Des instants furtifs peuvent marquer une vie, et pourtant on les ravale, on les tait, on les garde, non pas jalousement comme s’ils transpiraient le bonheur, mais bien par honte, des moments que l’on aurait souhaité ne jamais vivre, ne jamais avoir à affronter, des minutes, des heures douloureuses qui renvoient au pire penchant de l’Homme. Et puis finalement, longtemps plus tard, on se saisit d’une plume. Et l’on témoigne.
Véronique WILLMANN RULLEAU, dont c’est ici le premier roman, tente d’exorciser le mal passé, retourner enfin ses mémoires et mettre un mot, des images sur des traumatismes enfouis. Années 1970, tous ces visages d’hommes, subreptices, comme photographiés dans l’urgence, jamais oubliés. Il y a le garçon à la gourmette, l’homme au crâne rouge, celui au bouc ou aux talons blancs, celui encore aux fleurs ou aux balles de golf.
Et au milieu de ces portraits, la prégnance de l’eau, son omniprésence. Tantôt salvatrice, tantôt élément complice de l’étouffement, de la noyade. Qu’elle soit sous forme de mer, de rivière, de ruisseau ou de torrent, mais encore de pluie, de sueur ou simple chasse d’eau, l’eau entoure chaque seconde ou presque de ces photographies. Car ces 76 brefs chapitres sont des photographies, celles d’un moment où la joie est remplacée par la blessure, des photographies commentées, isolées, puis reliées par un « je » sachant se métamorphoser en « elle ». On peut penser aussi à de brefs clichés pris en caméra Super 8.
Certaines images sont dures, mais toujours pudiques. L’on peut apercevoir derrière un voile prudemment dressé entre nos yeux et l’écran des viols, des abus, des mains baladeuses, des hommes pour lesquels tout semble naturellement dû, ne pensant pas à mal. « Ce que je ne lui dis pas, c’est que je ne tiens pas à être prise pour un corps qu’on prend pour, ou sur un tapis. À ce moment-là, je sais indubitablement que je suis la femme qu’on ne prend pas sur un tapis à l’arrière d’une camionnette ».
Le tapis tient une place non négligeable, il possède son rôle, ses rôles plutôt, pouvant aussi être vu comme réconfortant, doux. Mais ces doutes, entêtants, des chapitres presque recopiés, juxtaposés, bégayés, la thérapie semble s’embourber. Ecrire pour oublier, témoigner, dédramatiser ? Sans doute un peu de tout cela. Mais déjà place à la maternité et à ses nouvelles douleurs.
L’écriture se fait poétique mais brutale : « De temps en temps, les cordages vibrent, aigus métalliques des haubans qui tiennent le mât dressé, basses des écoutes tendues par les voiles gonflées de vent. Le voilier trace sa route à la surface de l’eau qui s’ouvre, fendue sans effort par la proue comme le couteau dans le gras d’un ventre que l’on dépèce. Il rejette de chaque côté une vague régulière et symétrique dont la fourrure scintille de multiples gouttelettes qui couvrent la coque derrière ma tête ».
Ce texte hybride, entre récit de vie, roman, poésie et exercice de style, cogne contre les parois, déverse avec force des images saturées, des indices dont il faut se débarrasser. Véronique WILLMANN RULLEAU y va avec pudeur mais hargne, dans une volonté féministe de témoigner sur l’indicible. Mais c’est aussi un hommage à la littérature, par la forme même de l’écriture, toute en phrases courtes et percutantes, des meurtrissures traitées en délicatesse comme pour apaiser enfin ce corps souillé, violenté, désiré.
Ce texte fort à la valeur visuelle incontestable vient de sortir aux toujours très inspirées éditions Signes et Balises, il est une réflexion aboutie sur la violence physique, psychologique, sexiste, les séquelles en résultant et l’obligation d’aller de l’avant.
(Warren
Bismuth)
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