Cette chronique rassemble deux livres très brefs de Fernando PESSOA, renfermant quatre textes écrits à la même période.
« Ultimatum »
Sans doute l’un des plus violents textes qui puissent être lus, « Ultimatum » est une charge assassine contre les personnages publics, qu’ils soient politiques, artistes ou intellectuels, contre leur pouvoir dérisoire, leur manque de discernement, leur erreur de n’être qu’une seule et unique personnalité. Car ce texte, ce n’est pas directement PESSOA qui l’a écrit, mais l’un de ses plus célèbres hétéronymes, Alvaro de Campos, également « auteur » entre autres du flamboyant « Bureau de tabac » ou autre « Odes maritimes ». De Campos, le seul hétéronyme de PESSOA qu’il a lui-même « rencontré » alors que les autres ne l’ont pas « connu ».
Car ils sont plusieurs dans la tête de PESSOA, tous écrivent (différemment), possèdent une biographie (PESSOA n’a jamais « tué » de Campos né le 15 octobre 1890 et donc « forcément » mort le même jour que PESSOA le 30 novembre 1935), des convictions, un style d’écriture particulier. Alvaro de Campos débâtit dans ce texte ô combien sulfureux les convictions idéologiques de l’humain possédant un poids dans le monde. Il plaide pour une « réadaptabilité » de la sensibilité, contre le christianisme qu’il oppose à la science, selon lui nécessaire pour parvenir au but ultime.
Puis vient ce qui pourrait être un manifeste, un programme de vie. Et PESSOA/Campos se livre sans toutefois se découvrir trop, mais tout de même : « En art : Abolition du dogme de l’individualité artistique. Le plus grand artiste sera le moins défini et celui qui écrira dans le plus grand nombre de genres avec le plus de contradictions et de dissemblance. Aucun artiste ne devra avoir une seule personnalité. Il devra en avoir plusieurs, chacune consistant en la réunion concrétisée d’états d’âme qui se ressemblent, détruisant ainsi la fiction grossière qu’il est un et indivisible ». Cela vous rappelle quelqu’un, non ?
« S’ils ne veulent pas partir, qu’il restent et se lavent la figure ». La plume est acérée, volcanique, comme dans un excès de nihilisme violent, le texte est clamé telle une agression directe, forte et hurlée sans aucun ménagement, dans laquelle il est question de philosophie, de métaphysique. Ces quelques pages paraissent uniques dans la vertigineuse œuvre de PESSOA dont de Campos est ici le porte-parole, ou plutôt non : PESSOA a inventé ses divers personnages pour leur faire dire ce que lui pouvait personnellement condamner avec force, ou au mieux ce qu’il pouvait éventuellement penser, mais en l’exagérant selon le caractère et la pensée de son hétéronyme. « Ultimatum » semble ne plus avoir été réédité seul depuis les années 1990. Pourtant il est à découvrir, ne serait-ce que pour ce style dynamiteur et irrévérencieux. Pour les propriétaires de liseuse, sachez qu’ils existe en ebook pour la modique somme de 1 (oui, un !) euro.
« Traité de la négation »
Ici trois textes très brefs de PESSOA, visiblement signés de son vrai nom, sont présentés. « Traité de la négation » rédigé en 1916 est la somme des illusions humaines, une profonde plongée métaphysique sur nos racines, nos buts et la présence de Dieu. « Dieu est le Mensonge Suprême », pour déboucher sur le non-être cher à PESSOA (lire entre autres sur ce sujet « Bureau de tabac » de son hétéronyme » Alvaro de Campos).
« Déficience d’imagination des imaginations excessives » écrit en 1915 traite de l’imagination du portugais, notamment dans la littérature et la poésie, et sa thérapie préconisée. PESSOA donne des éléments précieux sur son choix (mais en était-ce bien un ?) de ses hétéronymies rendant son œuvre tout à fait complexe dans ses repères, et conclut ainsi son texte : « L’excès imaginatif du Portugais, qui lui est si préjudiciable, ne peut être soigné qu’au moyen d’une culture de plus en plus grande de l’imagination portugaise. Eduquer les nouvelles générations par le rêve ou la rêverie, par le culte prolixe et maladif de la vie intérieure, revient à les éduquer pour la civilisation et pour la vie. Outre qu’il est facile et agréable, le traitement offre des résultats assurés ».
« La tendresse lusitanienne ou l’âme de la race » de 1915 est un texte de quelques lignes sur le patriotisme par la tendresse de la poésie. PESSOA n’a jamais caché ses élans patriotiques voire nationalistes.
Le volume se clôt sur un fort instructif texte d’Inès OSEKI-DEPRÉ de 1994, par ailleurs traductrice de ces trois articles en portugais. Dans son « Génération Pessoa », elle expose le cas de l’hétéronymie chez le poète portugais dont elle voit le dédoublement de sa personnalité dès 1914, tout en ajoutant qu’il a cependant déjà écrit sous différents pseudonymes en anglais et portugais dès 1903 dans une seule et même revue. Selon elle, chez PESSOA le but de l’humain devrait être de devenir tous ses contraires, comme il l’a fait dans son long travail de généalogie fictive. Ce recueil est d’abord paru article par article dans la revue « La République des Lettres » en 1994 avant d’aboutir sous la forme ici présentée en 2012. Il est un marchepied pour découvrir l’œuvre d’un génie de la littérature mondiale qui a su brillamment, sa vie durant, brouiller les pistes (mais encore une fois, avait-il le choix ?).
(Warren Bismuth)
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