vaïno il a exercé en qualité d’interprète au camp d’Inari, à la même époque. Les vestiges du camp se situeraient dans le village même où Inkeri s’est installée et où elle forme la jeune Bigga-Marja à la photo. Mais Olavi est un être mystérieux, comme insaisissable, et Inkeri entreprend une enquête discrète à son égard. Vient s’ajouter une nouvelle pièce maîtresse en la personne d’une certaine Saara, qui a vu la vie du camp et pourrait bien détenir des informations capitales. Tout comme Koskela.

La structure de cet ambitieux roman est aussi entremêlée que solide. Entre vie d’un camp de Laponie durant la seconde guerre mondiale et la reconstruction difficile de la même région quelques années plus tard, Petra Rautiainen joue le yoyo entre ces deux époques. C’est pour elle l’occasion de conter la guerre en Laponie, de dénoncer le peuple finlandais du nord, pour qui ceux qu’il appelle les lapons (une insulte en vérité, les habitants de Laponie se revendiquant Sames), et cet objectif démesuré et conquérant : la création d’une Grande-Finlande aux côtés de l’Allemagne nazie.

Des expériences troublantes sur des cadavres humains en vue de classifications raciales se sont déroulées dans le camp, et il se pourrait bien que peu de témoins souhaitent revenir sur cet horrible épisode. Quant au mari de Inkeri, qu’est-il advenu de lui ? Pour finir, percera-t-elle les véritables personnalités de Olavi, Saara, Koskela ?

« Un pays de neige et de cendres » est un beau roman rythmé par la plume froide et distanciée de son autrice, mais aussi le talent qu’elle a pour peindre la nature, les cerfs, la faune, la flore dans cette région reculée. Cette nature qui sauvé des hommes pendant la guerre : « Moi j’ai l’habitude de marcher dans la forêt Mais en temps de guerre, c’est différent. On passe pas mal de temps à grelotter le ventre vide. J’ai tué des rennes, et pas qu’un peu. Je mangeais du lichen. Je cherchais à manger sous la mousse, comme les rennes. J’ai eu des maux de ventre et j’ai cru en mourir ».

Car derrière le discours global, il y a la vie de ces anonymes que Petra Rautiainen s’applique à donner forme. La chute est particulièrement inattendue, elle fait de ce roman une série de tiroirs à intrigues se rapprochant d’un thriller historique. Récit sur la mémoire collective, dans un monde où il faut dénicher des preuves d’un événement malgré la méticulosité des coupables à les faire disparaître à tout jamais. C’est bien sûr avant tout la mémoire d’une région méconnue et abandonnée, tout comme ses habitants, la Laponie. Pétra Rautiainen s’emploie avec raffinement à équilibrer Histoire et fiction, et la recette fonctionne parfaitement. Jamais les paupières ne se font lourdes à la lecture de ce « page-turner », paru en France en 2022 (et déjà réédité en poche) et traduit par Sébastien Cagnoli. Depuis, la jeune Petra Rautiainen a publié un nouveau roman.

(Warren Bismuth)

mercredi 9 avril 2025

Jérôme LAFARGUE « Pamoja ! »

 


Pamoja est un mot swahili signifiant « Ensemble », ce qui aura son importance dans ce nouveau roman de Jérôme Lafargue puisqu’il va nous faire voyager quelque part où la langue Swahili est pratiquée, en Afrique de l’est plus précisément.

Anton, 14 ans, et son chien-loup Windy recueillent une jeune réfugiée noire de 8 ans, Nila, qui vient de s’échapper d’un mystérieux convoi. Anton va frapper à la porte de Gustavo, noir lui aussi, un vieil homme de 74 ans au parcours lourd autant que riche. Ce dernier n’hésite pas à les prendre immédiatement en charge, direction la montagne, pour les planquer.

Ils ont rendez-vous avec Maïtena, officiellement courtière en immobilier, mais plutôt guide clandestine à ses heures perdues. Tout ce petit monde est bientôt traqué par un individu louche qui pourrait bien vouloir récupérer Nila à des fins spéculatives, à moins qu’il soit là pour autre chose ?

Dans ce roman sensible, Gustavo se revoit à l’âge de Anton, alors qu’il était chef de rebelles au Mozambique durant la guerre d’indépendance qui éclata en 1964, une guerre civile anticoloniale dans une région où la Françafrique a joué un grand rôle. Pour Gustavo, c’est aussi le souvenir de sa fiancée, Themba, victime de cette guerre, alors que d’autres souvenirs atroces hantent sa mémoire. Certaines scènes peuvent sur ce point être difficiles à lire par leurs images crues.

Mais revenons au présent. L’homme qui les suivait semble avoir disparu, semé peut-être. La petite troupe en profite pour rejoindre un hameau perdu vivant en autosuffisance. Là y est Alberto, une vieille connaissance de Gustavo, même âge, spécialiste en renseignement militaire, il a jadis sauvé la vie de Gustavo. Aujourd’hui il a un grand service à lui demander…

« Peu avant la tombée du jour, ils parvinrent en vue du hameau. Trois rues dépeuplées et silencieuses. Les volets des maisons en pierre étaient soient fermés, soient manquants. Au premier étage de l’une des baraques, une couette avait été jetée sur un garde-corps. Détrempée par les pluies et battue par le vent, des traces noirâtres d’humidité la martyrisaient, comme des trous d’obus dans un champ enneigé ». Car on en revient souvent aux souvenirs de guerre.

Jérôme Lafargue navigue entre passé insurrectionnel et présent incertain où pointe le transhumanisme, dépeignant quelques événements de la guerre d’indépendance du Mozambique par le prisme de Gustavo, les technologies dangereuses et redoutables actuelles par celui de Alberto. Anton est ce jeune garçon plein d’espoir qui s’est donné une mission : celle de sauver Nila à tout prix des griffes de ses bourreaux. Jérôme Lafargue excelle dans la description de la nature, des oiseaux, des arbres, des torrents, une arme qui permet de décompresser, de souffler malgré la tension du roman. Dans une écriture simple autant que précise et fluide, il déroule ses séquences une à une, dévoilant au compte-gouttes des secrets enfouis de chacun des protagonistes.

« Pamoja ! » joue avec les espaces temps, entre passé révolutionnaire et futur (présent ?) libertarien où quelques bonhommes richissimes semblent vouloir faire ce qu’ils veulent de la planète sans aucun garde-fou. La silhouette de Elon Musk apparaît d’ailleurs, brièvement. Le texte est traversé par différents climats : le conte par les descriptions de la nature ou quelques scénettes entre Anton et Nila, le roman historique pour les épisodes de la guerre d’indépendance du Mozambique, le roman futuriste pour les inventions glaçantes et destructrices en passe d’être réalisées. Il est aussi roman filial avec les portraits de Gustavo et Alberto, deux durs à cuire qui ont un héritage à transmettre. Maïtena est la plus impénétrable, veut-elle le bien ou travaille-t-elle pour le mal ? Enfin, la conclusion du roman le rend tout à fait dystopique.

« Pamoja ! » vient de sortir chez Quidam éditeur, la richesse de tons qu’il propose pourrait fort trouver son lectorat.

https://www.quidamediteur.com/

(Warren Bismuth)