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lundi 20 mai 2019

Svetlana ALEXIEVITCH « La fin de l’homme rouge ou le temps du désenchantement »


Très difficile de résumer et de surcroît analyser une pareille fresque. Ce livre monumental de plus de 700 pages n’est ni plus ni moins une traversée au cœur de la Russie et de l’U.R.S.S. du XXe siècle au début du XXIe siècles. La très talentueuse auteure biélorusse Svetlana ALEXIEVITCH va interviewer des dizaines de russes – dont beaucoup de femmes -, certains ayant connu la période stalinienne. La travail de fourmi va s’articuler autour de plusieurs axes : la révolution russe, le stalinisme, la glasnost et la perestroïka annonçant l’avènement de GORBATCHEV, puis la période ELTSINE, pour se clore avec les débuts de la Présidence POUTINE.

Des témoignages marquants, bouleversants, comme de micro biographies de familles traumatisées. Des hommes, des femmes, de haute ou basse extraction, vont se succéder afin de raconter « leur » histoire, diluée dans celle de leur pays. Le récit est foisonnant, vertigineux, dense, presque démentiel. Il tend à faire revivre l’indicible : les camps, la misère, les tortures, les assassinats, les collusions, les règlements de compte, la mafia locale ou nationale, les mensonges de tout un pays frappé par la folie. Les entrevues eurent lieu entre les années 1990 et les années 2000, mais en fin de compte se rejoignent : les russes semblent nostalgiques du stalinisme malgré ce qu’il a engendré en cauchemars, vies brisées et autres massacres. Oui cette période fut atroce, mais d’après les témoins, le peuple avait du travail, partageait, vivait pour son pays, pour une cause juste. Et en gros, on ne fait pas d’omelette sans casser les œufs, alors les morts, les camps, les exactions, certes, mais pour un but immense : la grandeur du pays.

Dès la perestroïka, le peuple condamne le capitalisme, l’occidentalisation, la débauche, les produits disponibles en grandes quantités, ravivant la cruauté du matérialisme et du consumérisme. Il regrette cette sorte de grande communauté nationale de jadis qui ne formait qu’une entité, solide, certes asservie, mais fière.

Dans ces témoignages apparaissent les spectres du nationalisme ardent, du racisme ordinaire (étrangers passés à tabac, exécutés, torturés), l’antisémitisme hautement revendiqué. Ah ! La haine des juifs, une longue histoire en Russie. Et puis quoi ? Malgré toute cette haine, les juifs devraient remercier les russes d’avoir battu Hitler et le nazisme. Si leur peuple vit encore, c’est grâce aux russes, à son armée, à l’âme russe. Alors rompez petits soldats. Certains témoignages font froid dans le dos par leur violence dans un pays recroquevillé sur lui-même, fier de ses valeurs, mais celles du passé, du communisme triomphant, des dirigeants autoritaires, des beaux uniformes, de la peur à chaque coin de rue.

Et pourtant, des voix – très minoritaires - ne sont pas loin de penser que c’est mieux maintenant, alors à quoi bon ressasser le passé et déterrer les morts et les horreurs ? Et puis, on a pris pour habitude de se taire, la parole a du mal à se libérer :

« - Vas-y, parle, on peut tout dire maintenant…
- C’est qu’on n’a pas l’habitude… ».

Oui, il y a eu la censure d’État, mais c’était uniquement pour la grandeur du pays, l’image de tout un peuple, pour son bien. Le stalinisme a trouvé ses défenseurs post-mortem, des nostalgiques d’une période révolue. Révolue ? Ils souhaiteraient que tout reprenne comme avant, c’est-à-dire avant GORBATCHEV, détesté des siens, que l’on revive en autarcie, seuls et forts, avec peu de biens mais un cœur et une âme entièrement dédiés à la Nation. Qu’elle soit russe ou soviétique.

En Russie on a toujours picolé plus que de raison, l’alcool a créé des désastres humains, des familles ont explosé. Aujourd’hui on boit tout ce qui nous tombe sous le coude, jusqu’au liquide de freins. Vérité effrayante d’un peuple qui a toujours souffert, qui n’a jamais connu la liberté ni même la démocratie. Il en a entendu parler, oui, mais bon, si c’est pour devenir comme aux Etats-Unis, non merci. Le capitalisme ne s’implantera pas, on n’a pas le droit de le laisser s’enraciner. Un STALINE va revenir, c’est sûr, pour le plus grand bien du pays. Il va faire le ménage, reprendre ou « l’autre » a stoppé, pas d’alternative. Les purges reviendront à grands renforts armés.

« Pauvres débiles ! Comme si ça existait, les miracles ! La vie, c’est pas un navire tout blanc avec des voiles blanches ! C’est un tas de merde enrobée de chocolat ».

Pour parvenir à respirer en ces pages suffocantes, la littérature. En Russie elle prend une place prépondérante, les livres, les écrivains sont considérés comme des trésors, alors on se récite des vers de poètes, même s’ils ont été exécutés naguère par l’appareil d’État, on échange sur les grands romanciers russes, on les cite, on les vénère, leur ombre continue de planer inlassablement, comme une déesse aux mains d’argent. Malgré la misère, on s’instruit, on tient à relayer les écrits ancrés dans une tradition : DOSTOÏEVSKI, TOLSTOÏ, TCHEKHOV, tant d’autres. La culture est intarissable, c’est peut-être elle seule qui aide en somme à tenir le coup au milieu de cette folie.

Ce livre traduit par l’incontournable Sophie BENECH (encore un travail magnifique) est un reportage saisissant dont on ne revient pas sans croûtes. L’auteure ne prend pas la parole, elle laisse parler ses témoins (comme DOSTOÏEVSKI ses personnages en son temps). Elle est biélorusse, or lorsqu’elle écrit son bouquin, la Biélorussie est devenue la première dictature d’Europe, cela aussi a dû motiver Svetlana ALEXIEVITCH à faire parler les survivants presque miraculeux d’une région dévastée. Car certains russes sont devenus étrangers après l’éclatement de l’U.R.S.S., ukrainiens ou biélorusses par exemple. D’autres ont quitté leur pays, l’auteure les a rencontrés un peu partout dans le monde pour les faire témoigner. Ceux-là aussi possèdent des souvenirs, des traumatismes marqués.

Durant ma lecture, j’ai poussé le vice jusqu’à visionner en parallèle le long reportage de 2000 en quatre parties intitulé « Goulag ». Par certains aspects cette « Fin de l’homme rouge » lui fait diablement écho. Fait également de témoignages, le film recoupe les convictions montrées dans le présent livre, ces deux œuvres semblent indissociables, comme pour faire parler la mémoire. La Russie est décidément un pays hors normes, la violence est prégnante dans les propos et les actes. Il faut absolument découvrir ce bouquin qui prend aux tripes. Pensez cependant à vous aérer durant votre lecture, le voyage est douloureux (malgré les longues histoires d’amours déchirées, certes éparses) mais indispensable. Sorti en 2013, c’est ce récit qui permit à Svetlana ALEXIEVITCH d’obtenir le Prix Nobel de littérature en 2015, il est implacable et édifiant.

(Warren Bismuth)

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