Début de l’action en septembre 1959,
lorsque des soldats du contingent français métropolitain embarquent à
Marseille. Direction l’Algérie. Pour participer à la pacification. Parmi eux
Benoist REY. Car ceci est un récit de vie, pas de fiction dans ce court texte,
que du vrai, du sale, du dégoulinant.
Les
hommes arrivent dans le nord constantinois (nord-est de l’Algérie) et se
fondent dans un commando de chasse, qui n’est autre qu’une unité d’élite de
volontaires, têtes brûlées pour lesquelles la guerre est un grand terrain
d’apprentissage. Leur spécialité : l’égorgement. Ils vont en user et en
abuser. De ce que va voir, entendre Benoist REY, rien ne nous sera
épargné : incendies volontaires (parfois de villages entiers), tortures,
viols (« Vous pouvez violer, mais
faites ça discrètement »), « corvée de bois » (un grand
classique de la guerre d’Algérie). Voilà comment ce système se pratique :
« On emmène les intéressés dans un
endroit tranquille. Puis on les lâche en leur disant : ‘Partez vous êtres
libres’. Ils partent, et on les fusille dans le dos. La gendarmerie est alors
alertée et dresse les procès-verbaux, où il est dit en substance : ‘X… a
tenté de s’enfuir. L’homme de garde a tiré’. Tout le monde est couvert ».
Une armée du pouvoir devenue comme folle. Les mulets sont décimés en campagne.
Parfois on a l’impression de lire un récit sur le passage de la division Das
Reich en France métropolitaine en 1944. Rien ne repousse après celui des unités
spécialisées en décimations de tous genres.
Mais
la force de ce bouquin réside dans ses questionnements, nombreux et lucides.
Exemple : à la suite d’un interrogatoire, doit-on soigner un prisonnier
algérien torturé durant une séance un peu trop musclée, sachant que lorsqu’il
sera sur pied, il sera à nouveau torturé et sans doute exécuté ? La
solution de le laisser mourir est souvent privilégiée par les soldats français
les plus sensibles. Pour eux, au moins fichu pour fichu, le prisonnier ne se
sera pas mis à table avant de défuncter.
Le
livre tourne d’ailleurs beaucoup autour de l’axe du paradoxe entre le bien et
le mal, les protagonistes ont-ils réellement conscience de ce qui se trame,
toute la violence, les horreurs ? Ne se laissent-ils pas aller dans une
vague collective où seuls les gradés pensent et les autres exécutent ? Pas
mal de points assez philosophiques sont évoqués, d’autres plus sociaux, dont le
rôle de la presse dans ce conflit. Pour Benoist REY les choses se
compliquent : il est soupçonné d’avoir écrit clandestinement un article
mettant en cause l’État français, il va être interrogé à son tour.
Un
mot sur la forme du livre : un texte littéraire, loin des écrits au jour
le jour, et pourtant il se présente comme un carnet de bord rédigé entre
septembre 1959 et octobre 1960. Le style est travaillé, propre, agréable. Il y
est question de la mort d’Albert CAMUS (décédé accidentellement en janvier
1960), des intellectuels gradés, etc.
Cet
essai se referme en octobre 1960 lorsque REY change de vie. Bien sûr, le livre
s’est fait remarquer dès sa sortie : paru aux éditions de Minuit le 30
mars 1961, il est saisi dès le 7 avril. Pourtant aucune information ne sera
ouverte à son encontre. Il est le neuvième et le dernier livre des éditions de
Minuit saisi durant la guerre d’Algérie, ce sera l’éditeur qui aura le plus
souffert de ces interdictions dans toute la France, le nombre des saisies représentera
même 50 % du volume total des saisies. Paradoxalement ce sera aussi un tremplin
pour les éditions de Minuit. « Les égorgeurs » fut réédité, notamment
dans les milieux libertaires français. La réédition toujours disponible que je
vous présente est celle des éditions Libertaires, elle date de 2012, elle est
identique à l’originale. Ce pamphlet est à lire d’une traite, à vos risques et
périls, il est sulfureux et passionnant.
(Warren
Bismuth)
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